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"On manque de tout sur Calais". Aux confins de la chronique, entretien avec Sophie Djigo

Nous pensons l’amitié, donc nous sommes. Quand j’ai commencé à lire le livre de Sophie Djigo, Aux frontières de la démocratie. De Calais à Londres sur les traces des migrants (Éditions Le bord de l’eau, 2019), je ne pensais pas en arriver à réfléchir autant sur l’amitié. Pourtant, si on veut sortir la tête et le poing hauts de cette merde de confinement, et plus généralement de ce qui nous oppresse, c’est l’amitié, cette vertu politique, qui nous y aidera.


(Un jour de mars, ou un jour d’avril, je ne sais plus bien distinguer les « jours sans fin ».)

« Salut Pa ! Alors tu te reposes ! Tu dors bien ?

‒ Ah ça oui ! Je fais des grosses siestes !

‒ Tant mieux ! T’es pas retourné au boulot ?

‒ Non. Hier j’ai reçu un texto de la CAPEB [syndicat des PME du BTP]. Ils disent qu’ils ont trouvé un accord avec les sept ministères et nous incitent à reprendre les chantiers !

‒ Sérieux ? Tu vas faire quoi ?

‒ Pour l’instant rien. On attend, on n’est même pas sûrs de pouvoir être indemnisés. Puis reprendre les chantiers ça veut dire quoi ? Quand on va bosser, on y va en camion, on est deux ou trois dans l’engin, c’est pas sain.

‒ C’est clair ! Vaut mieux que tu restes à la maison ! T’as qu’à préparer tes papiers de retraite !

‒ C’est compliqué tu sais. Les bureaux sont fermés en plus. Franchement, ils me dégoûtent tous, là, ces politiques. Ils te sortent des grands discours et c’est aussitôt dit, aussitôt oublié ! Bref… ça va les enfants ? »

Oué, Pa, ça va les enfants. C’est ce que je répète à mon daron tous les deux jours depuis maintenant trois semaines, ou un mois, je ne sais plus bien. Bonne nouvelle : le compagnon de mon ex est sorti d’affaire, mais j’ai du mal à dire à mon père la peine que je ressens à me tenir à distance de mes enfants, à les regarder en chien de faïence sans pouvoir nous toucher ni même nous rapprocher.

J’ai laissé tomber ma discipline d’écrivant dans l’égout du quotidien. Ça m’avait pourtant plu de tenir un journal de confiné. Par contre, j’ai gardé le réflexe de me couper des réseaux et de ne pas m’abrutir de nouvelles en veux-tu en voilà. Trop d’informations, de stats, de témoignages, comme l’impression de voir le monde tel un aquarium derrière mon écran et ses fenêtres.

Un truc que j’oublie pas de faire, c’est appeler les miens. Je lance des sondes. Je m’inquiète de Jack, qui n’a plus que ses paranoïas pour terrain de reportage. J’appelle Doc Kasoif et lui envoie du gros son pour qu’il puisse danser et rêver à son prochain coup de foudre. C’était à prévoir, Capitaine Cœur-de-Bœuf nous fait une couvade : à force de s’empiffrer devant ses quinze listes WhatsApp et Twitter, notre community manager s’engraisse et angoisse. 

Je contacte ma pote et ses enfants fiévreux. Ça va mieux. Elle a pas le temps et m’enchaîne direct pour me parler des Guinéens qu’elle héberge chez elle. Elle fait ça depuis un ou deux ans, via le réseau Migraction59. Elle flippe de se faire contrôler : « Comment je vais faire pour justifier mes 12 kilos de riz moi ? » 

Partout chez nous ?

Cette courte discussion me fait penser au bouquin que je voulais chroniquer il y a quelques mois : Aux frontières de la démocratie. De Calais à Londres sur les traces des migrants, de Sophie Djigo. J’avais assisté à la présentation du bouquin en novembre 2019, à l’occasion de « Citéphilo ». J’avais bravé une pluie dantesque pour faufiler mon micro dans les locaux aseptisés de la FNAC rue du Sec Arembault, afin d’écouter cette femme qui prône une « philosophie sociale du prochain ». Tout se serait bien passé si je n’avais, comme un bleu, oublié de vérifier les piles de mon Zoom H1n. Résultat : je n’avais que huit minutes d’enregistrement et la foutue sensation d’être un toquard.

Pas grave. Je me replonge dans la lecture avec la ferme intention de mettre en avant l’action des bénévoles du collectif Migraction, les hébergeurs citoyens. Ce n’est pas le premier essai de Sophie Djigo sur la question. Je découvre un démontage en règle des politiques européenne et française de non-accueil. Le tout en s’attachant à déconstruire et comprendre le langage associé à la question des exilés.

Cette semaine, je ne sais plus bien laquelle, j’ai donc pris mon téléphone et décidé de m’entretenir avec l’autrice. La question des exilés, des migrants me squatte l’esprit depuis deux décennies. Vingt ans de fortification de l’Europe. La frontière meurtrière. C’est avec les sans-papiers de Lille, leurs « grèves de faim » – une bonne dizaine entre 1996 et 2007 –, leurs manifs hebdomadaires, que j’ai formé ma pensée politique. J’y ai trouvé des amis, j’ai voyagé chez eux, dans leurs pays, j’ai fêté leur régularisation pour ce qui reste comme une des rares victoires collectives que j’ai connues. Aujourd’hui encore, quand je croise des anciens des luttes de régularisation dans les rues de Lille, nous nous étreignons et nous regardons avec toute la puissance d’une amitié politique.

C’est la première fois que je réalise un entretien téléphonique, et aussi con que ça puisse paraître, ça me stresse moi, Bruegel. Je mets des plombes à faire les branchements, à essayer les haut-parleurs, etc. La discussion va m’offrir la possibilité de créer un lien vers l’extérieur et, en ces temps de confinement, ce n’est pas rien. Mais je ne veux pas oublier, je ne peux pas, tout simplement, m’extraire du contexte. La pandémie, le virus, l’état d’urgence, Jack ne me pardonnerait pas de ne pas faire du journalisme factuel au sens strict, à savoir un point d’actualité. Alors, avant d’intellectualiser le propos, j’annonce à Sophie que je veux savoir ce qu’il se passe à Calais, dans quelle situation sont les exilés, comment se débrouille le réseau d’hébergeurs citoyens Migraction59 pour répondre à l’injonction contradictoire du « rester chez soi » tout en allant aider ces personnes en détresse, qui n’ont par définition, aucun « chez soi ». Je lui laisse la parole.

"On en fait des amis pour des raisons politiques, parce qu’on a un ennemi commun"

Jack m’a dit que « retranscrire, ça mettrait plus en valeur ses propos. » Quant à moi, je suis partagé. J’aime la chair et la chaleur données par le timbre et le ton des voix, même avec le son moitié moisi de mon atelier audio. Mais j’aime Jack aussi, c’est mon ami, je lui fais confiance. Je me souviens que c’est lui qui m’a ouvert les portes de l’ENL et du gonzo-journalisme, un soir de décembre alors que je venais de m’embrouiller avec les camarades du journal La Brique. Il m’avait reçu avec toute sa bienveillance teintée de narcissisme : « Écoute stagiaire, c’est moi le chef. Tu vas en chier, surtout que t’as l’air plus doué pour descendre des bières que monter des enquêtes. » Il m’avait accueilli comme il était, et comme j’étais à l’époque, à savoir un exilé.

C’est ce que Sophie Djigo explique, dans le contexte des vrais exilés, quand elle se revendique d’une « philosophie sociale du prochain » :

« Avec cette question de la migration, c'est une philosophie qui fait de l'étranger son prochain. Et pour le faire, il faut le faire en pratique : c'est un travail de relation, un travail d’élaboration relationnelle. À mon sens elle doit être faite pour des raisons qui sont des raisons politiques. Par exemple, quand je reçois deux adolescents qui passent leur week-end sur les réseaux sociaux, ça ne me parle pas. Il ne faut pas se voiler la face : les affinités électives sont tout de même réduites. L’important est de considérer les personnes et de tisser un lien amical. Je revendique cette idée, eux-mêmes utilisent ce vocabulaire. Ce n’est pas au sens romantique où on aurait trouvé des affinités incroyables. Non, parce que de toute façon on reçoit des inconnus chez soi. On en fait des amis pour des raisons politiques, parce qu’on a un ennemi commun. En faisant cela, en organisant cet accueil, on lutte ensemble contre un front qui est bien défini. Ça ne veut pas dire que des affinités électives ne peuvent pas se greffer sur cette relation, c’est possible mais c’est pas ça le cœur de la relation avec l’autre, l’étranger. C’est tout simplement le vivre ensemble.

J’aime bien ce passage d’Aristote qui dit grosso modo que si je ne veux pas avoir d’ennemis dans cette société, il faut que j’en fasse des amis. C’est aussi la base du lien social, du lien communautaire, au sens de la communauté, on a un peu perdu ce mot, l’amitié est aussi une vertu politique avant d’être quelque chose d’affectif. C’est donc ça notre objectif. Quand on reçoit à la maison, on crée une intimité très rapidement et c’est un peu le syndrome de la colonie de vacances. On arrive, on connaît personne et quinze jours plus tard on se promet de s’appeler, etc. Ce qui est touchant pour les hébergeurs, c’est qu’ils font partie des premiers prévenus une fois que les exilés sont passés en Angleterre. Cette activité, ce n’est donc pas rien. Il y a quelque chose qui a été partagé. C’est ce moment de partage, qui a été un vrai partage politique et une création de commun que je trouve très importante. »

C’est bizarre d’être derrière son écran et son portable tout en suivant le fil de la discussion. Je bois de l’eau, je suis serein. J’ai préparé des notes et des questions. Parmi celles-ci, j’avoue à Sophie qu’un passage m’a particulièrement marqué : c’est celui de l’amitié et de la solidarité entre exilés, loin des rixes et des dangers surexposés par certains médias locaux. Je lui demande de confirmer.

« Les amitiés se créent pour des raisons politiques. » Cette phrase résonne fortement et quand je repense à l’équipe d’orchidoclastes de notre équipée néogonziste, tout prend sens. Ce n’est donc pas un hasard si le Capitaine Cœur-de-Bœuf, surgi de nulle part, finit par m’envoyer une brève, toute faite, que je publie telle quelle :

8 avril 2020 : l’un des membres d’Utopia56 (association d’aide aux exilés) à Calais filme un échange avec un policier :

« Maintenant à chaque fois que je vous verrai sur le secteur "centre-ville" en dehors de la ZI des Dunes, vous serez verbalisés. Monsieur, vous avez entendu ça ?

– Non.

– L’Ordre de Malte et le Secours catholique donnent à manger aux SDF. Donc il n’y a plus de problèmes par rapport à eux. La deuxième chose, c’est que le préfet vous a envoyé un mail et vous a demandé de verbaliser… de distribuer sur la ZI des Dunes, donc vous ne ferez pas ça ailleurs.

– Faites votre travail, monsieur.

– C’est ce que je fais.

– Verbalisez-nous, monsieur, il n’y a aucun problème.

– Il n’y a pas de problème.

– Faites votre travail. Par contre, ce que je peux vous dire monsieur, c’est que nous on travaille où on a envie de travailler. D’accord ? Après, vous verbalisez monsieur, mais nous on ne lâchera pas. Allez-y.

– J’ai déjà usé Yann, je peux bien user… Non Gaël.

– Non, vous n’avez pas usé Gaël, il va très bien et vous ne m’userez pas…

– Il ne vient plus en tout cas.

– Non, il est sur Paris et il a autre chose à faire. Ne vous inquiétez pas, vous avez plus coriace. Vous avez son père en face. Et on ne va pas lâcher. Faites votre boulot, monsieur.

– Bonne fin de soirée.

– Merci, bonne soirée messieurs-dames. »

"On ne peut pas tout exiger de l’État et ne rien exiger de soi-même"

Même en période de confinement, même dans la crise qui « annule » le capitalisme, l’État, avec le concours de ses agents de police ou encore certains de ces profs zélés qui se ruent sur le télétravail sans penser au renforcement des inégalités, ne change pas. Un exemple qui me renvoie à cette citation utilisée par Sophie : « Ce n’est pas l’État qui doit changer » ‒ accompagnée d’une autre : « L’utopie politique passe par la réforme de soi. » J’ai envie qu’elle m’explique.

 

« Je pense que la crise actuelle révèle quelque chose de notre part. En France en tout cas, on attend beaucoup beaucoup de l’État. Ça fait pourtant des dizaines d’années que l’on assiste à une casse en règle des services publics, que l’État se désengage de plus en plus de tout un pan de la vie commune, et on le découvre comme si c’était une surprise. Ce que je veux dire, c’est que la gestion actuelle de la crise est un scandale politique ! Est-ce que ça veut dire qu’il faut faire sans l’État ? Je ne dis pas ça, on doit réclamer des politiques publiques. On doit réclamer des services publics de qualité mais en même temps on ne peut pas tout exiger de l’État et ne rien exiger de soi-même. C’est ça que je veux dire, il ne faut pas tomber dans une position passive qui réclamerait que l’État fasse tout parce que de toute façon ça ne marchera pas. Il faut donc s’y mettre soi-même, développer des initiatives citoyennes, se mettre en action. Il y a une ambiguïté et une tension entre la faillite des États, qui pour autant ne justifie pas de renoncer aux politiques publiques, et en même temps l’effort citoyen. On entend beaucoup de choses actuellement sur ceux qui nous gouvernent, etc., mais il y a aussi toutes ces micro-initiatives de gens qui cuisinent pour les dépendants, cousent des masques, etc, bref, toutes ces petites initiatives qui se mettent en place. Et il y en avait avant aussi.

Il faut miser là-dessus et le pouvoir critique qu’on a sur l’État, il ne faut pas qu’il reste de pure forme et dans le militantisme du discours. Le militantisme des mains sales, c’est aussi laborieux. Concrètement : qu’est-ce que je peux faire moi pour agir à ma petite échelle ? On voit bien qu’il y a plein de choses qu’on peut faire. À Roubaix, où je vis, plein de formes d’actions solidaires se mettent en place, réactivées par la pauvreté notamment, ce qui permet aux gens de tenir. Ce n’est pas suffisant, mais c’est déjà ça et c’est un noyau à travailler. »

Alors, qu’est-ce qu’on peut faire, nous, pour changer les choses ? La question est simple, la réponse peut être décourageante. Je vois et j’entends bien tous ces gens qui applaudissent chaque soir. (Un geste qui me met dans des états bizarres, ça m’énerve. Un gros bluff de la Macronie, le genre de truc face auquel le président décale sa sempiternelle, et toujours plus irréaliste, intervention ‒ et parfois j’ouvre une bière et les fenêtres, je balance du gros son dans l’allée, avec le secret espoir que la rue devienne dancefloor… Mais aussi un beau geste de solidarité, que j’aimerais voir prolonger dehors.) Que signifient ces applaudissements, au-delà des mercis ? S’agit-il de se rassurer, ensemble ? De se donner rendez-vous, pour l’après ? 

En tout cas, j’espère toujours que ça portera, que ça laissera des « traces ». C’est pourquoi je demande à Sophie de parler de la politique de la trace, toujours dans le contexte des exilés qui ne sont que les spectres de nos propres hantises et d’une mémoire parfois défaillante.


« J’ai été frappée par la manière dont on représente les exilés, à savoir comme des silhouettes, avec un aspect très évanescent, très fantomatique. Comme s’ils ne laissaient pas de trace, comme s’ils étaient des spectres et donc, ce que je voulais rappeler, c’est la matérialité de l’expérience de l’exil, c’est-à-dire qu’ils sont des corps qui sont là et dont la présence est indésirable et chassée par une très grande violence. En revenant à la matérialité des corps, on se rend compte que l’exil est une expérience qui nous engage nous aussi puisque les gens sont là, et il y a des politiques d’invisibilité pour faire comme s’ils n’étaient pas là, mais ils sont bien là ! Ils font effraction dans nos vies, et ils laissent des traces. Une manière pour les exilés de résister à ces politiques d’invisibilisation, c’est de faire la trace, c’est-à-dire d’occuper le terrain, d’investir l’espace public, soit en se montrant, en se promenant, en activant ce qui leur est nié, à savoir la liberté de circulation, ou en laissant des messages, des graffiti, des choses comme ça. Ou alors, plus symboliquement, en produisant des récits.

À côté de ces traces-là, il y a la politique de traçabilité qu’opèrent les gouvernements. Ces traces-là, ce sont les empreintes. Ce sont les traces des pisteurs que les policiers mettent en action, comme des chasseurs, en prenant des indices dans les camps, en traquant dans la forêt... On est donc dans le suivi de la trace, par les chasseurs, qui vont permettre de nourrir les fichiers comme Eurodac pour contrôler la présence et l’itinéraire des exilés. Il y a donc une dimension positive de la trace et une plus rétrécie, plus négative par le contrôle. »

(Se) raconter, c’est ce que nous essayons de faire, chacun chacune à notre manière, comme on peut et avec ce qu’on a. Nous le faisons ici avec du journalisme sauvage, quand d’autres choisissent de s’exposer. Je vois beaucoup de choses passer sur Facebook ou autres réseaux, ça m’effraye. Être vu, se faire voir, laisser des traces, construire une mémoire. Pourtant… la comparaison est peut-être déplacée, mais les exilés se racontent aussi, dans un récit de soi qui est souvent imposé par la politique de non-accueil, une politique de perdition des États européens que Sophie met en lumière.


« Ce que j’appelle la politique de perdition est très précis et passe par le dispositif policier, le dispositif de dénuement, qui est lié aux traces, et le dispositif administratif. Les exilés sont soumis à l’injonction biographique, c’est-à-dire qu’ils sont sommés de produire un récit conforme aux normes du règlement de l’asile. Ça, c’est pour les demandeurs d’asile mais c’est censé ne pas être opératoire dans le lieu très précis des campements. Ce qui est étonnant, c’est que certains bénévoles, notamment britanniques, souvent jeunes et pas formés, adoptent des postures d’autorité et même de pouvoir, et soumettent les exilés à cette injonction biographique. Ces derniers doivent livrer à de parfaits inconnus le récit de leur tragédie personnelle. Les récits de l’asile sont des récits pleins de souffrance, de persécutions subies, c’est pas le récit des moments agréables qu’on a vécus dans sa vie. Il y a à la fois une curiosité vorace et assez malsaine et en même temps c’est presque une norme parfois dans la relation humanitaire de réclamer ce récit de manière purement unilatérale (car évidemment aucun exilé ne demandera à un bénévole de lui faire part de ses souffrances les plus terribles, ce serait totalement incongru).

Je voulais déplacer la norme et dire que nous n’avons pas à faire comme l’administration et à exiger l’injonction biographique comme le fait le Home office ou l’OFPRA. Il y a les récits contraints, produits pour la demande d’asile, qui sont d’une violence terrible : on parle de preuve, on est censé prouver que notre vie est en danger dans notre pays d’origine. Or quelqu’un qui s’enfuit parce que sa vie est menacée n’emmène évidemment aucune preuve du danger encouru. Il ne peut que se référer à la situation politique globale de son pays. Et donc c’est très difficile d’être dans le registre de la preuve. Il reste donc le récit : ce que dit absolument tout le monde, même les juges ou l’administration, un récit vrai n’est pas forcément un bon récit. Parce que le récit, comme toute production littéraire, a des standards et des normes qui sont celles de la vraisemblance et non celles de la vérité. C’est donc tout à fait aliénant pour les exilés et en même temps surprenant parce qu’ils ne comprennent pas pourquoi la vérité ne suffit pas. C’est terrible, c’est une violence de plus. 

À côté de ce récit contraint, il y a beaucoup d’exilés qui passent à l’écrit, une fois passés en Angleterre, et qui racontent. Qui ont le souci de mettre par écrit ce qu’ils ont vécu, dans leurs langues pour en garder une trace. Mais ils ne sont plus soumis à la norme du récit de l’asile, là ils sont vraiment libres et en position d’auteur, et c’est une manière de retrouver la main sur le périple qu’ils ont traversé, de reconstituer le fil de leur identité personnelle. Pour ceux qui sont moins à l’aise avec l’écriture, les plus jeunes notamment, ils utilisent l’image et en font des sortes de collage qui leur permettent de garder ces mémoires. C’est très important de l’autre côté car très souvent ils ont changé d’état civil ; et pour ne pas se perdre, pour pouvoir joindre le passé et le futur, c’est essentiel d’avoir ces mémoires qui ont nourri l’identité personnelle. »

"La jungle, c’est l’humanisme"

Les mots importent. Ceux que nous utilisons, ceux que les pouvoirs utilisent. Dans ma première chronique confinée, j’avais parlé du travail de Maître George – Orwell – sur le langage. De « La liberté, c’est l’esclavage » de 1984, au « Nous sommes en guerre » d’un Macron martial, ce qu’on nous dit nous influence et nous met en condition. À ces signaux qu’on nous soumet, nous devons répondre par les mots, toujours les mots. Et c’est avec une certaine complicité que j’ai découvert un sous-chapitre du livre de Sophie intitulé « La jungle, c’est l’humanisme ». Forcément je lui en demande plus.

« J’ai constaté que beaucoup de citations de Hannah Arendt sur la violence et le mensonge d’État circulaient ! La gestion de cette crise ne surprend pas, malheureusement, beaucoup de monde parmi les personnes qui s’intéressent aux exilés car le mensonge d’État est utilisé depuis bien longtemps dans ce cadre-là. Il faut se souvenir du discours grandiloquent du président, quelques jours après son élection : "Nous devons accueillir les réfugiés, c’est notre tradition et c’est notre honneur." Et le même jour Gérard Collomb annonçait qu’il n’y aurait pas de centre d’accueil pour ne pas créer d’appels d’air. C’est la schizophrénie entre le discours, le mensonge d’État et la réalité. »

Une autre preuve ? En janvier dernier, j’assistais à la présentation du livre d’Olivier Caremelle, Par simple humanité. L’accueil des migrants à Grande-Synthe (aux Éditions de l’Atelier), à la librairie lilloise Le bateau livre. Caremelle est l’ancien directeur de cabinet de Damien Carême, maire de Grande-Synthe connu pour avoir ouvert un camp humanitaire d’accueil dans sa ville en mars 2016, contre l’avis du préfet. Racontant une scène qui s’était passée autour de septembre 2018, Caremelle donnait une parfaite illustration des propos de Sophie sur le discours, le mensonge d’État et la réalité :

Ce qui se dit et se pratique sur les migrants et les exilés sonne souvent comme une sorte de test qui sera généralisé plus tard à l’ensemble de la population. Rien d’étonnant, pour Sophie, à  ce qu’une certaine novlangue soit utilisée dans le contexte actuel de la pandémie.


« Actuellement, on est dans cette stratégie orwellienne tout à fait éculée mais qui continue d’être utilisée. Par exemple, il faut pas mettre de masques et ça ne sert à rien alors qu’il faut juste assumer la pénurie : il n’y a pas de masque et les gouvernements successifs ont fait le choix de sacrifier tout un pan de la santé. "Nous sommes en guerre" : une guerre contre le virus ? La métaphore est vraiment absurde, qu’est-ce qu’être en guerre contre une maladie ? Ça ne veut absolument rien dire. On est face à des choix de termes extrêmement embarrassants, mais qui ont un double impact : on table sur l’union sacrée nationale, par pur patriotisme on va se solidariser avec la gestion complètement ubuesque d’un gouvernement qui est de toute façon objectivement destitué. C’est une manière de résister à la destitution et l’illégitimation qu’on évoquait tout à l’heure, mais d’une manière grotesque, et ce discours militariste est une manière de couper court à toute discussion : on est en guerre donc c’est pas le moment de parler. Les décisions gouvernementales sont indiscutables. Ce qui est gênant dans ces métaphores, c’est pas qu’elles soient impropres, c’est les effets qu’elles ont. »

En novembre dernier, à la FNAC, malgré mon enregistrement foiré, j’avais réussi à capter cette réflexion :

C’est pour cela, entre autres, que Sophie s’attarde en introduction de son essai sur le premier mot lié à l’imaginaire des migrants bloqués à la frontière calaisienne : la « jungle ». Un mot qui n’a rien d’anodin. Un mot qui dit beaucoup de l’idée qu’on se fait de l’autre, de l’étranger, de la personne « illégale », comme certains en ont fait leur vocabulaire. Politique d’invisibilisation permanente, de déshumanisation et d’ensauvagement : « Tout est fait pour que ces jeunes garçons dérapent, deviennent les bêtes sauvages qui vivent dans la "jungle". » Je suis d’accord avec ses idées, et comme qui se ressemble s’assemble, je ne suis pas surpris que Sophie Djigo se réfère au Beloved de Toni Morrison, grande romancière américaine, quand l’esclave libéré Payé-Acquitté décrit « une "jungle" métaphorique construite par les conditions de vie politiquement organisées. » Un peu de lecture dans ce monde cassé.

Silence et absence

« Allô Papa, c’est moi. Alors ça va comment ?

- Ça va, ça va, c’est un peu long. Mais avec maman, on a du boulot à la maison.

- Ok, cool. Et le boulot, alors ? Tu vas reprendre ou pas ?

- Franchement, ça devient urgent là. Mais maman est inquiète. Je lui ai dit que je pouvais p’têt aller sur des chantiers où je ne croise personne.

- Euh… oué… mais, tu bosses avec ton associé, vous êtes à deux ?

- Oui on est bien obligés ! Mais on se protégera.

- Ah ? Vous avez des masques ?

- Bah non, mais on se lavera les mains régulièrement. »

J’imagine déjà la scène où les artisans vont devoir poser une chaudière et suer tout en maintenant une distance d’un mètre.

28 jours c’est long. Mes enfants accompagnent le silence de leur absence. J’ai recommencé à les voir quand même, une heure par jour et à distance. Les appels vidéo sont sympas mais c’est plus frustrant qu’autre chose. C’est étrange comme mon cerveau a mis du temps à accepter cette distanciation, tout simplement parce que je ne voulais pas comprendre, ni voir la réalité.

« Normal », me dit mon ami Esteban, lui-même confiné à Bruxelles. « Les gens ne réagissent que lorsqu’ils ont le nez dans la merde ! Et encore… » Jusqu’à quand ? Est-ce qu’avec les beaux ciels bleus sans trace de trainée d’avion, l’air est vraiment plus respirable à Lille ou en France depuis deux semaines ? Est-ce que l’eau de la lagune vénitienne redevenue bleue ou encore est-ce que le temps récupéré sur le travail, est-ce que tout cela nous incitera à tout reprendre à zéro ? Je sais que ces questions inquiètent mes amis, qui ont l’habitude de politiser leurs inquiétudes. Mais les autres ?

Sophie me rappelle que « le risque c’est effectivement, à la fin de ce confinement, de se précipiter pour reprendre l’oxygène de la normale, de ce qu’on a connu avant, et d’oublier ce qu’on vit maintenant, c’est-à-dire une totale illégitimation de ceux qui nous gouvernent. Actuellement, nous assistons à une destitution du pouvoir, qui montre à quel point il n’a aucune légitimité. Il faudrait s’en souvenir. »

Je laisse mon humeur divaguer. Sur mes amis. Ceux que j’ai déjà cités, ou encore ce bon vieux Bertoni qui, j’en suis sûr, au paradis des journalistes, a trouvé une connexion pirate pour pouvoir télécharger toutes les séries possibles. Je pense à De Bavoir, qui doit bien se foutre de nos gueules depuis sa campagne isolée ; à Letartier, toujours en exil, ou encore à à Elle Hache, qui me dirait, peut-être, que mon texte n’est pas assez anglé tout en préparant un cheese cake Ottolenghi. Je pense à Guzzi et Esteban, quand, au volant d’une Picasso blanche, fenêtres ouvertes et lunettes noires de rigueur, entourés des montagnes pyrénéennes, un soir de juillet 2018, nous déchirions l’espace en quête d’un reportage qui ne paraîtrait peut-être jamais, en écoutant en boucle The Blaze. Oui, notre amitié est notre territoire.

Je pense enfin à Mouline qui m’avait offert un recueil d’Apollinaire, Tout terriblement, dans un temps de fête et de révolte. Je l’ai ouvert, Mouline, et j’y ai trouvé la fin de mon reportage.

HÔTEL

Ma chambre a la forme d’une cage

Le soleil passe son bras par la fenêtre

Mais moi qui veux fumer pour faire des mirages

J’allume au feu du jour ma cigarette

Je ne veux pas travailler je veux fumer

Illustration d’introduction : Tetrazepan, Christophe Gadenne