Le linge sale de l’ENL

Crise de la quarantaine

Jack de L'Error a basculé. Il a franchi les quarante balais. Mais il est encore debout, le regard toujours fixe. Il danse, avec un gobelet rempli de pils, sur un dancefloor stroboscopé, devant des enceintes crachant de l'acid house. Ses oreilles semblent s'agrandir au rythme des basses répétitives mi-informatiques, mi-industrielles. La scène aurait pu se passer n'importe quel vendredi soir à Lille, à la musique près. Mais l’ivresse de cette nuit-là, avait une coloration magnétique. Nous sommes début juillet 2022, à quelques pas de la Meuse. C’est au cœur d’une propriété campagnarde perdue dans les premières vallées des Ardennes, que le Directeur a convoqué sa « famille », comme il ne cesse de le répéter depuis son premier verre, un whisky japonais acheté à l'époque où il se voyait plus en samouraï qu'en reporter, une éternité.

 

Un léger break dans la musique semble produire une étincelle dans ses yeux. Il reprend son équilibre. Regarde son verre. Bois une gorgée. Une longue gorgée. Il éloigne le gobelet vide de sa bouche. Refixe ledit gobelet. Le pose sur l'enceinte. S'essuie la bouche d'un revers de poignet. Sa mâchoire gigote. Ses yeux, mi rouges mi bruns, dessinent une envie, une idée, peut-être même une ligne, au moins éditoriale. Son bras se lève. La mécanique de son visage se déploie. C'est le moment :

«  Ecoutez ! semble-t-il crier. J'ai besoin de vous parler… enfin, le Directeur a besoin de...

‒ Putain tu fais chier Jack !!! Ça fait cinq fois que je te dis de pas poser de verre sur les enceintes ! Bordel c'est une location ! Tu comprends ? Si y’a un pet de merde dessus, c'est la merde tu comprends !? »

Celui qui vient d'interrompre le Directeur n'est autre que le DJ, un sous-fifre stagiaire dépourvu de tout respect. Et ce n'est pas un détail.

« Quoi ? Mais de quoi tu me parles là ? C'est moi ! Jack de L'Error ! C'est moi qui t'ai fait ! Tu ne serais rien sans moi et je t'ordonne de... » La voix du Directeur est coupée par la reprise bruyante de la musique, les gens ne se sont aperçus de rien.

Jack, plus fébrile que jamais, scrute l'horizon. Il cherche un point d'appui. Il essaye d'alpaguer Jean Mouline qui l'embrouille direct sur un sac supposément volé, en réalité simplement égaré. Il appelle en vain Esteban, mais celui-ci est trop occupé à détailler ses nouvelles aventures cinématographiques à des stagiaires émerveillés. Jack se tourne et se retourne. Il aperçoit Elle Hache, inatteignable : les yeux rouges, celle-ci est en train de couper des bûchettes sur un billot. Il suffoque. Cherche un autre point de fixation. Comme une lueur dans ce sombre tunnel, il voit le Docteur Kasoif, assis sagement sur un tabouret... en train de lire ! Il s'approche, et le toise silencieusement jusqu'à ce que le doc' daigne lever les yeux.

«  Quoi ?

‒ Qu'est-ce que tu branles doc' ?

‒ Bah, ça se voit pas Jack ? Je lis !

‒ Mais tu crois vraiment que c'est le moment de lire bordel !?

‒ Oui c'est le moment ! Je le sens Jack, c'est comme une révélation : je veux être Fred Barthélémy ! hurle alors le doc', envoyant au passage quelques postillons bien fournis dans la face de Jack. Il retourne le livre de ses mains pour montrer la couverture au Directeur.

‒ Ah, je vois. La Mémoire des vaincus, héhé ! Michel Ragon ! Mais dis-moi, doc', tu te radicalises héhé ! Tu nous ferais pas une petite crise de la quarantaine toi ? Comme un p'tit besoin de te refaire une jeunesse ?

- Non Jack ! Figure-toi que c'est réfléchi, et même bien pesé : Bruegel m'a envoyé une vidéo pour ton anniversaire. Je n'aurais pas dû mais je l'ai regardée avant de te la donner. J'ai eu un choc, une révélation. Désormais, ma vie sera Révolution ! »

Sur ces belles paroles, le doc' dégaine son smartphone, entraîne Jack dans un recoin et lance la vidéo.

« Oh bordel » sont les premiers mots sortis de la bouche du Directeur. « Mais qu'est-ce qu'il veut dire ? Je pensais qu'on avait fait la paix pourtant. » Après un silence de quelques instants, Jack regarde le doc', le regard habité : « J'ai soif ». Instinctivement, il se détourne de l'éternel stagiaire et se dirige vers le bar. Alors qu'il s'apprête à se servir une nouvelle pils, il sent un objet contendant lui frôler le visage. L'objet en question s'écrase par terre et, suivant le chemin inverse de son arrivée pour savoir qui quoi comment on a pu mettre en péril sa vie, le viseur de Jack tombe sur... Capitaine Cœur-de-Bœuf. Comme accablé par le destin, Jack laisse couler tranquillement le jus dans son verre. Il prend une gorgée, puis deux. Il repose le récipient, se dirige vers la sono où il saisit de force le micro, éteint ladite sono, et monte sur une chaise :

« Écoutez bande d'ivrognes, j'en ai ma claque de cette bande d'imposteurs que vous êtes tous. Oui, si je vous ai convoqués aujourd'hui, c'est pour vous annoncer une grande nouvelle, un grand changement. Notre École, notre prestigieuse institution, notre ENL à laquelle j'ai consacré toute ma vie, bref : Notre École doit se renouveler ! J'entends ici les uns qui me traitent de vieux con, j'entends les autres qui veulent faire la Révolution, je reçois des menaces à peine voilées par vidéo ! Et bien qu'il en soit ainsi, je ne démissionnerai pas ! Et désormais, dès aujourd'hui, je trace un nouveau sillon pour l'ENL. Ce sillon, c'est son destin naturel. Ce sillon, je le dis en un mot, c'est l'É-D-I-T-O-C-R-A-T-I-E ! »

C’est le silence dans l’assemblée. Les regards se croisent sans se rencontrer. Esteban, vexé d’avoir été coupé, crache par terre en lâchant un « puta madre ». Cœur-de-Bœuf tente de lever le bras mais s’écrase contre la baie vitrée. Elle Hache coupe toujours ses buches et marmonne un « On verra bien ». Là-dessus, surgi de nulle part, Jean Mouline casse la perplexité générale : « J’ai retrouvé mon sac ! J’ai retrouvé mon sac ! » Il l’ouvre. Ses yeux s’éclairent. Doucement, très doucement, il sort un manche au bout duquel une affiche est collée de façon artisanale. Le message est clair, on peut y lire :

Personne ne semble comprendre ; sauf Jack, qui reprend la main.

« Oui chers élèves, je vous ai compris ! Vous m’avez compris ! Désormais notre avenir se scelle dans ces onze lettres :

É

D

I

T

O

C

R

A

T

I

E

» 

Nouvelle saison de l’École Néogonzo de Lille (ENL) : ALL COLOMB ARE BASTARDS - ou comment le 43000 a dépassé GOT

Eldorado® : La polémique ACAB enfin résolue ?

Alors que toute la jet set culturelle lilloise, de Martine Aubry à Didier Fusillier en passant par le syndicat ‒ rôti ‒ Alliance & Carrefour Market™, s’interrogeait sur l’origine du ACAB ornant une fresque réalisée en face du Flow par le collectif Tlacolulokos, nous avons reçu un communiqué, écrit à moitié en hiéroglyphes et en dessins d’enfants, dont la traduction a nécessité plusieurs semaines de travail acharné. Si le sens du message n’est pas tout à fait clair, les plus fins experts de l’ENL  sont unanimes : il s’agit bien d’un message – codé – d’Esteban himself, le guérillero patenté et désormais légendaire du navire 43000.

« Mes tré chers amig@s y compagner@s de l’École Néogonzo de Lille,

Yé vous écris dépuis les catacombes de la grandé cathédrale de Tenochtitlan ! Yé trouvé la sépoultoure des grandés jeffes de l’empire aztèque… yé cherché… yé creusé… yé cherché… Yé fé ouné grandé découverte et yé peux le certifié mainténant : yé troubé l’origine, la béritable ourigine et lé béritable sens dé l’acronymé ACAB, yé veux dire bordel A, C, A et B !

Tout é bueno, cé sour, sauf le C. En vré, lé C dé ACAB servé, ché les Aztèques lettrés, à désigné ces enfoirés dé coulonisateurs et autros évangélistas d'Espagnoles ! Il faut donc compréndré :

"All Cortes Are Bastards", ou encore "All Conquistadores Are Bastards", ou encore "All Colomb Are Bastards". »

Cette version traduite a été réceptionnée par Félicien Pirson, jeune stagiaire trouvé sur Internet via une agence spécialisée dans la technique de surface. C’est en découvrant les locaux abandonnés de l'ENL, recouverts d’une poussière épaisse, jonchés de morceaux de pizza séchée, des éclats de bière sur les murs et des papiers, des papiers partout, qu’il tomba sur ce message. Ne sachant quoi, il décida de l’envoyer à la première adresse disponible. Le hasard désigna Jack de L'Error – directeur déchu et ressuscité, on dit qu'il apparaît, de temps à autre, dans des grosses teufs électro, jusqu'au bout de la nuit pour « voir le jour éclore » –, grâce une de ses cartes de visite qu’il affectionnait tant, coincée au fond d’un grille-pain.

Une seule personne savait précisément comment Jack de L'Error occupait ses journées. Il s’agissait de Bruegel de Bois, toujours attentif aux escrocs citoyennistes, le seul en mesure de dévoiler la véritable identité de Jack. Lassé des querelles intestines, ce dernier s'était dessiné un destin pour son leadership contrarié : la politique. C'est ainsi qu'on vit apparaître parfois des affiches, des tracts et même des stickers avec la signature « The Power of Light ‒ Votez Pour Moi ». Jack de L’Error ambitionnait de devenir maire de Lille. Et Bruegel, de trancher : « Jack, maire de Lille ? Je m’apprête pour la première fois à voter pour Martine Aubry… Tout sauf Jack ! »

Quoi qu’il en soit, quand Jack reçut la confirmation qu’Esteban était bel et bien en vie, son sang fit 43000 tours ‒ évidemment. Dans la minute, il bombarda une missive, par mail, à tous les médias et tous ses contacts qu’il conservait comme un butin de guerre. Voici son texte :

« "ALL COLOMB ARE BASTARDS"

En ce mois de juin 2019, l'ENL, par la grâce de son directeur, Jack de L'Error, renaît pour une nouvelle saison. Jon Snow n’est qu’un petit joueur. »

Hormis ces étranges propos, Jack de L'Error n'a communiqué que trois autres mots, soulignés : « TOUT EST PARDONNÉ ».

Selon Bruegel de Bois, opposant éternel, « la méthode de la Direction est claire » : mobiliser tous ses anciens élèves pour participer au festival Eldorado de la mairie lilloise. Pour d'autres, comme Félicien Pirson qui s’est jeté sur le terrain des gilets jaunes, c'est une allusion explicite à l'ancien et l'actuel ministre de l'Intérieur. En tout cas, déjà quelques sous-médias se sont enflammés dans les sous-réseaux du dark web. De quoi remuer le Directeur : « Si nous gagnons ce grand concours culturel, le pouvoir municipal pourra trembler », prête-t-on à Jack de L’Error dans les rades wazemmiotes qu'il fréquentait lors de ses premiers papiers.

En attendant, Jack de L'Error a réinvesti ses bureaux et a introduit Félicien Pirson comme un fils. C'est Pirson lui-même qui reçut, par courrier postal avec accusé de réception, une réponse déconcertante de Bruegel de Bois. Un petit papier rouge sur lequel était écrit, en lettres noires et capitales : « All COLOMB ARE BASTARDS ? OK ».

L’ancien directeur veut redevenir "un journaliste normal" et met en garde les élèves contre Bruegel de Bois et "ses chiens de garde"

• Hier, pour la première fois depuis son exfiltration de Belgique et l’abolition de son poste, le désormais ancien directeur de l’ENL s’est présenté dans les locaux de l’école. La plupart des élèves étaient au travail, et tous ont pu constater le bon rétablissement de M. de L’Error. Souriant et bien portant, barbe et crâne entièrement rasés, il n’avait d’étrange que son accoutrement : une grande tunique blanche fixée à l’épaule droite et descendant jusqu’aux cuisses, dans le dos de laquelle était brodé, en gros caractères, « Périclès » au-dessus du numéro 10. Mais bon, dans l’ensemble, ça allait. Selon les témoignages que nous avons récoltés, M. de L’Error est entré avec une cigarette aux lèvres en s’écriant : « Bonne année ! » Puis, après avoir jeté un gros paquet de notes de frais sur la table du secrétaire, il s’est dirigé vers son bureau comme si rien n’avait changé, dans sa vie et dans celle de l’école. Évidemment, depuis son retour à Lille, personne ne lui avait appris sa nouvelle condition, c’est-à-dire sa propre abolition en tant que directeur. Et personne, hier, de peur de provoquer sa colère, n’a osé l’arrêter pour lui expliquer la disgrâce dont il avait été frappé en son absence. Comprenez que la situation était délicate. Certains, comme le Signore Guzzi, ont tenté de se carapater, prétextant de fausses excuses – en l’occurrence, « un article très important à finir pour une grande revue italienne de sciences politiques ». D’autres, comme Elle Hache, se sont préparés à l’action, et à l’organisation d’une résistance, au cas où l’ex-chef voulait redevenir chef. Mais de tout cela, M. de L’Error n’a rien vu et, comme nous le disions, il s’est dirigé vers son ancien bureau – le Bureau triangle.

Ouvrant la porte, l’ex-directeur est alors tombé sur Bruegel de Bois, toujours blond mais avec une boucle d’oreille en plus, une casquette kaki sur la tête, en train de fumer un cigare cubain et de jouer au golf. À partir de ce moment, les témoignages se contredisent, mais tous confirment avoir entendu des cris, des insultes, et la porte claquer violemment, faisant tomber le portrait du regretté Bertoni qui était accroché au-dessus de l’entrée. « C’était chaud », se souvient Esteban, « franchément y’ai même pas envie dé té dire cé qué y’ai entendou tellement c’est dégueulasse ». Quoi qu’il en soit, après cette altercation, il n’y a plus eu un bruit, ou presque, pendant une bonne demi-heure. Personne n’est en mesure de restituer ce qu’il s’est passé dans le bureau. Mais on imagine aisément ce qui a traversé les esprits de MM. de L’Error et de Bois. L’un se sentant trahi, spolié, souillé, renversé. L’autre mal à l’aise et ne pouvant assumer ses actes, devant l’ami de naguère dont il avait pris la place. Finalement, les deux hommes sont sortis du bureau, dans le calme et de façon solennelle. Dans la salle de rédaction, ils ont improvisé une sorte de conférence de presse. La tension était palpable, quelques fronts perlaient de sueur froide. Les seules, peut-être, qui gardaient les pieds sur terre, étaient Mad et Mar. Les jumelles, nouvelles recrues, mues par de nobles idéaux, percevaient dans cette situation un parfait sujet de reportage vidéo et, en toute conscience professionnelle, l’occasion rêvée de monter en grade dans l’école. Elles filmaient donc la scène mais, pour une raison inconnue, ont refusé de nous transmettre leurs enregistrements.

Prenant la parole en premier, M. de Bois s’est exprimé en ces termes : « Mes amis, mes camarades, M. de L’Error et moi-même vous souhaitons nos meilleurs vœux et, surtout, de parvenir à remporter, enfin, le prix Pullitzer… » On a entendu quelques ricanements ou rires étouffés. Et, d’un coup, l’ancien directeur est intervenu : « Bon, ça va, Bruegel, on s’en fout de ton prix à la con. Alors, tout le monde, écoutez-moi. Bruegel vient de m’expliquer que vous avez osé abolir mon poste de directeur. Je dois dire que ça me pendait au nez et, à vrai dire, je crois que je m’en fous complètement. Oui, je vous le dis, je veux redevenir un journaliste normal… » Un élève, dont on taira le nom, a crié « Espèce de Francis Hollande ! Social-traître ! », puis a lâché un énorme mollard glaireux. Il n’en fallait pas plus pour enflammer l’assistance, et réveiller des velléités révolutionnaires d’un autre âge. Capitaine Cœur-de-Bœuf, par exemple, s’est emporté : « Camarades ! Camarades ! 1917 ! 2017 ! Camarades ! 1917 ! 20000000000017 ! C’est cette année ou c’est jamais ! » Bref, c’était le bordel.

Profitant de la confusion et de l’énervement ambiant – les conditions idéales –, l’ancien directeur a élevé la voix, et les mains, comme pour calmer la foule : « D’accord ! C’est entendu ! Je vous ai compris : je me retire de la vie politique. Mais je garde un œil vigilant sur l’école. Et je peux déjà vous alerter de la menace qui pèse sur elle dès à présent. En m’abolissant, vous pensiez peut-être… [ricanant]… vous pensiez peut-être enfin réaliser votre rêve inepte de "commune libre de l’ENL"… Eh bien laissez-moi vous dire que vous vous foutez le doigt dans l’œil ! » Un silence dérangeant s’en est suivi. Cherchant à le stopper, M. de Bois a posé une main sur l’épaule de M. de L’Error. Ce à quoi le dernier a rétorqué en pointant du doigt le premier : « C’est lui votre problème, maintenant !  Je vous le dis, oui, méfiez-vous de Bruegel et de ses chiens de garde ! Ils sont une menace pour notre école si prestigieuse ! Je vous le dis, De Bois c’est Manuel Valls ! » Les uns ont regardé les autres, et inversement, se demandant quoi faire. Une rumeur est montée, puis des cris, des coups, de coudes et de pieds, des prises au sol, des chaises volantes, la baston était générale.

Quand le calme est revenu, les dégâts étaient considérables. MM. de Bois et de L’Error avaient disparu. Encore une fois, tous les témoins ne sont pas d’accord, mais il semble que l’un – probablement De Bois – se soit enfermé dans le Bureau triangle, et que l’autre – sans doute De L’Error – ait discrètement quitté les lieux pendant la bagarre. Depuis, tous deux restent injoignables et l’ambiance de l’école est délétère. Tout le monde semble se méfier de son voisin et reste sur ses gardes. Ainsi, pour celles et ceux qui comptaient aborder la nouvelle année avec sérénité, paix et amour, il est clair que leurs plans ont d’ores et déjà foiré. •

Communiqué de l’ENL : « C’est certain maintenant : Sète est un reportage sauvage »

• L’ex-Directeur de l’École Néogonzo de Lille (ENL) étant toujours alité, les élèves n’ont pu lui annoncer de façon officielle l’abolition de son statut de Directeur – et c’est pas plus mal. Néanmoins, après plusieurs nuits de travail acharné sur le manuscrit qu’il a transmis à Esteban, les analystes de l’ENL sont maintenant formels : ledit manuscrit est bel et bien un reportage sauvage datant de l’été 2014. L’étude des grains de sable permet de situer sa rédaction sur les bords de la Méditerranée – plus précisément à Sète –, tandis que les différentes taches d’alcool valident l’idée d’une consommation alcoolique excessive des plus diverses (bière, vin, pastis, whisky, etc.).

Étrangement, la lecture des premiers éléments de l’écriture gribouillée de Jack de L’Error a provoqué des réactions physiques très particulières chez les élèves. Bruegel de Bois – qui a arrêté de boire, on ne sait plus très bien pourquoi – a eu des haut-le-cœur, puis a vomi son repas du midi en expliquant qu’il avait « le mal de mer ». Après quoi, inexplicablement, Il Signore Guzzi s’est mis à se racler l’arrière-train en entonnant des chants partisans italiens – et oui… À peu près au même moment, le Capitaine Cœur-de-Bœuf a commencé à insulter tout le monde en affirmant qu’il allait se « gaver de poulpe ». Quant à Esteban, il semblait… ailleurs. Littéralement scotché devant un écran où défilaient des photos floues et des vidéos mal calibrées, il écoutait en boucle la « Supplique pour être enterré à la plage de Sète » de Georges Brassens.

Quelques jours plus tard, Esteban accompagné de Bruegel et Guzzi ont déboulé avec grand fracas à l’école. Mad, noctambule taciturne, nouvelle recrue évidemment d’astreinte, raconte : « Ils sont arrivés comme des gros débiles. C’est quoi ces mecs, sérieux ? Le 43000, c’est un truc de gros cons de mecs ! Il est temps qu’ça change. » Puis d’embrayer : « Pourquoi ils sont venus ? Esteban – qui, soit dit en passant, avait les yeux éclatés, grave ! – m’a filé une clé USB. Et m’a dit, texto : "poubliez ça très vite, poubliez cette vidéo, vite ! Nous, on s’ouccoupé dé Jack, tou té s’ouccoupé dé la vidéo, oké ? Dans dix jours, on poublie soun foutou reportagé !" » •


Communiqué de l’ENL : « On a retrouvé le Directeur »

• Depuis plusieurs semaines, les meilleurs limiers de l’école étaient sur la trace du Directeur, disparu il y a deux ans. On savait la nouvelle imminente, et aujourd’hui nous sommes en mesure de le confirmer : nous l’avons retrouvé.

C’est Esteban, guérillero de renom, qui a mis la main dessus. Intrigué par une voiture rouge recouverte d’herbes folles, au bord d’une route de la campagne belge, il s’est approché et a reconnu illico la mythique 309 « bestline » 1992 du Directeur – « Ma qué sé la baleine rouge ! » s’est-il exclamé. Selon lui, « Jack se terrait dans oune monastère abandonné dou Brabant wallon et il avait oune sale gueule ». Cheveux et barbe longs et sales, visage émacié, vêtements déchirés et malodorants, Esteban ne l’a d’abord pas reconnu. Le Directeur occupait la seule pièce qui disposait encore d’un toit, même s’il menaçait de s’effondrer. Il était recroquevillé à côté d’un feu. Autour, le sol était jonché d’os et de restes d’animaux divers. Forcé de se rendre à l’évidence, Esteban a essayé de lui parler, mais le Directeur restait mutique, ne levant pas les yeux, comme s’il était devenu sourd. Au bout d’un moment, il a regardé Esteban, son visage s’est contracté et il s’est mis soudain à crier : « Putain de merde ! Mais putain de merde ! Mais quels cons ! Mais quelle bande de cons, bordel de merde ! Fait chier ! » Esteban lui a alors prodigué deux paires de claques, ce qui l’a fait taire mais aussi projeté au sol. En se relevant, le Directeur a saisi un paquet de feuilles à côté de lui et l’a tendu à Esteban. Puis ce dernier l’a attrapé au corps pour le remettre debout, le conduire à sa voiture et le ramener à Lille. Toujours silencieux, le Directeur n’a pas protesté.

Esteban l’a déposé chez lui, où il s’est endormi aussitôt sur son canapé. Évidemment, il ne lui a pas annoncé l’abolition récente de son poste de Directeur : « Il faut attendre », explique Esteban, « dans son état ça pourrait lé touer ». Le document récupéré est en ce moment-même examiné de près par les analystes de l’école. Mais il semblerait qu’il s’agisse d’un manuscrit d’une vingtaine de feuillets quasiment illisibles, bouffés par le sable et tâchés de whisky. « C’est peut-être un reportage », confie Bruegel de Bois, « mais il faut rester prudent. On en saura plus dans pas longtemps. » L’enquête suit son cours. •