- Catégorie : Reportages
- Écrit par Jack de L'Error
Le logement, droit imprescriptible, c’est l’affaire des irréductibles
« Nous avons vu ton ami à Rome la semaine dernière… un garçon très bien, gentil et tout… » Le type qui me disait ça était chauve et mal rasé. Il portait une paire de lunettes noires. Au milieu de sa lèvre inférieure on voyait une plaie, stigmate des clopes qu’il avait fumées depuis une bonne trentaine d’années. À peine étais-je arrivé devant le palais de justice, au rassemblement des militants de l’Atelier Populaire d’Urbanisme (APU) du Vieux-Lille, que ce mec m’avait reconnu. Me tendant la pogne sans me laisser le temps de faire demi-tour. « Salut, Jack ! »
• Il puait de la gueule, c’était atroce. L’« ami à Rome », ce « garçon très bien » dont il me parlait, n’était autre que Samuele S. Bertoni. Il était heureux de me raconter la délicieuse après-midi romaine qu’il avait passée avec lui. C’est tout à son honneur mais, présentement, je n’en avais strictement rien à foutre. Bordel, je faisais un reportage sur le procès que l’élue municipale Danielle Cattelin intentait à l’APU Vieux-Lille. Je n’avais ni le temps ni l’énergie pour ce genre de conneries courtoises et, en toute conscience journalistique, je lui en ai fait part. Mais le gars enchaîne sur le prochain voyage qu’il compte effectuer, Israël ou Mexique, je sais plus. Bafouillant quelques insanités, je finis par dire d’un ton sec : « Écoute, mec. Je suis en reportage, ok ? Tout est enregistré et tout ce que tu diras pourra être retenu contre toi. On a tort de faire confiance aux journalistes, tu sais. » Ce truc fait toujours son effet, ça calme les imprudents. Prenant des pincettes, il me glisse :
« Tu as un micro caché sur toi ? C’est vrai ?
– T’as tout compris, je lui réponds du tac au tac. Et je te conseille de faire gaffe si tu veux pas avoir le Mossad aux fesses… »
Son visage s’est décomposé, il semblait prendre la chose très au sérieux. Je l’ai laissé ainsi et me suis éclipsé sans plus attendre. Les militants avaient installé une tonnelle sur la pelouse en face du tribunal et déployé des banderoles colorées. Il y avait une vingtaine voire une trentaine de personnes assemblées autour du stand sur lequel des coupures de journaux concernant l’affaire Cattelin/APU étaient exposées. On y lisait que cette élue « non inscrite » – bien qu’ayant accédé à la mairie sur une liste UMP – avait affirmé en plein conseil municipal que l’APU Vieux-Lille était en liquidation judiciaire. « Sources valables » à l’appui, elle s’était servie de cet argument pour contester vertement la subvention d’une association qui, selon elle, fonctionnait « sous perfusion » et dont l’activité serait « discutable ». Manque de bol, Cattelin s’est salement trompée : les finances de l’APU du Vieux-Lille sont au poil, c’est même le tribunal qui le dit. Or, face à cette réalité, l’élue n’a présenté aucune excuse à l’association pour ce qui avait tout l’air d’une « calomnie publique ». Pire, elle continue à mettre en doute sa comptabilité. Cattelin « n’en démord pas », donc, et l’APU « répond avec ses armes ». Quelques semaines après, les militants déboulent « sur le perron de l’hôtel de ville » munis de tracts, de slogans et d’une banderole foutrement envoyée conseillant à l’élue d’arrêter « de baver ». Le reste du récit apparaît dans une lettre ouverte de l’APU publiée dans le dernier numéro de La Brique.
Une lettre qui dit ceci :
« Et puis le 2 décembre, on a sonné à l’APU. C’était un huissier. Il venait nous apporter une citation à comparaître en correctionnelle pour injure publique. […] Mme Cattelin n’avait pas apprécié notre banderole. Elle s’était identifiée à la caricature peinte sur la banderole qui représentait un chien enragé tenu en laisse par Jean-Marie Le Pen. Cet animal furieux figurait pour nous la calomnie, la rage de nuire, la frustration, toute la haine que répand l’extrême droite. Et c’est aux idées véhiculées par ce courant politique que nous font penser les prises de position de Mme Cattelin… »
On annonce que l’audience va commencer, en sixième correctionnelle, salle C. Derrière le stand, un militant me désigne un thermos et me propose un café. Sucre, touillettes, tout est prévu. Occasion d’en apprendre un peu plus sur cette histoire de « citation à comparaître » datant du 2 décembre : « Ils se tapent la honte, me dit-il. La citation nous donnait une audience pour le 14 décembre. Le truc c’est qu’on est concerné par le droit de la presse, et ils n’ont pas respecté le délai de vingt jours nécessaire entre la citation et la comparution. C’est le temps obligatoire pour préparer la défense dans ce genre d’affaires. Donc on n’y est pas allé, la procédure était nulle. » Des fois la justice c’est pas plus compliqué que ça. Un vice de procédure et hop !, vous êtes tranquille. Ça n’a pourtant pas été le cas de l’APU : le 23 février, ils ont reçu une nouvelle citation prévenant d’une comparution le… 8 mars. Le délai n’était toujours pas respecté mais cette fois, aujourd’hui, les militants sont bien présents. S’ils réussissent à convaincre le tribunal de la nullité de la procédure, l’histoire n’ira pas plus loin et Cattelin devra leur rembourser les frais de justice.
Dans la salle d'audience, les militants de l’APU étaient en nombre, occupant les deux premiers bancs. Le tribunal était en train de juger une affaire assez sordide. Un mec défoncé à l’alcool et au cannabis avait agressé je ne sais plus qui parce que, disait le président, pris d’« hallucinations acoustico-verbales » il avait cru que son voisin avait répété à tout le monde qu’il était « homosexuel ». Dure réalité, à laquelle Cattelin n'allait quand même pas se frotter, « alors que c’est elle la plaignante ! » jasait-on à côté de moi. Rien de surprenant à cela. Une autre élue avant elle, Brigitte Mauroy, aussi issue des notabilités locales, n’avait pas fait autrement lors de son procès contre Charlie Hebdo, ce qui avait finalement joué en sa défaveur. Bien qu’absente, Cattelin était toutefois représentée par trois avocats et son mari – lui aussi avocat – assistait à l’audience. Plus tôt dans l’après-midi, le tribunal avait déclaré qu’il acceptait de débattre de la nullité de la procédure et non du fond de l’affaire. Autrement dit, ça allait discutailler sur des points vachement techniques et procéduriers, à coups de codes, de jurisprudences, de lois, etc. Terriblement ennuyeux pour quelqu’un qui ne s’y connaît pas, je dois dire.
« Vous êtes poursuivi pour le délit d’injuuuuuuuuuure par voie de banderole et de tract ». Le président rappelle les faits au prévenu, à la façon de Pierre Bellemare dans ses émissions de faits-divers. Il porte des lunettes au bout du nez et pointe un regard oblique vers le représentant légal de l’APU en fronçant les sourcils. Une vraie comédie : soudain, la sonnerie d'un téléphone portable, un flic de service qui patrouille à la recherche du coupable, « c'est à qui le portable ? » s'énerve-t-il dans l'indifférence générale, l’audience se poursuit. C’est au tour de l’avocate de l’APU de prendre la parole. Hélas, l’acoustique est pourrie. On entend assez bien le président qui trône en face de nous, mais on comprend que dalle à ce que racontent les avocats qui nous tournent le dos. Il y a comme une foutue volonté de faire en sorte que la seule voix audible et remarquable dans ce putain de tribunal soit celle de la justice rendue et définitive. Raison de plus pour le président de soigner sa théâtralité ; la justice est une grande bavarde, donc.
« On n’entend rien, dit ma voisine en se retournant vers moi. Vous avez compris quelque chose ?
– Non, mais faut pas trop s’en faire. Paraît que l’avocate qui défend l’APU est assez coriace et spécialisée dans ce genre d’affaires. »
Celle-ci s’attelait d’ailleurs à démontrer que la procédure était nulle, en rappelant que les délais entre citation et comparution n’avaient pas été respectés. Elle contestait aussi le fait que la partie civile avait « communiqué des pièces au procureur qu’on ne [lui avait] pas communiquées » : « C’est un peu déloyal ! » Pour le reste, je n’ai strictement rien pigé. Ça parlait d’articles de loi, de trucs et de machins. C'était plus que bizarre et soudain après toutes les palabres, le président a annoncé que le tribunal rendrait sa décision sur la question de la nullité dans quinze jours, soit le 22 mars.
Après l’audience, j’ai accompagné les militants de l’APU au bistrot L’Imaginaire. Sur la terrasse, nous avons installé une grande tablée et partagé quelques bières. Le président de l’APU – le seul prévenu, donc, puisque « responsable légal » de l’association – s’est levé pour remercier tout le monde d’être venu. Même s’il était le seul à comparaître, on sentait bien que c’était collectivement qu’ils se défendaient, et collectivement qu’ils combattaient. Bon sang, l’ambiance était bonne, comme dans un banquet de fin d’Astérix ou quelque chose du genre. Je me disais qu’on pouvait carrément compter sur ces gens et que leur combat était essentiel et légitime. En ce sens, leur embrouille avec cette élue paraissait d’autant plus dégueulasse. « Discutable », leur activité, disait-elle. L’APU, c’est un petit village d’irréductibles personnages hauts en couleur, qui défendent les locataires contre les propriétaires véreux depuis la fin des années 1970. L’association devrait être déclarée d’intérêt public et décorée de la médaille de la ville. Au lieu de ça, une élue du conseil municipal de Lille lui fait un procès pour le coup vraiment « discutable ». Ceci dit, il faut savoir que Serge Cattelin, son mari, a fondé l’association SOS Locataires à Lille. Une association de droite, genre catho, sans doute peu encline à partager le terrain avec l’APU. Derrière une banderole prétendument injurieuse peuvent bien se cacher d’autres causes, plus profondes. N’empêche, il en faudra plus pour les impressionner. Nous trinquons, bavardons, sourions. Ici c’est à l’ancienne et c’est du solide. Avant de repartir, j’apprends qu’une manifestation est organisée le samedi suivant. « Mardi 15 mars, c’est la fin de trêve hivernale », me dit-on, les expulsions locatives vont reprendre, et les Ateliers Populaires d’Urbanisme se mobilisent, comme chaque année.
Coïncidence ou pas – coup du sort ou coup du Mossad ? –, j’ai reçu un coup de fil de ma banque deux jours après. Le virement pour mon loyer ne pouvait pas passer, m’a-t-on appris, mon compte était à sec. Ceci allait me coûter vingt méchants euros de frais bancaires. Dans ma gueule ! Y’a des mois plus difficiles que d’autres, mais c’est pas grave : ça m’est déjà arrivé, mon proprio comprendra. Contrairement à d’autres, il ne m’a jamais emmerdé pour ça. Cependant cet appel m’a tout de suite fait penser à l’APU et à sa manifestation. J’ai voulu en savoir plus sur ces expulsions et tenais à marcher, solidaire, aux côtés des irréductibles. Le samedi 12 mars, donc, rendez-vous était donné à République. Sur la route, je tombe sur un jeune homme à vélo, portant un drapeau noir, un anarchiste dont la tête me disait bien quelque chose. Je le salue et lui demande s’il se rend à la manifestation. Lui me dit que oui, que son organisation, le GDALE, a signé l’appel des APU. Certainement à cause des litres de bières que j’avais ingurgités la veille, je me prends soudain les pieds dans son drapeau. « Putain il me fait chier ton drapeau de merde ! » que je gueule un peu brusquement. Et lui de me répondre, calme et assuré : « Tais toi, c’est le deuil de la liberté ». Je ne sais pas ce qu’il voulait dire par-là, j’ai donc fermé ma gueule. Puis au bout de quelques minutes, il a repris un ton très enjoué :
KRST
« T’as vu… euh ? T’as pas vu ? me demande-t-il.
– De ?
– Ce qui se passe aux États-Unis, là, dans le Wisconsin ?
– Non.
– Une de ces grèves, mon gars ! Une de ces grèves de ouf ! Ils ont un gouverneur républicain qui a été élu y’a un an. Il est arrivé, il a fait plein de cadeaux aux riches et genre six mois après il a fait "on vit au-dessus de nos moyens, j’taille dans le budget de la santé, l’éducation, j’limite le droit de grève". Le mec a fait razzia sur tout. Y’a eu des manifs dans la capitale à Madison, et là depuis trois semaines ils campent dans le capitole à 22 000…
– À 22 000 ?!
– À 22 000, ouais. Les flics refusent d’intervenir pour les déloger en disant "Non, non, nous on intervient pas, ça risque d’être dangereux pour nos hommes"… C’est au cœur de l’empire que ça se passe, mec ! »
Sur le « Parvis des droits de l’homme », à République, environ 200 personnes étaient présentes. Banderoles, tracts, les militants prenaient le micro pour expliquer les raisons de cette manifestation et appeler à la mobilisation contre les expulsions. Il y avait des gens de tous horizons, de tous âges, de toutes origines. C’était un rassemblement au vrai sens du terme. « On vit quand même en France, déclare un militant. Quand vous voyez que y’a des gens qui vivent avec les rats, avec les souris, qui vivent vraiment dans des conditions inqualifiables, on se croirait dans d’autres régions plus reculées. On doit pas vivre comme ça en France ! » Et d’interroger : « Pour quelqu’un qui gagne 800 euros par mois, est-ce qu’il faut penser à remplir son frigo ou payer son loyer ? » La réponse est claire, on pense d’abord à bouffer. C’est d’ailleurs ce que j’ai dit au téléphone à mon banquier qui ne s’est pas gêné pour me voler vingt euros. Le cortège s’est mis en branle pour s’engouffrer dans la rue de Béthune. C’est quelque chose à voir, un groupe de furieux irréductibles, fermement décidés à se faire entendre, au beau milieu d’un samedi après-midi dans la rue la plus commerçante de Lille. C’est joyeux, ça vibre, ça vit méchamment. Devant un immeuble empli de logements vacants, on s’est arrêtés. Les gens se sont assis et ont commencé à chanter, à tue-tête, en pointant l’immeuble honteux du doigt : « Réquisition ! Des logements vides ! », « Un toit c’est un droit ! Des logements pour tous ! », « Et la loi DALO ? C’est du pipeau ! », « Qu’est-ce qu’on veut ? Des logements ! », etc. Puis on est repartis. Dans la foule, je reconnais un militant de l’APU Vieux-Lille :
« Hé ! lui dis-je. Ça va ?
– Ça va et toi, la forme ?
– Ouais tranquille. Je suis en plein reportage là, ça déchire !
– T’es en plein reportage ? se marre-t-il en voyant ma gueule de zombie, mes cernes et mes yeux rouges.
– Ouais. Hé ! Hé ! Hé ! Hé ! Hé ! Hé ! [fou rire typique du lendemain de cuite]... Au fait, excellent de s’arrêter là… Et cet immeuble c’est un logement vide, c’est ça ?
– Ouais c’est un logement vide. Ici y’en a partout, les étages la plupart du temps sont pas occupés.
– Putain sérieux, quoi !
– Ouais. »
Dans la rue de Béthune, les propriétaires des immeubles louent essentiellement aux commerçants, qui n’occupent pas nécessairement les étages. Le loyer d’un fonds de commerce est tellement exorbitant dans ce secteur qu’ils ne s’emmerdent pas avec des logements, dont les baux de location sont beaucoup plus contraignants. Nous continuons à discuter :
« C’est quand la fin de la trêve ?
– C’est mardi, me dit-il. En fait, les expulsions peuvent reprendre mercredi à 6 heures.
– Putain !
– Mais nous on a des situations de pire en pire, continue-t-il. Les chiffres sont en augmentation. En gros, les assignations pour dette au tribunal augmentent significativement. Ensuite, les commandements de quitter le lieu – c’est-à-dire le moment où le juge constate la résiliation du bail et prononce l’expulsion –, y’en a un peu moins, ce qui veut dire que les juges sont un peu plus souples. Par contre, quand il y a eu un accord du tribunal pour expulsion, que l’huissier est intervenu et que le locataire s’en va pas, c’est le préfet qui intervient. C’est ce qu’on chiffre dans la catégorie "concours de la force publique". Les propriétaires ou les bailleurs peuvent faire une demande de concours de la force publique. Bah les accords du préfet ont augmenté de 30%, et les expulsions, je crois qu’elles ont pris 25% par rapport à l’année dernière.
– Putain, sérieux !
– L’année dernière on était sur une base de 40% d’accords pour l’ensemble des concours de la force publique demandés. Cette année on est à 62% d’accords. Deux situations sur trois, hop !
– Et c’est de l’ordre de combien ?
– Des expulsions par concours de la force publique ? Je crois que les chiffres c’était environ 150 expulsions sur le département.
– Putain, sérieux ! C’est énorme.
– Ouais, c’est énorme. Et encore, ça représente qu’une infime partie des expulsions, la plupart des gens s’en vont avant. »
J’hallucine un peu sur tout ce qu’il me raconte. Le 11 mars, la préfecture avait donné les chiffres de l’année 2010, accompagnés d’un communiqué de presse affirmant qu’« aucune expulsion n’est mise en œuvre sans proposition d’une solution de relogement ou d’hébergement ». J’aime bien la nuance « sans proposition d’une solution », c’est donc pas la « solution » qui compte, mais plutôt la « proposition ». Merde à cette communication de surface, les chiffres parlent d’eux-mêmes. Dans le département du Nord, le préfet a accordé 79 concours de la force publique en 2001 – soit 26% des 306 demandes –, 76 en 2002, puis 134 en 2006 et 316 en 2010 – soit 62% des 507 demandes. Les accords délivrés par le préfet ont ainsi augmenté de 300% entre 2001 et 2010. Au niveau des expulsions par la force réalisées, on est passé de 46 en 2001 à 144 en 2010. 144 expulsés de force, donc, et combien d’expulsés sans l’aide des flics ? Combien d’expulsions illégales opérées à la batte par des propriétaires ? Combien de menaces ? Combien de délogés ? Combien d’endettés, combien de meubles saisis par l’huissier ? Combien de familles sans toit, sans repos dans ce monde de merde ? Des centaines, des milliers, des millions.
Couverture d’une brochure publiée par l’APU en 1984
Dans ce contexte, l’APU gère des situations assez sévères. « On fait les pompiers », me dit mon compagnon de marche. Pour empêcher les expulsions, ou les retarder au maximum, l’association joue entre autres sur les contradictions patentes de la loi DALO – droit au logement opposable. Imaginez que vous êtes en procédure d’expulsion – ce que je ne vous souhaite évidemment pas –, vous êtes endetté, le juge a prononcé un commandement de quitter le lieu, l’huissier est venu vous prendre vos meubles, etc., c’est, à la fin, le préfet qui ordonne de vous dégager par la force. Mais si vous déposez un dossier DALO, ce dernier est alors obligé de reconnaître que vous êtes prioritaire pour avoir un logement. C’est sans doute pour cette raison que la préfecture vient de communiquer sur ce point précis – « aucune expulsion n’est mise en œuvre sans proposition d’une solution de relogement ». « Comment veux-tu que le préfet explique publiquement qu’il a expulsé une famille alors qu’il est en même temps dans l’obligation de la reloger ? lance le militant. Donc on appuie sur cette contradiction pour arrêter les expulsions. Mais c’est pas une solution non plus. » C’est juste une solution d’urgence. Le problème reste l’endettement, la précarité, la misère. Et une « proposition de solution de relogement », pour quelqu’un qui n’a pas de fric, ce n’est rien d’autre qu’un centre d’hébergement, un asile de pauvres, une nuit ici, l’autre là. En tout cas, finit-il, « sur les trois dernières années, j’ai vu une seule personne venue nous voir partir de son logement, récemment d’ailleurs. Jusqu’à maintenant on avait toujours réussi à maintenir les gens dans leur logement ».
La veille on avait appris que le Conseil constitutionnel avait invalidé plusieurs dispositions de cette œuvre liberticide à l’envi qu’est la LOPPSI 2, contre laquelle la manifestation était aussi organisée. Une part de saloperie disparaissait de la loi, par exemple la possibilité pour le préfet d’évacuer squats et terrains occupés en claquant des doigts. Hélas, même sans cela, les expulsions locatives allaient reprendre dès le mercredi suivant, tambour battant. À la fin de la manifestation, j’ai entendu quelqu’un m’appeler derrière moi. C’était le mec aux lunettes noires qui m’avait raconté son voyage à Rome, le jour du procès. Je me suis souvenu des conneries que je lui avais alors sorties. C’était un peu débile, j’avoue. Il militait lui aussi, alors pourquoi l’emmerder avec mes histoires de Mossad ? Un peu pour me faire pardonner, je me suis montré sous mon meilleur jour. Et, cette fois, il ne m’a pas parlé de voyage. Il m’a juste dit : « Hier, j’ai fait ma première permanence comme bénévole à l’APU. Franchement les deux cas que j’ai eu successivement à faire humblement comme secrétaire, j’étais effaré. C’est pour ça que j’ai choisi l’APU parce que je trouve qu’avoir un toit c’est quand même la dignité numéro un. » J’étais entièrement d’accord avec ça, et je me suis mis à discuter avec lui, à la coule. Sans dictaphone, sans bloc-notes, oubliant pour la première fois mon reportage. On avait quand même pas mal d’idées politiques en commun. Alors quoi ? Moi aussi, je militais ? J’étais encore très loin d’être un irréductible, mais à ce moment je me sentais pleinement dans le rassemblement. Avant la dispersion, une militante a pris le micro pour prévenir : « Surveillez vos boîtes mail, surveillez vos téléphones, il est possible qu’on fasse appel à vous puisque à chaque fois qu’on sera informé de situations, on s’organisera et on sera présent pour dire qu’on refuse que des familles aujourd’hui soient mises à la rue. » •