• Catégorie : Reportages

Une équipée sauvage au cœur de la nuit lilloise

Autant vous l’avouer d’emblée : j’ai merdé. Oh ! oui, j’ai merdé et en ai payé le prix fort. Car se retrouver, comme il m’est arrivé, face à un videur professionnel de la rue Masséna et souffrir un « j’vais t’envoyer deux d’mes gars complètement défoncés au crack », tout cela à cause d’une veste dégueulasse en peau de fesse de chèvre albinos, oh !, il n’existe guère de plus terrible punition. Je ne me souviens que d’une moitié des évènements – et laquelle ? – mais, pour vous, lectrices absentes, lecteurs absents – mais malgré tout attachants –, je vais de ce mot m’employer à reconstituer soigneusement l’histoire. En dégager les tenants et aboutissants. Au passé pas si simple.


• – Mais comment peut-on boire à ce point ?

Je n’aurais guère posé cette question à 23 heures, 22, voire même 21 heures. Mais ma montre indiquait alors, précisément, 13 heures, 12 minutes et 36 secondes.

Qu’est-ce que tu racontes, Jack ? répliqua mon triste compagnon de biture. On est là, peinards, sur ton toit, c’est l’apéro… détends-toi donc !

Me détendre, facile à dire. J’eus comme une incompressible envie de l’injurier grassement, de le traiter d’ignoble parasite alcoolique et de lui jeter mon litre de bière à la figure. Mais la force me manqua et je perdis un instant l’équilibre. Faut dire que ce litre était le troisième. En fait le sixième, en comptant les trois autres ingurgités de son côté. Et, bien entendu, pas de la pisse de chaton comme il s’en vend dans l’écrasante majorité des épiceries de France ; nous nous affûtions la cervelle à la « tripel », bière qui inonde les « night shop » lillois depuis quelques années.

Que fabriquions-nous ici ? Sur un toit d’immeuble, sous un ciel grisâtre et monotone. Qu’étions-nous censés faire ? Ces questions qui me traversèrent encore l’esprit restèrent sans réponse – et le resteront de toute évidence. Le gaillard m’avait rejoint quasiment au petit matin, bringuebalant ces bouteilles sur le dos, la gueule enfarinée, avec pour seule consigne : « On va s’en mettre une bonne ! » Je dois dire que ma perspicacité matinale ne me permit pas de réaliser l’ampleur du désastre. Il fallait bien réfléchir, je le sentais, mais la chose demeurait impossible. Je portais certainement les stigmates d’une nuit de veillée devant BFMTV, conséquence irréductible d’une mauvaise habitude prise dans le passé, bien qu’il m’eût été impossible de certifier avoir somnolé devant ma télé… En deux mots, j’étais lobotomisé.

Attends deux secondes, je comprends pas : tu veux quoi ? Qu’on s’en mette une « bonne » !

Exactement, qu’il me répondit, tu as tout compris !

Mais t’as vu l’heure ou quoi ?

Oh ! Monsieur s’est levé du mauvais pied. Je te rappelle quand même, Jack, que tu vis dans un pays qui se lève tôt ! En conséquence, on ne démarre pas la journée alors que le soleil brille déjà…

Triple dégénéré ! Ecoute bien… écoute moi bien, espèce d’enfoiré… Ma France à Moi – lobotomisé, vous dis-je –, c’est celle de TOUS les Français : apéro à 18 heures, point-barre. Alors laisse-moi, rentre chez toi, fais comme moi, pose-toi devant BFMTV, fume-toi une brune, et reviens me voir dans, disons… dix heures !

Cette injonction n’eut aucun effet. En tout cas dans les faits, puisque je crus pendant une bonne demi-heure qu’il était rentré chez lui, avant de m’apercevoir, d’un coup, qu’il campait à mes côtés, en train de faire sauter le bouchon de la première bouteille. Ouaaf ! me dis-je, revenant à la réalité. Quel salopard ! Quelle misérable vermine ! Faire ça, chez moi ! Je tempêtais en moi jusqu’au moment où il me tendit un verre – verre, soit dit en passant, qui me parut empli à l’indécence. Là, passif, débile, désabusé, je me laissai faire, allant jusqu’à oublier mon patronyme, comme si je m’embourbais en pleine non-activité impersonnelle de mon être. Ou un truc du genre.

Bref !

 


« Mal, proche du K.O., au bord du chaos synaptique, à quelques encablures du trou noir cosmique, irrémédiablement défoncé de la tête au pied, etc., etc. »


 
Vous pouvez à présent imaginer dans quel état neuronal je me trouvais à la mi-journée, les avant-bras abondant de bière luxurieuse… Mal, proche du K.O., au bord du chaos synaptique, à quelques encablures du trou noir cosmique, irrémédiablement défoncé de la tête au pied, etc., etc. – je suis sûr que vous voyez ce que je veux dire. Et vous vous doutez certainement qu’il m’était alors impossible de trouver suffisamment d’équilibre pour me dresser sur ce toit dangereusement incliné afin de balancer cet impitoyable alcoolique dans le vide. Affaire pathétique, je vous l’accorde, puisqu’il n’y avait plus qu’à patienter, attendre que les bières se vident et qu’un élément extérieur vienne à mon secours.

C’est ce qui se produisit quelques heures plus tard. Je veux parler de l’élément extérieur, pas de mon secours.

Entre temps, mon bourreau s’était rendu dans l’épicerie la plus proche pour renouveler notre stock. A la vue de cet acharnement, de cette sombre déchéance, le trouble m’envahit derechef. Mais je compris ses véritables motivations lorsqu’il me glissa avant de quitter le toit : « J’ai reçu un fonds de convergence du Pôle Emploi. Aujourd’hui, Jack, c’est crédit illimité. » Ce qu’il appelait « fonds de convergence » était simplement le renouvellement de son ASS à 15 euros par jour pendant six mois. Pas de quoi bouffer à L’Huitrière, certes, mais suffisamment pour passer les prochaines heures dans un état second, presque marginal et donc, plus justement, « divergeant ». Lorsqu’il revint avec son sac chargé, il reçut l’appel d’une connaissance mondaine de l’université catholique de Lille. C’était l’anniversaire d’une « copine » qui prévoyait pour l’occasion de faire une tournée des bars en règle. Le rendez-vous fut pris et, sans qu’il en fût ainsi de mon avis, j’entendis malgré moi : « On va faire la tournée des bars ce soir, Jack… arghhh ! me regarde pas comme ça, mec, c’est moi qui invite ! »

Un véritable seigneur, ce gars…

Mais soit ! Je passe le récit du reste de l’après-midi qui se résuma à une descente nette et sans bavure de tout ce qui contenait dans notre environnement proche ne serait-ce qu’un petit degré d’alcool. On commença la soirée à deux. A Wazemmes, d’abord, sur la place du marché. Puis dans cette enclave wazemmiote ouverte en plein parvis – très catholique – Saint-Michel, qui porte le doux nom de « Bel Ouvrage ». Les Déliriums ou les Chouffes ou je ne sais quoi se succédèrent à plein gaz. Soudain, alors que ma vue se dédoublait, mon haleine empestait, le fond sonore – un truc comme Jim Murple ou Les Doigts de l’Homme ou je ne sais plus ! – me faisait valser mécaniquement et que mon mécène déblatérait des inepties en criblant mon visage de postillons, soudain ce dernier, contre toute attente, déclara : « J’aime bien ici. On peut dire que c’est un peu bobo, mais, moi, j’m’en fous, ça m’plaît bien… Ouais, ça m’plaît bien… » J’en fus stupéfié.

 


« Sa tête fit un violent demi-tour, un filet de bave gicla de sa bouche… »
 
Il se retourna alors pour fouiller dans sa veste, ce que je pris comme une superbe occasion pour éclater mon verre sur son crâne, histoire d’en finir définitivement. Je dressai alors ma bière et m’apprêtai à lui fendre la cervelle, mais un groupe de filles passablement agitées perça avec impétuosité la foule ameutée au bar, dans mon dos, et je fus brusquement bousculé. Je vins m’effondrer comme une merde sur la table qui me faisait face, et le reste de mon élixir finit de se déverser – assez bêtement, il faut bien l’avouer – dans le décolleté d’une demoiselle qui n’avait rien demandé. Je sentis l’atmosphère s’alourdir, des regards nerveux rivés sur moi, puis je reçus un : « Sale con ! Tu peux pas faire gaffe un peu ! Connard ! Dégage d’ici ! »

La demoiselle était, comment dire… assez irritée. Désormais ma simple présence dans ce rade dérangeait : il fallait fuir au plus vite. C’est ce que dut se dire mon congénère qui se précipita pour me saisir sous les bras et me sortir de ce qui était devenu un véritable nid de guêpes. « Excusez-le, excusez-le… il a un peu trop forcé sur les médicaments… il est pas méchant, vous savez. On s’en va, mademoiselle, on s’en va… et vraiment désolé pour votre… petit… haut. » Lorsqu’il prononça ce dernier mot, et je ne pus comprendre pourquoi – je ne comprends toujours pas pourquoi ! –, la demoiselle en question lui balança une terrible gifle à la tronche. Sa tête fit un violent demi-tour, un filet de bave gicla de sa bouche… Hélas ! je n’eus pas le temps de savourer cette petite vengeance personnelle car, sitôt, il me souleva en tremblant quelque peu, saisit nos vestes et m’accula vers la sortie.

Nous devions nous rendre à présent dans un bar de la rue Masséna. Pour rejoindre sa copine de la Catho – « Tu vas voir, c’est des gens biens », qu’il me répéta sur la route. Oui, rue Masséna, ce lieu de dépravation pour étudiant à mèche. Car « faire la tournée des bars » pour ces « gens biens » signifiait simplement faire la rue Masséna, puis, à la rigueur, finir la nuit dans une boîte style « Network ». Tout un programme… Mais qu’est-ce que je foutais – nom d’une brique ! – ici ? Avec ce mec qui finalement n’était même pas un ami, mais plutôt un tortionnaire vicieux et expérimenté ; dans quel merdier avais-je plongé joyeusement les deux pieds ?

Putain ! J’admets que c’est dans ma nature, vous savez, de me laisser faire, d’être docile… Même La Voix du Nord est parvenue à me « niquer » comme ça… [Dialogue intérieur : « Mais ferme ta gueule, Jack ! Les lecteurs s’en foutent de tes états d’âme ! Et finis ta putain d’histoire qui commence déjà à soûler tout le monde ! »] Euh… qu’est-ce… qu’est-ce que je disais, moi ? Ah oui ! Pardon pour cette… « saillie » ; je reprends :

Ma vue devait bien être triple, quadruple peut-être – comme s’il s’agissait d’arrêter un ballon d’Olivier Atton, voyez-vous –, mais je dois dire que je n’arrivais plus à m’inquiéter. J’étais certainement encore sous le choc de l’algarade au Bel Ouvrage, et plus rien, vraiment rien ne m’intéressait. J’y allais, quoi. Je franchissais mon Rubicon et c’est sans doute pour cette raison que je me mis à crier en pleine rue Solferino : « Alea Jacta est ! » – pauvre de moi…

Or c’est à ce moment, tandis qu’un putain d’imperium romanum m’envahissait insidieusement, que la chose la plus imprévisible qui fût, le non-évènement le plus hallucinant de la journée, le truc le plus ouf malade mental que t’as jamais vu de ta chienne de vie se produisit. Parmi les rires et les sourdes moqueries que les passants dirigeaient contre moi – « Ta gueule, César ! », « Vieil alcoolo ! », « Tocard ! » –, je perçus une voix reconnaissable entre mille :

Jack ! Dios mio ! Es toi, Jack ?

Bordel de merde ! C’était Esteban – l’ex-guérillero de l’École Néogonzo !

Esteban ! m’exclamai-je, m’extirpant soudainement du chaos. Nom de dieu de merde ! Mais qu’est-ce que tu fais là ? Je te croyais en Afrique ou en Asie ou je sais plus !

J’y étais, amigo. Jé n’y souis plous à présenté. J’avais des chosès à régler dans lé coin.

Putain, ça doit faire un an…

Esteban se tourna pour lorgner mon compagnon, de la tête au pied. Pour éviter tout malaise, je m’empressai de faire les présentations, en précisant que nous nous rendions dans un bar de la rue Masséna… La réaction d’Esteban ne me surprit guère : « Masséna ? Toi, Jack ! Alors comme ça, tou ess devenou oune anarcho-traîtré ! » Un « anarcho-traître », rien que ça… « Mais non, voyons ! » que je rétorquai en justifiant cette sortie par une surdose d’alcool – « Je suis bourré, voilà tout ! », ajoutai-je encore. Il avait les yeux en forme d’AK47 – oui, ça paraît invraisemblable, mais faites un effort d’imagination, vous verrez –, un bandana dans les cheveux et portait une drôle de veste en cuir. De la peau de vache, probablement ; de fesse de chèvre albinos, plus exactement. Pour faire simple, il était impressionnant.

Nous étions à côté du théâtre Sébastopol et, quand je continuai sans empressement à converser avec mon ami retrouvé, mon compagnon s’impatienta. Et le fit remarquer. Sûr que ce salopard était en train de ruminer en lui des objections abjectes envers l’accoutrement d’Esteban. Je lui jetai dès lors un regard désagréable, ce qui le poussa sans doute à me dire : « Bon, Jack, je vais y aller. Vous avez qu’à me rejoindre là-bas… » J’approuvai sans grande conviction, tandis qu’Esteban se retourna et cracha un gros mollard au sol. Comme un vrai guérillero.

 


« Il enchaîna alors sur les guerres, les résistances, toutes les barricades qu’il avait dressées, tous les dictateurs qu’ils avaient abattus »
 
Esteban me proposa alors de nous asseoir sur un banc, à côté du théâtre. Il avait une chose toute particulière à me faire découvrir, disait-il, une spécialité d’un des innombrables pays inconnus qu’il avait parcourus. Je le suivis sans vraiment relever la gravité de la situation : le bougre, peut-être sans le savoir, allait définitivement m’achever. A vrai dire, j’étais complètement absorbé par notre discussion – et sacrément déchiré, aussi. Esteban me racontait ses voyages, décrivait les communautés qu’il avait visitées, dépeignait les guérilleros qu’il avait rencontrés sur tous les continents. C’était passionnant, à tel point que je ne m’aperçus même pas de ce qu’il était en train de préparer… Il enchaîna alors sur les guerres, les résistances, toutes les barricades qu’il avait dressées, tous les dictateurs qu’ils avaient abattus, lui et ses camarades. Mais quand je lui opposai le fait que BFMTV n’en avait pas parlé, de ces soulèvements, de ces dictateurs assassinés, il gronda quelque chose comme « ¡ Estúpido ! ¡ Estás verdaderamente perdido, mi pobre ! »

Ah ! Je m’éternise ! Je le vois bien, je vois la fatigue dans vos yeux. Vous ne lisez plus qu’une ligne sur deux et perdez le fil… J’écris, j’écris et voilà que je ne sais plus moi-même où j’en suis, et, surtout, le comble, que je vous agace. Honte à moi ! Je suis impardonnable et bien malhabile de vous confier, très honnêtement, que je ne me rappelle plus, ici, comment l’histoire a commencé quatre pages auparavant ! Laissez-moi voir… oui, voilà, j’y suis. Mais oserais-je vous demander, le plus humblement du monde, encore quelques minutes d’attention ? Car, lectrices et lecteurs époustouflants, sachez que la fin approche, et que je compte bien abréger vos souffrances : accrochez-vous !

Ce qu’Esteban venait de préparer n’était pas tellement différent de ce qu’il avait l’habitude de préparer à l’époque où nous sortions ensemble – la belle époque ! Une chose somme toute exotique, verte et très odorante, mais dont, croyez-moi ou non, je ne connais toujours pas l’appellation exacte. Une fumée, évidemment, envahit notre atmosphère et pénétra dans mes narines. Il se produisit alors comme de petits électrochocs autour de mon nez, qui se répandirent sur le visage, puis dans tout le corps. Très vite, c’en fut fait de moi, l’affaire était pliée. Pour cette raison, je vous fais grâce du passage sur le banc dans lequel Esteban s’embrasa autour de ses diverses histoires et où, de mon côté, je ne fis qu’opiner de temps en temps, parfois écarquiller les yeux et, plus souvent, trancher les épopées par des locutions très limitées – « hein », « ah bon ! », « ouais » ou encore « non ! »

Soudain, et cela de manière très paradoxale, Esteban me lança :

Allez venes, Jack ! Oun va bailar oune poco !

Quoi ? T’es sérieux ? Tu veux danser, là ?

Biène soûr ! Oun va réjoindré toun poté !

Ça va pas, Esteban ? C’est un bar de merde, avec de la musique de merde, avec que des cons !

T’inquièté pas pour ça, amigo. J’ai oune soloucioné.

Il sortit alors, de la poche de sa veste en chèvre, une vieille cassette audio. C’était un album de Bob Marley qu’il avait acheté dans les années 80 et qu’il transportait partout avec lui. Puis il se leva du banc et ne me laissa même pas le temps de lui expliquer que sa cassette était trop vieille, qu’il n’y aurait pas de lecteur adéquat dans le bar, et que, même si c’était le cas, on ne le laisserait jamais mettre sa musique ; toujours aussi sanguin, cet Esteban ! Je n’avais de toute manière plus la force de résister. Il m’attrapa par le bras et me traîna jusqu’à la rue Masséna dans laquelle affluait toute une partie de la jeunesse avinée de Lille – tenez bon, mes amis, car nous approchons du but : l’embrouille avec le videur et la fin de l’histoire.

Il y avait foule devant le bar – que je ne préfère pas citer, vous le comprendrez, par honte et pudeur : majoritairement des « jeun’s », mâles et femelles, gominés et moulés, mais aussi des égarés, des illuminés et des ivrognes que la débauche attire généralement vers ce genre d’endroit, comme un clébard sur le trou du cul d’un autre clébard. Sur notre droite, un étudiant à mèche se mit à dégueuler une vieille bile immonde sur les chaussures à talon de sa copine. Lorsqu’elle vit ses godasses à deux cent euros recouvertes par un liquide jaunâtre et fumant, cette dernière poussa un horrible cri, comme une truie qui se serait fait égorger. Surpris, le jeune homme tenta de replacer sa mèche correctement, pour se remettre les idées en place, mais il fut à son tour effrayé quand il comprit qu’un peu de vomi avait éclaboussé ses cheveux. Ce qui le fit dégobiller de plus belle.

 


« Toi, la veste dégueulasse, tu rentres pas. »
 
Il semble, après réflexion, qu’Esteban et moi jouions le rôle des intrus, puisqu’il en faut toujours dans une histoire, n’est-ce pas ? Mais cela ne découragea pas mon ami qui s’engouffra parmi l’attroupement en me tirant par le bras pour nous mener directement face au portier. C’était un « re-noi » géant. Une bête épaisse. C’était Terminator et sa mécanique bien huilée. Pour tout dire, le mec n’avait pas l’air commode et aurait très bien pu écraser nos gueules avec ses poings, sans forcer, si l’envie lui était venue. Mais nous ne nous intéressâmes pas à ce genre de vétille. Le videur nous observa quelques secondes puis décida : « Toi, la veste dégueulasse, tu rentres pas. » Il voulait bien sûr parler de la veste en peau de fesse de chèvre albinos d’Esteban, et nous aurions certainement dû débarrasser le plancher au plus vite. Mais le fait d’entendre ce géant nous refouler me rendit étrangement euphorique. Je crois que la chose « toute particulière » qu’Esteban m’avait fait goûter était en train d’exploser en moi car je ressentis d’un coup un intense frisson remonter ma colonne vertébrale. Tout cela pour dire que je devins franchement dingue et crus, subitement, apercevoir en face de moi… : « Marcellus Wallace ! »

Mais qu’est-ce qué tou raconté, Jack ? me demanda Esteban.

Bon sang, tu vois pas ? C’est Marcellus Wallace !

Qui ça ?

Marcellus Wallace !

Le videur s’irrita de nous voir dialoguer de la sorte, devant lui, alors que beaucoup de personnes qui étaient pour tout dire vraiment mieux habillées que nous, attendaient de rentrer dans le bar. Il posa une main sur l’épaule d’Esteban et insista : « Allez, restez pas là, dégagez le passage ! » Mais je ne pus m’empêcher de retenir un fou rire puissant et drolatique à la fois ; je m’écriai tout en ricanant : « Allez, Marcellus, hi ! hi ! hi ! hi !, déconne pas ! On est des « fraï », hi ! hi ! hi ! mec ! hi ! hi ! hi ! » Il fit alors pivoter ses yeux rouges et globuleux dans ma direction, me saisit par le col, m’éleva à dix centimètres du sol et vitupéra : « Écoute moi bien, p’tit merdeux : toi et ton clochard de pote vous allez bouger au plus vite sinon j’vais t’envoyer deux d’mes gars complètement défoncés au crack… » Et là… comment puis-je vous le dire sans provoquer votre courroux ? ô lectrices et lecteurs ! soyez indulgents, je vous en conjure ! car je n’ose vous l’avouer, je n’ose vous dire qu’après ce point précis de l’histoire, après avoir entendu clairement que deux gars défoncés au crack allaient s’occuper de mon cas, la mémoire, cette foutue mémoire, m’échappe sournoisement. Ne soyez pas trop durs avec moi qui vous ai conduits jusqu’ici, sans trouver assez de mots justes pour expliquer que cette longue et inutile histoire n’a, tout simplement, pas de fin. Voyez-moi à genoux implorant votre pardon !

Ceci étant dit, tout ce que je peux faire, tout ce que je peux vous dire pour finir sera par trop succinct : je crois avoir éclaté de rire une nouvelle fois et appelé encore le videur « Marcellus », puis j’ai le vague souvenir qu’un énorme choc retentit autour ou à l’intérieur de moi. Quoi qu’il en soit, c’est un total blackout qui mit un terme à cette soirée. Le lendemain, je me réveillai sans savoir où j’étais – chez moi bien sûr –, dans un canapé et devant BFMTV. La chaîne diffusait en boucle des images d’affrontements dans les rues d’Athènes, d’immeubles en feu, de charges policières. Un retraité répondit à la caméra quelque chose comme : « Au point où on en est, les grèves, les manifestations, ça ne sert plus à rien. Ce qu’il faut c’est prendre les armes ! » Et là, chose stupéfiante, vraiment putain de stupéfiante, un mec plutôt jeune traversa le second plan, derrière ce témoin. Un bandana ceignait sa tête… et il portait – oui, vous l’avez compris –, il portait une veste en peau de fesse de chèvre dégueulasse ! Bordel de merde, Esteban ! •