- Catégorie : Reportages
- Écrit par Bruegel de Bois
Lettres de Barcelone. 2004-2018
« Mais c'est encore en Espagne que je préfère être un étranger plutôt que dans la plupart des autres pays. Que l'on se fait facilement des amis en Espagne ! » (George Orwell, Hommage à la Catalogne)
• Automne 2017. L'ambiance était chaude, sûrement un peu trop pour un mois de novembre. Un de mes amis fêtait sa soutenance de thèse entouré de ses proches. Les petits plats étaient dans les grands et je m'étais acoquiné avec un mec au sourire carnassier habillé tout de noir. Lui bossait aussi sur une thèse et ses petites lunettes façon John Lennon lui donnaient un air certain. Son dada, c'était le nucléaire. Au bout de quelques minutes, il m'avait dressé un tableau – plutôt sombre – de la politique énergétique française. Enfouissement, déchets, radioactivité. Le mec était intarissable. Le genre de gars qui, une fois lancé, ne vous lâche plus le cerveau. La seule solution que j'ai trouvée pour m'en sortir a été de lui servir whisky sur whisky. Dès mon arrivée, j'avais remarqué une bouteille neuve de Glenfiddich et je m'étais posé juste à côté histoire d'assurer mes arrières.
J'étais fatigué – je ne me ferai jamais à l'heure d'hiver ‒ mais il fallait bien être là. Mon ami avait insisté sur l'importance de cette journée. Il m'avait parlé, de façon désordonnée, de « nouvelle vie », d’« étape décisive » ou encore de « libération ». À croire que tous les gens qui passent leur thèse basculent dans la vraie vie. J'écoutais le jeune homme me conter la lutte contre le projet d'enfouissement des déchets nucléaires à Bure, dans un coin paumé de l'Est de la France. Je laissais mon regard s'allonger sur la scène et j'observais. Tous les gens présents s'étaient éclatés en petits groupes et semblaient discuter de façon très sérieuse de sujets très sérieux. Des mots se soulevaient et parvenaient jusqu'à mes oreilles. « Harcèlement », « répression », « contrôle social », « racisme d'État ». Bref, ça volait haut et je me sentais de moins en moins légitime : à force d'arroser mon spécialiste de l'atome, c'est moi-même qui me fissurais.
Nous étions dans le local d'une association de lutte pour le droit au logement. Partout des affiches dénonçaient la mairie, l'État et les collectivités, les propriétaires et les bailleurs sociaux. J'étais un peu perdu dans mes pensées jusqu'au moment où mon ami m'interpella.
« Hey, Bruegel ! Ça fait plaisir de te voir ! Alors t'es revenu quand de Barcelone ? Viens avec moi il faut absolument que je te présente Unaï ! C'est un Catalan ! Il vient de Barcelone, mon gars, tu vas voir, vous allez bien vous entendre ! »
Une minute plus tard, j'étais devant Unaï. Ses cheveux étaient longs et ondulés, sa peau assez brune contrastait bien avec son t-shirt blanc sur lequel était inscrit en lettres capitales « PODEMOS ». Il avait l'air déjà un peu allumé mais portait une assurance à toute épreuve.
« Encanté, Bruegel, moi cé Unaï. Alors comé ça, tou reviennes de Barcelona ?
‒ Euh... oui... Je suis revenu hier.
‒ Ah ? Cé rénial ! Tou sé qué yé souis de là-bas ?
‒ Oué c'est ce qu'on m'a dit. »
Pendant une bonne demi-heure, Unaï m'a expliqué son parcours. Il avait fait des études de sciences politiques dans sa ville natale avant, lui aussi, de soutenir une thèse et de se lancer dans la vraie vie ‒ l'enseignement. À Barcelone, il avait lutté aux côtés de Podemos et participé à l'occupation des places à la fin des années 2000. Un truc dans l'genre. Bref, comme pour mon spécialiste nucléaire, je devais lutter contre l'accaparement de mon esprit, même si l'Espagne, la Catalogne, Barcelone, ça me parlait un peu plus. La bouteille de Glenfiddich me servit à nouveau de béquille et je basculais définitivement dans la profondeur de la nuit.
Quelques heures plus tard, je ne sais plus bien, je dansais vivement sur le dancefloor improvisé. Une vieille soirée youtube avec cinq personnes qui squattent l'ordinateur pour mettre leur style. Bref, ça partait dans tous les sens, mais ça enchaînait bien. Particulièrement au moment où quelqu'un a eu l'excellente idée de lancer « U can't touch this ». J'étais à fond. Je virevoltais entre les bras tout en me frottant contre mes potes – une vieille habitude... – au moment où la foudre d'un poing s'est abattue sur ma gueule.
Cela, on me l'a raconté le lendemain, quand j'ai repris connaissance. Je ne me souvenais de rien, ou pas grand-chose. Unaï. Frayant la foule comme un éclair, il tapa vite et bien. Tout me revenait alors, il fallait bien que je comprenne. La discussion avait été houleuse.
« Podemos, oué, c'est bien, mais c'est des progressistes en fait. Pas de ceux qui vont remettre tout à fait en cause le système ?
‒ Si mé tu sé la crisse économique, la précarité, les logements très chers aussi. Et puis pas mal dé gens issus de ces mouvements se sont engagés dans la vie politique. »
Tout cela je le savais plutôt bien. Ada Colau, à l'époque encore maire de Barcelone, traînait dans les « squats » où, au mitan des années 2000, je traînais aussi. C'étaient les propos que j'avais tenus pour argumenter et, in fine, conchier la social-démocratie et le réformisme que représente Podemos à mes yeux. Ue sorte de France insoumise espagnole, avec, peut-être, un peu plus de street credibility. Comme souvent dans ces cas-là, j'avais dû avoir l'attitude qu'on me reproche parfois : le regard glacé, le verbe qui frappe sec et pas d'alternative possible. Pourtant, je connaissais un peu mon sujet, pour le coup.
***
C'était en octobre 2005 pour être plus précis. Quatre mille, peut-être cinq mille personnes sur les grands boulevards de Barcelone. Un bel après-midi d'automne, avec le t-shirt de rigueur. Un truc bien organisé. Des tagueurs bavaient par-ci par-là, d'autres escaladaient un échafaudage et plantaient une banderole géante contre « la especulaccion » – la spéculation. La meute finissait sur une esplanade, où trône encore le World forum, une sorte de salle de conférence pour capitalistes, juste en bas du Musée national d'art de la Catalogne, étape obligée du tourisme international.
Nous étions à l'endroit même où quelques décennies plus tôt, des générations de militants libertaires, républicains ou anarcho-syndicalistes, prenaient leurs habitudes pour organiser des meetings géants. Les CRS ibériques barraient notre route vers les hauteurs du musée. C'est alors que deux caddies de fumier, transperçant le rassemblement, furent projetés sur eux. Magnifique. Puis la course derrière. Forcément. Sans crainte des flash-balls qui n'existaient pas encore. Il fallait juste courir.
J'avais la vingtaine d'années et tout ce qui venait à moi devait être pris et entrepris. Quand je débarquais dans la capitale catalane, il y a une douzaine d'années, je ne venais pas faire la fête avec le reste de l'Europe blanche version Erasmus. Mon intention était ailleurs. Qui n'a jamais voulu imiter ses « héros » ou ses « héroïnes » ? À la manière de George Orwell ou d'Hanns Erich Kaminsky (1), je prenais le train depuis Toulouse Matabiau et franchissais la frontière sous un tunnel de chemins de fer incompatibles entre eux. Une décision de Franco, m'a-t-on dit.
J'ai vite trouvé ce que j'étais venu chercher. De la solidarité, de la résistance, de l'amitié et de la bonne grosse teuf. De 2004 à 2005, j’y retournais plusieurs fois soutenir mes amis. Il n'était pas question d'indépendance, de République ou de sécession. Ce qui les préoccupait, c'était de résister à d'autres formes d'invasion et d'occupation qui prenaient les traits de ce que sociologues et géographes s'empressent parfois de nommer gentrification. À l'époque, mes amis parlaient simplement de spéculation immobilière, et c'est mieux ainsi.
Cette spéculation découle de la soi-disant « renaissance » de Barcelone. Remettons en contexte. La mort de Franco en 1975 et l'avènement de la démocratie espagnole entre 1978 et 1982. Une nouvelle ère pour l'Espagne et la Catalogne ? Barcelone est alors une ville industrielle meurtrie par la désindustrialisation. Le maire socialiste de l'époque sent les appels du capitalisme international. Les JO de 1992 s'abattent sur la ville. Plus de dix milliards d'euros sont investis. Un hôpital. Un nouveau quartier. Des salles de concerts géantes, des autoroutes urbaines. De la destruction et de la rénovation en veux-tu en voilà. Et aucun logement social. Dans le Raval ou le Barrio Gotico, quartier central historique et populaire, on réhabilite. Les pauvres n'ont qu'à partir. Il faut laisser place au potentiel marchand. « C’est de là qu’est née la marque Barcelona », explique encore Ferran Brunet, un sombre économiste du Centre d’études olympiques. On veut malheureusement bien le croire tant les métropoles abusent de marketing urbain. Bref, les JO de Barcelone ont été une étape décisive dans la conquête du territoire par les pouvoirs capitalistes, un peu comme Euralille ou Lille 2004 ont pu fondamentalement défigurer ma bonne vieille ville lilloise.
À l'époque déjà, les Barcelonais investissent davantage les périphéries de la ville, sur les hauteurs. Et dans les interstices, comme à Berlin, les squats pullulent. Ici, on les appelle « Centro Social Okupado » (CSO). Barcelone était redevenue ce lieu des possibles qui avait attiré la solidarité des Brigades internationales. Une culture populaire progressiste et une histoire liée à l'anarchisme, quand la vague libérale déferlait sur l'Espagne et le monde post-guerre froide.
Le retour
La vie m'a ensuite amené à mettre Barcelone entre parenthèses. Ce n'est que onze ans plus tard, en avril 2017, qu'Erwan Letartier me convainc de l'accompagner. Il veut faire son « pèlerinage anarchiste », comme il dit. Et je dois être son « gars sûr ». Au cours d'une semaine printanière où nous nous retrouvons moitié touristes moitié conscients de notre ambivalence, je reprends alors du Barcelone à plein nez.
Letartier, le mec le plus bienveillant qu'il m'ait été donné de rencontrer, avait convié deux autres personnes à qui il tenait particulièrement. La première était une femme d'une trentaine d'années qui venait d'emménager à Perpignan pour de sombres histoires de politique. L'autre était un syndicaliste versaillais, le pauvre, qui avait la particularité d'avoir un humour très noir et de faire la gueule assez souvent.
Dès le premier soir, nous avons arpenté les rues proches du centre et nous sommes retrouvés à tâter de la cerveza locale. J'en profitais pour sonder leur rapport à Barcelone. Le premier était clair : « J'aime bien les ports ! » Quant à la jeune femme, elle n'avait qu'une seule idée en tête : « Se baigner sur la plage de Barcelone ! » Pour toute excuse, elle disait avoir parcouru cette fameuse plage, quelques années auparavant, en faisant l'amour aux quatre vents avec un basque qui avait vécu au Chili. Au premier abord, je me suis dit qu'elle portait pas mal de nostalgie avec elle. Je m'apprêtais à la cuisiner un peu mais Letartier tenait à participer, à sa façon.
« Je vais te parler de BB !
‒ BB ? Tu veux parler de moi, Bruegel de Bois ?
‒ Mais non ! Benoît Brouchtchoux, mon pote ! Un vrai workin class hero ! »
Je reste un peu perlexe... Il enchaîne.
« Barcelone, c'est la continuité de ce que Brouchtchoux a pu faire. Tu vois, s'il avait eu toute sa tête, il aurait accompagné George Orwell sur le front ! Ce que je veux dire, franchement, c'est directement lié à mon histoire lilloise. Le lien est là, c'est la cénété [CNT]. Tu vois, tout le symbolisme avec l'Espagne, Barcelone. Bien sûr, c'est presque une image d'Épinal, mais même à Lille, c'est ma formation et mon enracinement local, à travers Broutchoux, et une histoire romantique liée à Land and Freedom.
‒ Et toi Letartier, t'es plutôt Land ou Freedom ?
‒ Fuck off, Bruegel ! Je te rappelle que c'est toi qui m'as filé le bouquin de Ragon là, tu sais, La mémoire des vaincus ! Et puis, comme par hasard, je suis tombé amoureux d'une femme qui a vécu à Barcelone ! »
Le mec que Letartier avait mis dans nos pattes me semblait plus difficile à percer. Lui, l'Espagne, il connaissait, et, allez savoir pourquoi, il commença par me parler de Dieu.
« J'ai plus de 10 adresses mails, mon pote. Une des premières, c'est merci mon dieu, mais, quand on me connaît, c'est une vaste blague. Il n'existe pas mais s'il existait, je l'emmerde !
‒ Et... OK... t'as déjà eu des expériences avec lui ?
‒ Ça dépend. Enfin, tu vois, je comprends quand tu vis la semaine sainte à Zamora... Mais je suis complètement incroyant. Par contre, je m'entendais très bien avec le curé du coin de paroisse de ma mère. C'était à Roubaix, il tenait la JOC de Roubaix et m'a dit : "Oui, pourquoi pas pendre les patrons ?" Bon, ça m'a pas empêché de renier mon baptême. Quand Jean-Paul II est venu, ça coulait de source. Mais bon, je renie pas le "Aimez-vous les uns les autres". Mon éducation chrétienne m'a de toute façon été confirmée par Jello Biafra ! C'est lui qui chantait "Jesus was an anarchist". »
Pour vous, simple lectrice ou lecteur, qui n'avait pas votre smartphone sous la main, Jello Biafra est le chanteur des Dead Kennedys. Après quelques recherches postérieures, je découvre qu'il a n'a pas chanté ça, mais bien un « Jesus was a terrorist » avec les Nomeansno. Peu importe, sur le coup, je vois bien ce que mon interlocuteur veut dire. En bon fils d'éducation chrétienne, il voit Jésus comme l'homme qui s'est dressé contre les institutions, juives et romaines. L'homme du trouble et de la remise en cause. Pourquoi pas. Johnny voyait bien Jésus comme un « hippie », mais ça j'ai déjà eu l'occasion d'en parler dans un autre reportage.
Il n'empêche que je saute sur l'occasion et je relance l'ami incroyant fan de punk rock.
« Et la semaine sainte, là, c'était un moment particulier alors ? Tu peux m'en dire plus ?
‒ La vraie semaine sainte, c'est fort ! Y’a une vraie communion. Est-ce de la mise en scène ? Peut-être, mais je pense qu'on a besoin de communier, besoin de moments sociaux forts.
‒ Et une manif', c'est une communion ?
‒ La manif', effectivement, c'est une adresse, une forme d'institution et c'est aussi beaucoup pour soi-même. On se retrouve, on se donne le droit de marcher en pleine rue, de chanter. La manif’ c'est une messe laïque. Avec ma grand-mère bigote, entre la messe et les manifs, franchement il y a des points communs. Un certain rituel...
‒ Et la manif' du 1er mai par exemple, t'en penses quoi ?
‒ Bah j'suis mitigé. À Lille, ça fait quelques années qu'il y a la fête de la soupe. Ils s'étaient ramenés comme ça, et je l'avais mal vécu.
‒ Ah ?
‒ Bah oué, l'arrivée des bobos quoi. Qu'est-ce tu fais là ? C'est le 1er mai ! Bon, aujourd'hui je m'en suis distancié du 1er mai. Pour moi, ça ne sert à rien, on se retrouve entre soi, ça consolide le groupe et c'est hyper important aussi. […] Bon, l'idée, ce que je veux dire, c'est que ça j'ai fait. Une seule fois, il y a eu un cortège anarchiste à Roubaix où on n'avait jamais vu d'anars. Y avait notamment Didier, un mec qui était visiteur de prison, anticarcéral. Un vrai anar quoi ! […]
Mais bon que les choses soient claires ! Je suis laïc. Je me suis intéressé au communisme, marxisme anti-autoritaire. Être laïc, c'est aussi le respect, je connais des gens profondément religieux. Et droite ou gauche, je m'en bats les couilles avec une force ! Tu t'imagines même pas. »
Faut dire que je venais de le chauffer sur la laïcité qui pour moi est devenue, bon an mal an, une valeur de droite. Lui avait une autre expérience à faire valoir.
« C'est le curé des Trois-Ponts. Un mec hallucinant... dans des conditions hallucinantes. Il faisait des cercles de discussion où il réunissait les trois religions sur un thème. J'y ai été en tant qu'athée et il m'a dit "Super on n'en a pas !" Je vais pas nier en même temps que j'ai reçu une éducation catholique. Lui, il passait ses journées à Auchan car ses ouailles étaient là. Après il a été blacklisté de partout. Il chassait les marchands du temple, des mecs comme ça on en retrouve que dans ces coins-là. »
La nana qui nous accompagnait a attendu la troisième cerveza pour se livrer un peu.
« Barcelone, pour moi, c'est l'amour, la simplicité, la légèreté. C'était un moment. Barcelone était une excuse, un lieu. On devait se dire au revoir, on était très romantiques. On voulait voyager avant qu'il parte, on vivait entre les deux, entre l'Espagne et le Chili. Moi j'étais en Erasmus à Pampelune. Et puis j'ai fait le Chili, le Pérou, l'Argentine. Je ne suis pas croyante mais j'ai fait mes études dans le privé. Le caté, c'était un moyen de s'intégrer.
‒ T'as retrouvé de l'Espagne en Amérique du Sud ?
‒ Dans la langue, dans le côté chantant, oui, il faut dire que j'avais une construction un peu mythique du côté latin. Le truc entre tribus, entre civilisation "moderne" et la survivance des traditions... Mais en fait, j'en ai pas rencontrées. On a fui les touristes. On s'est donc rencontrés à Pampelune, lui fréquentait déjà les milieux squats. À l'époque, la ville était scindée entre pro-basques et pro-espagnols. La cause basque est très liée au côté alternatif... aux clowns... aux squats. […]
Je pense que Dieu existe même si je n'y crois pas. Le problème, ce sont les normes et les institutions. À partir de là, il existe. C'est ce qui me touche. Les croyances privées, pas de souci. Mais quand l'institution impose, là y a un souci. C'est avec les sans-papiers que je me suis rendu compte de l'importance du discours religieux. Tout le temps, dans les récits de vie, les militants me répétaient la phrase de Mathieu : "J'étais un étranger et vous m'avez accueilli." C'est un argument utilisé par les institutions ecclésiastiques pour accueillir l'étranger. C'est la quintessence de l'altérité. C'est ce que j'avais vécu avec Letartier en 2007 pendant une grève de la faim des sans-papiers, à Lille. C'est là qu'on a rencontré Gérard Naissant, un prêtre avec qui je pouvais parler. »
Letartier : « Il fallait un mec comme ça pour me faire entrer dans une église ! Ça a complexifié mon rapport au religieux. Il était proche des gens de Roubaix-Tourcoing. »
Mardi 11 avril. Comme un symbole de nos discussions de la veille, le camp de Grande Synthe vient de cramer. Cela ne nous empêche pas de venir tâter du Mirò sur le Montjuïc. Drôle de personnage. Peindre le silence et se faire poète. Nous redescendons tranquillement vers l'heure de l'apéro, dans le quartier populaire du Raval bien attaqué par le tourisme pas loin. Au hasard, on trouve un resto touareg où cinq gars et une nana sont en plein bœuf de flamenco. Trois guitares, la voix cassée des uns et la voix claire de la jeune femme. Moments clichés. Moments de délice. Elle est belle et envoûtante. Un autre mec, tout aussi beau, tape le rythme d'un truc que je situe mal au niveau musical. Les mains claquent à n'en plus finir. Les sons rebondissent sur les murs d'immeubles qui forment la petite placette où notre équipée a fait escale. Les cordes ne s'arrêtent pas, la pleine lune nous borde, une lune un peu rousse perçant les nuages. Mon cœur bat fort. C'est déjà la deuxième bière.
Le patron du bar a vite capté que nous étions Français. Lui s'appelle Saïd, et il est plutôt direct.
« Moi, quand je prends un joint, c'est comme ça que je me mets sur orbite. Salut, je suis Saïd.
‒ T'es Français ?
‒ Oui, enfin, j'ai la carte... Mais j'ai aussi la carte algérienne.
‒ Normal ! Et tu viens d'où en Algérie ?
‒ Je viens de Petite Kabylie. De la wilaya de Bouira, enfin c'est de là que vient mon père. À l'époque, il est venu travailler à Vénissieux. Dans un truc de voiture. J’ai grandi sans lui, à Alger. Mais bon, ça fait trente ans que j'ai pas été là-bas. Je suis entre Paris et Barcelone.
‒ Pourquoi Barcelone ?
‒ J'ai investi au Maroc, où je suis resté cinq ans. Les gens vivent bien, ils sont tranquilles. Bon, excusez-moi mais je dois fermer la terrasse. Si vous voulez, on prolonge à l'intérieur. »
Voilà comment, une fois le concert terminé, nous nous sommes retrouvés à quatre avec Saïd et son cuistot, un jeune homme du Bangladesh. Saïd lui commande un truc en espagnol et s'éclipse. On discute un peu avec le Bengali. Il est arrivé d'Angleterre, puis Madrid puis Barcelone. Il retourne chez lui tous les ans, travaille 10 heures par jour pour 1100 euros avec un loyer de 700. Il nous dit « Europa es el trabajo ». Sa mère lui manque. 18 personnes de sa famille sont à Manchester mais « il y fait trop froid ». Il est passé par Lille et a trouvé qu'il y avait « trop de contrôles ».
Saïd revient du bar avec une énorme bouteille de whisky. La soirée promet d'être longue.
« Ici, on est à Parrallell. C'est un quartier plutôt populaire. Mais le problème c'est les PAF.
‒ Les PAF ?
‒ Les PAF, ils ont l'autorisation de la nuit. Même si la guardia passe, moi, je ferme à une ou deux heures maxi. Barcelone est très connue pour les vols. Bon, les touristes, c'est normal. Mais en général, ils attaquent tout. L'été, tu viens avec une caméra, laisse tomber ! Et les voleurs volent pour payer les amendes. »
Saïd allume un gros splif et veut nous renseigner.
« Ici, il y a des assos de marijuana. J'ai pris la licence cette semaine ! »
Il nous raconte que les Gitans cultivent dans leur appartement et même parfois en terrasse ! Il a mis trois ans à avoir ses papiers alors qu'en France, « ça m'aurait pris 10 ans ! »
Les autres jours, j'alterne entre retrouver mes anciens camarades barcelonais et profiter des rues barcelonaises avec mes compagnons de route. Certaines choses ont changé. Nos humeurs plus vieilles ne masquent pas nos indignations identiques. Je prends des nouvelles des gens qui habitaient le lieu de vie qui était le « mien » : « Miles de Viviendas » a disparu. En plein cœur de Barcelonetta, sur le littoral, cet ancien hôtel de police squatté par des dizaines de personnes, a été simplement détruit. Je l'avais appris quelques années plus tôt en regardant le film documentaire Squat de Christophe Coello, qui permet de contextualiser une grande expérience commune autour du logement, notamment du mouvement Okupa – K pour action politique et réfléchie. À la place ? Juste une petite placette sans charme au coin d'une rue. Quelques tags rappellent qu'à un moment donné il y a eu, ici, un espace des résistances. Letartier découvre avec délectation que les Barcelonais n'ont pas pour autant abandonné toute velléité d'opposition. Je l'emmène à La Base, où je retrouve les Barcelonais que je connais, dont Andres : engagé, à faire, à construire, toujours dans un atelier, les mains crasseuses et la parole haute. Letartier m'accompagne par intermittence. Et je sais que l'appareil photo le démange. Dès le lendemain, je lui propose de me suivre. Plus loin du rivage, dans le quartier de Gracia, où les murs ne cessent de parler. Ici des affiches féministes, là des messages on ne peut plus clairs adressés aux touristes. Nous prenons des infos dans la feuille nommée « Info usurpa » en référence à une loi antisquat votée au cours des années 2000. Les réseaux sont toujours actifs.
La semaine passe vite. Un dernier tour vers le Montjuïc. Cadeaux pour la famille et consignes à la gare. Nous finissons notre périple dans un des plus vieux lieux alternatifs de Barcelone, à quelques mètres du parc Güell qui surplombe la ville.
C'est un freak show. Et nous assistons médusés à un spectacle de bondage. Après avoir enchaîné quelques shooters sur l'autel d'une cerveza estrella définitivement limonade, nous nous asseyons avec la plèbe, accroupis devant cet homme habillé de cuir et cette femme déjà à moitié nue. Pendant des dizaines de minutes, l'homme à la moustache attache et rattache sa complice. Sa corde volage et virevoltante dompte peu à peu le corps magnifique de la femme. Ils dansent, quasiment immobiles. Nous prenons chacun un shoot de tendresse corporelle. La domination n'est qu'un paravent et s'envole à la fumée de leur extrême attention. Letartier hallucine. Le photographe maniaque range son appareil, par pudeur. Quelques semaines plus tard, il m'écrit.
‒ Que cherches-tu dans cette danse
douloureuse, gracieuse et précise ?
‒ Je vire ma cuti, je m’encorde,
je me déchaîne.
‒ Pour te donner en Spectacle,
faire semblant et être
dans le réel de l'instant ?
‒ Oui, quelque part
entre jouissance et souffrance.
‒ Instant doux et dur à la fois,
mais pour qui ?
‒ Pour moi, pour vous,
donner une Image fantasmée.
‒ Ne pas mater ? Juste observer !
‒ Je subis. Vous ressentez !?
Jouissez aussi !?
‒ Enserrez, enlacez ?!
‒ Moi, je jouis ! Devant tous ces spectateurs
face à moi !
‒ Mais cette corde qui permet de t'élever…
‒ … Grâce à l' Autre qui me lie, qui m’enserre,
qui sait faire !
‒ Encordée et contrainte, tu flottes
dans les airs accrochée
à un anneau, un simple anneau…
‒ Tourbillon d'une vie qui ne tient
qu’à un fil !
‒ Encordée et consentante, tu te laisses
basculer par cet Autre.
Ce marionnettiste de l'humain
te manipule, te met en scène.
‒ Je suis à sa merci, à ses désirs,
et en même temps respectée parce qu'il me connaît…
‒ … Et qu'il y a une fin à ce rôle
que tu joues. Mais jusqu'où ?
Et pourquoi ?!
‒ Ses gestes précis me font balancer
telle une princesse maudite !
‒ Tu ne maîtrises rien, tu es pieds
et poings liés !
‒ Oui, princesse consentante à la merci
des fantasmes du Prince…
‒ Charmant marionnettiste !…
‒ Non ! Sublime perversité où supposé bourreau
et apparente victime en parfaite et totale complicité, je me fais flasher et fouetter
pour le Spectacle.
‒ AH ! Narcisse tournoyant !
‒ Maîtrise parfaite pour mettre ma tête,
mon monde à l'envers...
‒ Le sang te descend à la tête,
LIBÉREZ ses pieds !
‒ Je rebascule dans le réel,
le show se termine.
‒ Désencordement en cours,
et ces sourires de satisfaction !
‒ Ouf ! Libération !
ça a plu ?
‒ Tonnerre d’applaudissements,
tu es contente ?
‒ Oui, performance réussie !
‒ Narcisse, encore…
Ton regard fixe cherche à percer
le public de ta mise à nue,
toi, l'encordée sublime,
maintenant libérée.
‒ Et l'Autre jalousé, chat enragé
aux pattes de velours,
m’a révélée nudifiée,
ficelée et désaccordée.
La fin du spectacle est une fuite en avant. Mon syndrome de la bouteille ouverte a encore sonné. C'est drôle, je n'ai pas ce souci-là avec le chocolat. Incapable de partir, alcoolisé ce qu'il faut pour déchirer le dancefloor, c'est Letartier qui m'oblige à atterrir, bien aidé par deux jeunes femmes plus ou moins dénudées qui proposent une deuxième partie de spectacle. La première s'avance fièrement au devant de la scène improvisée, sort une cigarette, l'allume doucement et commence à se brûler, avec application et en narguant notre silence d'un œil de fierté. Quant à la seconde, dans le même genre, elle sort une lame de rasoir et, par petites touches, se scarifie. Elle propose au public de participer. C'est bien la première fois que je vois une bande de gauchistes les yeux vides, incapables d'un geste. J'ai envie de me lever mais leur « show » fait tellement un bide que j'ai pas longtemps à attendre.
Trois heures plus tard, nous voilà, Letartier et moi, dans l'avion du retour. De mon côté, c'est décidé et je le dis : « Mon ami, je vais revenir ici. J'ai un truc à régler avec cette ville. »
Référendum et matraque
Six mois plus tard, en octobre 2017, je suis de retour. De vieux amis m'avaient recontacté à coups de vidéos Whatsapp pour m'informer du référendum du 1er octobre, jugé illégal par Madrid, comme celui de 2014. Je reçois quelques images où la flicaille espagnole se lâche sur les votants. Ces violences policières choquent et la raison est simple : ce ne sont pas des gens aux cheveux hirsutes, ce ne sont pas des gens cagoulés habillés de noir, ce ne sont pas des étrangers ni même des jeunes un poil énervés. Non, les matraques pleuvent sur des gens venus simplement voter. Des vieux et des jeunes. Des femmes et des hommes. Des gens. Chacun ses gilets jaunes.
C'est ce que me dit Andres, que je rencontre lundi 23 octobre : « Sabes, ce qui compose le mouvement autour de l'indépendance est très hétéroclite. Il y a de toutes conditions dans les manifestations. » De mon côté, j'ai envie de comprendre. Cette idée d'indépendance, de quoi est-elle le nom ? Je me méfie du discours nationaliste.
« Amigo, il y a tellement d'informations et de courants ! Il y a des mouvements traditionnels, genre "l'Assemblée Nationale Catalane" , un truc des années 1970, plutôt associatif, qui s'est institutionnalisé pour organiser des gros événements comme la Diada ». La Diada, c'est la fête nationale catalane. Une commémoration, le jour férié qui va avec, et le souvenir du 11 septembre 1714 quand Barcelone assiégée fut libérée. Guerre de Succession d'Espagne. L'enjeu catalan au cœur d'une bataille rangée opposant les trônes d'Espagne et de France contre les autres monarchies et empires européens. Moments fondateurs d'une mémoire, peut-être d'une identité. La reconnaissance de cette journée est un des premiers articles d'autonomie dans la Constitution espagnole. Une date pleine de contradiction car elle symbolise un moment fondateur d'une dynastie espagnole à laquelle appartient encore l'actuel roi Felipe VI : « Sabes, aqui, les gens parlent des Bourbons pour désigner la couronne », me glisse Andres. Il enchaîne : « Mais bon, cet événement a pris du poids ces dernières années. Ils en ont fait le symbole du jour où la Catalogne aurait perdu ses institutions. Ses droits. Sa généralité. » Les Catalans de l'époque soutenaient surtout un autre prétendant au trône, plus enclin à céder des libertés. Ceci étant, l'apparition télé, la veille, du roi himself pour soutenir le gouvernement est mal vécue et attise cette rancoeur historique. À juste titre, tant la transition démocratique espagnole sent le roussi royaliste sauce fasciste.
Portée par des idées identitaires, la « Catalanité » ? Je reformule. Cette idée d'indépendance, de quelle identité est-elle le nom ? Celle qui pense que la Catalogne est un pays, une nation ? Celle qui s'oppose à tout pouvoir central, hissant une autonomie cousine de l'autogestion ? Quand je n'ai pas de réponse, je me retourne et j'interroge l'histoire qui reste, malgré tout, ma plus fidèle alliée.
« Question identité, il y a une histoire de la Catalogne. C'est la "Terre des châteaux" , dès les XIIème et XIIIème siècles. Un empire important. Plus tard, à la différence de l'Espagne, excepté le pays Basque, la région prend un tournant industriel, textile et sidérurgique. » En effet, Barcelone se transforme énormément aux XIXème et XXème siècles. La ville attire, la région agrippe des centaines de milliers d'arrivées. « Il y a de fortes vagues d'immigration à Barcelone. Pas seulement des campagnes catalanes, mais aussi du sud du pays, de l'Andalousie par exemple. Un truc drôle, enfin cocasse, c'est que j'en connais qui sont indépendantistes aujourd'hui ! » La suite appartient à l'histoire du mouvement social. Une ville-symbole libertaire. Anarchiste par-ci, anarcho-syndicaliste par-là, une ville républicaine, martyre, 1936, la Confederación Nacional del Trabajo et la Federación Anarquista Ibérica, les 1 557 000 syndiqué-es, Durruti, la victoire du « Frente popular », la chute de Barcelone en janvier 1939 et les 450 000 réfugié-es qui se retrouvent internés ici ou là en Europe, surtout en France. Est-ce une anecdote quand Pablo Casado, porte-parole du Parti populaire (la droite, au pouvoir en octobre 2017), insinue que Puigdemont, le président catalan, pourrait « terminer comme Companys » (2), ancien président catalan dans les années 30, arrêté par la Gestapo en Bretagne, livré par Vichy, torturé et fusillé par les franquistes en 1940 ?
Résistance ou indépendance ?
Je retrouve Barcelone le lendemain comme il y a douze ans. Furieuse de monde et plus aérée dans ses étales. La ville est passée à « gauche », signant au passage « La charte des villes rebelles » (3) dont personne ne parle dans les médias. Ada Colau est la nouvelle maire. Militante connue par la figure de Supervivienda (Superlogement), un personnage qui intervient dans les meetings ou les manifs pour dénoncer la spéculation et le manque de logements. Une femme que j'avais croisée dans les squats en 2005. Depuis, Podemos et les Indignés ont réussi à mettre la précarité et le logement au centre des questions politiques. La mairie a notamment empêché des centaines d'expulsions, mis à l'amende des banques, investi dans les quartiers populaires. Si ça vous intéresse, vous pouvez toujours lire cet entretien.
Je retrouve une vieille pote sur les hauteurs de Barcelone. Le quartier d'El Carme s'étale en silence. Un quartier catalan, bien escarpé, au même niveau que le parc Gueï. On y trouve des escalators urbains et des commerces locaux. Augusta est enceinte « jusqu'au cou ». Elle doit accoucher dans les trois jours et je me demande encore aujourd'hui comment a-t-elle fait pour venir me voir. On boit un verre au soleil, douze ans plus tard. Elle galère au chôm-du. Elle m'explique la crise, la précarité, les p'tits boulots. « Tu vois, j'ai failli partir d'ici, comme d'autres. Le boulot est rare, et surtout, les loyers flambent. La spéculation continue ! »
« T'as vu Ada ? » On parle de « Miles de Viviendas », ce squat où nous nous nous sommes rencontrés, pas loin des quais, dans le quartier de Barcelonetta. Les souvenirs de la Barcelone résistante, celle qui va occuper les ambassades pour protester contre la guerre en Irak ou en Afghanistan dans les années 2000. Celle qui occupe les lieux vides avant de prolonger l'idée sur les places. Barcelone est atteinte de trouble dissociatif de l'identité, parangon de la mondialisation et à la pointe d'alternatives contestataires.
Augusta est calme dans son attitude, mais son regard brûle. Elle était là, le 1er octobre, dans les bureaux de vote. D'une voix rapide comme seuls parfois les Espagnols m'en semblent capables, elle n'en revient pas. Elle me parle de chiffres, des 90% de oui, de ces femmes et ces hommes, vieux, jeunes, avec parfois leur bébé, venus simplement exprimer une idée politique. Je la questionne alors sur ce qui me travaille.
« Mais toi, Augusta, tu es indépendantiste ? »
Elle prend le temps.
« Je peux dire que oui, d'une certaine manière. Enfin pas à la manière de Puigdemont ! Ce que je veux dire, c'est qu'il y a un vrai mouvement populaire. Et il faut que nous y soyons, qu'on y prenne notre part. Bien sûr, il y a des nationalistes, des souverainistes. Mais une bonne partie des gens mobilisés le sont contre l’État espagnol, contre la monarchie ! »
État vs République
J'ai contacté une autre de mes vieilles connaissances : Jordi. Il a une bonne quarantaine d'années. Nous nous étions aussi rencontrés il y a douze ans, dans le même CSO. Il me donne rendez-vous dans le quartier de Poble Sec, à La Base, là-même où j'avais bu un verre avec Tartier. La vie a ses clins d’œil qui ne trompent pas, j'y retrouve un ancien de Miles au bar.
Jordi continue aussi les petits boulots, la débrouille. Il s'investit en parallèle dans ce lieu autogéré, entre le bar-resto, la salle de réunion et en face, un « atenau » : un atelier collectif de bricolage de toutes sortes. Les années ont fait leur effet, ses cheveux ont grisé et blanchi, ses rides se sont affirmées. Pendant quelques secondes, sans parler, nous nous regardons.
J'ai besoin de lui parler. Pour la simple raison que j'ai confiance en sa parole. Il était le plus anti-impérialiste des squatteurs que j'avais rencontrés. Les choses n'ont pas changé. Après avoir avalé le plat végét' du midi, nous partons sur une autre hauteur de Barcelone, du côté du Montjuïc, dans un potager communautaire. Le soleil donne encore de la chaleur, je pose le tabac et le micro.
« Depuis sept ans, deux millions de personnes ont occupé les rues chaque année. La croissance de l'indépendantisme est exponentielle. Dans les années 80, ils passaient à peine le millier. Durant tout ce temps, le parti hégémonique de la municipalité (CIU aujourd'hui PDCat) était autonome et très loin des positions indépendantistes. Mais cette croissance exponentielle et la perte constante de votes dans les élections successives les obligèrent à se rapprocher des indépendantistes. L'année dernière, ce rapprochement s'est accéléré et le mouvement populaire a débordé les prévisions des gouvernements, celui de la Generalitat de Catalogne et celui de l’État à Madrid. La ruse, la persistance et l'auto-organisation populaires se sont matérialisées dans les urnes et le 1er octobre, 2,2 millions de personnes ont voté. En réalité ce sont même 3 millions de personnes car la police a réquisitionné 700 000 votes. »
Les 90% de oui sont un résultat inespéré pour le gouvernement de la Generalitat et son président, Puigdemont. Ce qui les poussent alors à affirmer « qu'en cas de victoire la République serait proclamée en 48h. Cela ne s'est pas produit parce que la vision des politiciens de la Generalitat est limitée par la nuance des possibles et des législations. Il y a actuellement des équilibres tactiques pour amplifier le mouvement tout en voulant freiner ce que veut la rue. Pendant que la rue veut la République, le gouvernement de la Generalitat veut l'État catalan. C'est la République populaire contre l'État ! C'est pour ça qu'il y avait une opposition pour faire apparaître dans la question du référendum la notion d’État, soutenue par le PDCAT, ou celle de République, portée par la CUP. »
La CUP (Candidature d'Unité Populaire), c'est le petit parti d'extrême-gauche sans qui rien n'aurait été possible au Parlement catalan. Avec dix élus, les indépendantistes classiques ont besoin des voix de la CUP pour avoir la majorité absolue. Jordi me semble happé par la question tout en gardant une relative distance. Tout s'inscrit, selon lui, dans cette différence entre l’État et la République : « La nuance est très importante parce qu'un État implique de sortir des négociations de l'Espagne, une médiation de l'UE et sa reconnaissance, la tutelle du FMI et de l'OTAN... Pendant que la République signifie de rompre avec le statut européen et espagnol et refondre une Europe des peuples et non des États qui autorisent, par exemple, que des milliers de Syriens meurent sur nos côtes. Pour cette raison, on peut participer à la contestation mais on ne peut pas abandonner son ADN. Ce mouvement sera ce que la rue en fera. »
L'attente
La rue, toujours la rue. Vieille rengaine pour certains, épouvantail pour ceux du pouvoir. Et pourtant, c'est bien dans la rue qu'il reste encore la possibilité de s'exprimer. Où le faire ailleurs ? Les parlements sont inaccessibles et non représentatifs. Les lieux de travail hyper individualisés. Et quand un État décide d'organiser un référendum et qu'il n'a pas la réponse souhaitée (souvenez-vous de 2005, en France, et de la constitution européenne), on sait ce qu'il advient de la « décision du peuple ». Le mythe démocratique.
Plazza San Jaume, siège du Parlement catalan. Quelques milliers de personnes sont là. Beaucoup de jeunes et beaucoup de vieux. La rumeur selon laquelle l'indépendance sera déclarée ne cesse d'enfler. Les étudiants ont débrayé à midi. Les télés et les radios ne cessent de dresser les possibilités. L'article 155 de la Constitution espagnole comme menace ultime.
Sur la place, le soleil se faufile encore entre les bâtiments. L'Estaca et l'hymne catalan sont chantés. Certains prennent la parole au mégaphone. Ça crie et ça mitraille de photos. À la vérité, tout le monde est suspendu à son smartphone pour avoir des infos. Beaucoup de touristes s'en amusent, d'autres ne font que passer, montrant leur totale indifférence à ce moment d'histoire. Comme si l'Europe et le monde étaient spectateurs. Un hélicoptère ne cesse de tourner, alimentant la tension. Je bois quelques bouchons de whisky pour faire passer l'attente. Rien ne viendra dans cette journée. Rien ne filtrera. Au bout de deux heures, la masse commence à se déchirer. Je capte quelques tracts ici et là, des autocollants qui proclament, comme je l'ai vu affiché dans les rues de Gracia : « Sense desobediencia, no hi ha independencia ».
Sur le chemin du retour, je tombe sur une manif' et un tas de flics impressionnant. Les drapeaux ne trompent pas : ce sont des pro-espagnols qui manifestent. Il n'y a quasiment que des hommes et leur profil cheveux courts, gros muscles et drapeaux royalistes à la main tâche un peu avec ma tête de gauchiste. Je préfère bifurquer.
Je m'arrête alors dans un bar anonyme d'une rue adjacente. J'ai un peu soif et je tombe vite la première cerveza. J'écris ma journée : je n'ai pas confiance dans ma mémoire. Je ne relève la tête que pour boire et j'ai le temps d'apercevoir, dans le miroir du bar, le regard d'une jolie femme qui me glisse un sourire bien senti. J'avais déjà remarqué que les p'tits blonds faisaient exotiques ici. Ça ne rate pas.
Le barman m'apporte une bière alors que je n'ai rien commandé. « Es de la parte de la mujere... » me dit-il. Je me retourne et retombe directement dans le regard de la jeune femme. Je prends le verre, me lève et vais la rejoindre. Elle s'appelle Gisela. Après les présentations d'usage à parler de tout et n'importe quoi... très vite, elle me demande, en anglais, ce que je pense de l'indépendance. Il faut dire que toutes les cinq minutes une voiture passe klaxons hurlant. Je lui dis que je reviens de la plazza San Jaume, que j'ai trouvé tout cela plutôt positif, du moins intéressant. Elle fait la moue.
« Moi, je suis plutôt contre l'indépendance.
‒ Ah ?
‒ Tu vois, ici, les choses sont divisées. Nous sommes encore dans le centre de Barcelone, et je peux te dire qu'il y a beaucoup de monde qui soutient Rajoy.
‒ Tu es Catalane ?
[C'est à ce moment qu'elle s'énerve, donnant à ses yeux marrons les allures d'un scud dont on ne peut sortir indemne.]
‒ Non ! Pourquoi ? Je suis Espagnole, Espagnole avant tout. C'est tout ce qui compte. Je suis née dans les îles Baléares, mais j'ai beaucoup voyagé en Espagne. Et quand je suis arrivée, ici, à Barcelone, je suis restée dans mon pays. »
Alors qu'elle m'invite sans sourciller à prolonger l'entrevue chez elle, je lui signifie quand même que j'ai, a priori, quelques sympathies pour la cause indépendantiste. Disons qu'elle me touche et je baragouine dans mon castillan mal assuré qu'il y a plein d'explications historiques, que Barcelone est une ville spéciale... Sur le chemin, elle me parle de Macron et me dit que c'est un homme qui a du bon sens. Je déchante et ses jolis yeux me semblent moins ténébreux d'un seul coup.
Nous rentrons chez elle. Grand appartement. D'autres personnes sont là, ce sont ses colocataires. Un homme et deux femmes regardent des conneries à la télé en buvant des bières. Elle me présente comme un reporter sur l'indépendance. Ils m'accueillent chaudement, me pose des questions alors que ce devrait être l'inverse. Au bout de deux bières, je reprends le dessus.
« Vous n'êtes pas catalans non plus ?
‒ Non, on est Madrilènes... mais bon on est venus ici pour bosser, c'était plus facile.
‒ Et vous en pensez quoi, vous, de l'indépendance ? »
Après quelques rires bien gras et bien entendus, ils se mettent à parler entre eux. Je n'existe plus l'espace de quelques secondes, jusqu'à ce que Gisela m'explique.
« Tu sais, ils sont du même avis que moi. Pour nous, les Catalans ce sont des ploucs, des arriérés qui n'ont rien compris aux vraies questions internationales.
‒ Ah ?
‒ C'est simple, tu sais, je vais t'expliquer la situation à Barcelone. Ici dans mon quartier, on peut encore dire qu'on est dans le centre. Ici, c'est espagnol, c'est européen, c'est pas catalan. Les Catalans, ils sont là-bas, plus haut, ils sont dans la périphérie de la ville, dans les quartiers plus... traditionnels, quoi.
‒ Et ?
‒ Et ils sont fermés, ils te répondent pas quand ils captent que t'es Espagnol par exemple. Enfin pas tous mais dans certains quartiers c'est très marqué. Et puis, voilà, si Barcelone et la Catalogne marchent plutôt bien aujourd'hui, c'est parce qu'ils ont su profiter du libéralisme, de l'Europe, tu vois. »
Autant vous dire que je n'ai pas passé la nuit chez Gisela. Sur le chemin de mon hébergement, je repense aux mots d'un pote qui, sachant que j'étais ici, me disait : « Mais leur indépendantisme, là, c'est pas une forme d'égoïsme par rapport à la situation économique du pays ? » Argument repris par le gouvernement et tous les anti-indépendantistes. Il y a de quoi s'y perdre.
Independance day
Vendredi midi, parc de la Ciutadella. C'est le rendez-vous fixé pour le grand moment. La décision est imminente. Un bourdon calme occupe la ville. Je croise une cinquantaine de militants antifascistes qui discutent avec les pompiers catalans. Je vais à la rencontre de l'un deux.
« Como vas ?
‒ Ça va.. Enfin... Nous sommes un peu en stress. Nous attendons de savoir.
‒ Pourquoi êtes-vous en uniforme ?
‒ Parce qu'on ne sait jamais ! Nous allons nous interposer entre la police et les gens. Nous sommes là pour les protéger. »
Le jeune homme qui vient de me répondre ne renvoie pas l'image du pompier baraque. C'est juste un volontaire, plutôt fluet. Il a pris sa journée pour venir à Barcelone depuis son village dans les montagnes. On verra bien.
L'hélico tourne encore. Les flics ont coupé le « passeig de Pujades ». Les gens applaudissent par moments. Les manifestants se parlent peu : ils sont tous scotchés à leur smartphone quand ils ne regardent pas les deux écrans géants où se succèdent les beaux parleurs. Seuls les vieux discutent tranquillement comme s'ils étaient sur la plage. Les hélices ronflent à tout va. C'est stressant et j'attaque la fin de mon whisky. Il y a des milliers et des milliers de personnes. Tout semble paisible alors que Rajoy est en train de plaider l'article 155. Une possible « dictature », comme le dira Jordi un peu plus tard en venant à ma rencontre.
Il m'offre un sandwich, nous prenons une bière et nous posons sur un bout de trottoir.
« Tu sais, l'important, c'est que ça s'auto-organise. Que la volonté populaire s'exprime. Ici, tu vois des politiciens défendre certains droits, alors que la police continue de réprimer. Mais l'important, c'est qu'il y a énormément de monde. Tu vois tous ces jeunes ? C'est un signe : je pense que l'Espagne a perdu la Catalogne. Mais bon, on va pas se leurrer, mon ami. Même s'ils proclament la République, le gouvernement catalan continuera la politique européenne de Merkel. Ça sera la même chose... »
C'est au milieu de l'après-midi que l’indépendance de la République catalane est votée. Des coups de klaxons, des cris, des hourras parsèment ici et là le quartier de Gracia dans lequel j'ai décidé de prolonger ma journée. J'y vais avec Jordi, très bavard.
« Le PDCAT, parti de la droite catalane au pouvoir, a été débordé par la rue et avec une vitesse qui lui a fait perdre le contrôle des événements après la tentative échouée du 1er octobre. Il a été obligé de proclamer la République cette fois-ci. L'ultimatum du gouvernement ne lui laissait pas le choix. C'est ça la vérité à l'heure où je te parle. Mais le président Puigdemont a fait proclamer la République à travers un vote à bulletin secret au parlement catalan. C'est une tactique pour se protéger des représailles de l'État espagnol. Ce qui indique en vérité une autorisation pour la justice espagnole de pouvoir punir. C'est dire s'ils croient fermement à la récente proclamation de la République ! Si tel était le cas, ils n'auraient pas à se préoccuper des sentences d'un tribunal d'un autre pays. Le gouvernement espagnol pour sa part a proclamé immédiatement l'application de l'article 155. Je pense que si le PDCAT, parti bourgeois, ne peut assumer le leadership de l'indépendance, il préférera qu'elle ne se réalise pas. »
Un an plus tard, où en est-on ? Si les élections de décembre 2017 ont confirmé la volonté indépendantiste, si Puigdemont est toujours en Belgique à fricoter avec les nationalistes flamands, que d'autres croupissent en prison... il reste la question posée par ce mouvement populaire : a-t-on besoin de l’État ? Il se répète ici et là des arguments contre l'indépendance, la renvoyant à une volonté d'un entre-soi, entre riches. On pourrait simplement arguer que l'enjeu est aussi dans le modèle social porté en Catalogne, où l'État-providence a encore de beaux restes. Où les initiatives populaires restent présentes, affichées dans les rues et dans de nombreux quartiers de Barcelone. Ou rappeler enfin ces paroles d'Andres qui, au premier jour, mettait en avant tous les enjeux de mémoire inhérents à l'histoire espagnole du XXème siècle.
« Sabes, quand la police a frappé les électeurs le 1er octobre, un grand nombre de personnes étaient scandalisées. Mais surtout les vieux. Ils ont dit, et c'est pas anodin, que "Rajoy est pire que Franco !" »
Pour un Français, cela peut paraître surprenant. Pour Andres, rien de plus logique : « Aucun travail de mémoire n'a été vraiment fait sur les années de dictature (4). Il y a en Espagne un grand nombre de disparitions inexpliquées pendant la dictature franquiste ! Sais-tu, par exemple, que l'Espagne est le deuxième pays, après le Cambodge (5), où il y a le plus de disparitions non résolues ? Il y a dans la mémoire et la gorge des gens un passé douloureux. C'est un peu comme chez vous avec Vichy, tu vois. » Toujours cette question du « passé qui ne passe pas », selon la célèbre formule de l'historien Henry Rousso à propos de la Collaboration. Comme un écho au fameux « ¡No pasarán! » chanté et repris par ces millions de partisans qui, à travers le monde et les époques, gardent un œil vigilant sur les pratiques fascisantes, que celles-ci viennent des sociétés ou des États. La mémoire reste un combat du présent.
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Avril 2018. Nouveau retour. Cette fois, j'ai décidé d'emmener mon fils pour ses dix ans. Vous me direz, et peut-être à raison, mais pourquoi venir parler de son enfant dans ce reportage ? Je m'explique.
Je voulais que son premier vrai séjour à l'étranger se fasse ici, à Barcelone, pour toutes les raisons qui m'ont moi-même conduit à passer les Pyrénées. Pendant une semaine, nous découvrons tous les deux la Barcelone des cartes postales. Avec ses presque 40 millions de touristes par an, Barcelone et ses 1,6 million d'habitants font partie du cercle des grandes destinations urbaines. La question occupait déjà les débats en 2004 et 2005 quand je squattais du côté de Barcelonetta. Les amis parlaient de spéculation, et le tourisme était considéré comme une des tentacules de la pieuvre capitaliste, pas plus.
Sauf que depuis, le phénomène s'est amplifié. Scientifiques, sociologues et géographes en tête, et activistes parlent de touristification. L'explosion des voyages low-cost et l'essor des technologies ont fait le reste. Mon fils et moi voyageons en Ryanair et logeons dans un B&B, j'en ai un peu honte, à la manière des bobos qui culpabilisent en prenant l'avion à gogo. La spéculation ne permet pas à mes amis de m'accueillir. Nous sommes à deux pas de la Casa Balto et du Passeig de Gracia. Grosse ambiance touristique, des étrangers de partout, une majorité d'Européens blancs et quelques fragments d'immigrés et de migrants, noirs et asiatiques en tête, complètent le tableau d'une ville fragmentée, cassée, coupée. Nous sommes dans un appartement qui abrite cinq chambres, une salle de bains et une cuisine. Les résidents habitent là, au fond du couloir, dans une salle qu'on ne peut qu'apercevoir furtivement. La nana m'explique que ça permet de payer le loyer. Oué. À côté de nous, deux Irlandais, deux Israéliens et des Italiens.
Nous arrivons le jour de la Saint Jordi, où, selon la tradition, les femmes reçoivent des roses et les hommes un livre.
« Papa, c'est un peu sexiste cette fête ?
‒ Oué, carrément. Tu sais, le sexisme, ça n'a pas de frontière. Et c'est un peu leur Saint-Valentin à eux tu vois, plus ou moins quoi. »
Avec lui, je fais les classiques de « Barna ». Nous commençons par le lieu le plus visité d'Espagne : la Sagrada Familia. On se poste une bonne demi-heure, entre des centaines de touristes, pour regarder la façade du maître Gaudi. Nous devinons les intentions présentes et traquons les références à la nature. J'avance, sans le savoir vraiment, que la construction de cette basilique répond in fine à un projet politique. Soutenu financièrement par la bourgeoisie industrielle et les catholiques de tous poils, Gaudi prête son génie à la domination symbolique de la ville. Encore en travaux, le projet devrait se terminer en 2023, pour l'anniversaire de la mort de l'artiste. Le même qui réalisa le magnifique Parc Güell, du nom d'un riche industriel qui avait pour projet initial de créer des jardins anglais autour d'habitations cossues dominant la ville, aujourd'hui privatisé. C'est peut-être l'entrée dans la Sagrada qui nous scotcha le plus. La simplicité et la lumière écarlate rivalisent d'harmonie avec les colonnes divisées en branches pour soutenir les multiples tours de la basilique. 18 au total : une pour Jésus, une pour la mère porteuse, quatre pour les évangélistes et douze pour les apôtres ; le compte est bon.
Le lendemain, nous partons de Barcelonetta, où je fais un arrêt souvenir devant le vide de Miles de viviendas. Barcelonetta, là où des manifestations contre le tourisme d'ivresse – turismo de buracha, disent les grands médias ‒, et plus largement la hausse des loyers, ont eu lieu dans les années 2010. C'est ce type de mouvements, combiné à la crise financière de 2008, qui ont permis à Ada Colau de récupérer le pouvoir municipal de peu. Une régulation a été tentée. Mais cette saine réaction semble dérisoire face au pouvoir grandissant de l'ordre néo-libéral imposé à la ville. Le manque criant de logements sociaux dans une ville qui fait de ses quartiers des fonctions, d'accueil touristique, de fêtes, de musées. Les Barcelonais détalent d'un espace qui ne peut plus s'urbaniser, coincé par les montagnes. Le téléphérique construit à l'époque de l'exposition universelle, dont Barcelone hérita au moment même de la dictature de Primo de Riveira (le même qui repose aux côtés de Franco dans le fameux mausolée que le nouveau gouvernement espagnol vient d'exhumer au nom de la « paix mémorielle » hispanique), nous en donne une idée.
Nous voilà au Montjuïc, là où les fascistes torturaient des antifascistes, et où maintenant on trouve pêle-mêle, le stade Olympique ou encore la fondation Mirò. Mon fils, qui commence à fatiguer de marcher, me signifie bien qu'aller dans un musée le gave plus qu'autre chose. De mon côté, j'ai vraiment envie qu'il voit Mirò. Qu'il s'en imprègne. Je me contente de lui dire qu'à la fin de sa vie, Mirò veut détruire la peinture. On se prend un bon moment devant l'auto-portrait que l'artiste réalisa entre 1937 et 1960. Une double peinture. Un double dessin. Un double tout court. Le temps passe sur la mémoire.
En fin de séjour, nous rencontrons Jordi et Augusta, mes vieux amis. Son bébé est là et bien là. Mon fils s'amuse avec lui, dépassant la barrière linguistique avec la simplicité et l'innocence dont seuls les enfants trouvent la source. Je prends quelques nouvelles personnelles, puis nous discutons vite politique. Si le mouvement pour l'indépendance est encore présent, l'embrasement automnal est déjà loin. Ce qui occupe mes amis, c'est ce qu'ils se passe en France.
« Mais "Macronne", comme ils disent, il est pire que la droite ? »
J'acquiesce. Je parle, sans espoir dans ma voix, du mouvement social qui commence à prendre forme.
« Mais Bruegel, il ne faut pas que vous lâchiez ! Tout le monde vous regarde ! Si vous, vous lâchez, ce sera difficile pour les autres, pour nous. »
Automne 2019 – Feux et contre-feux
Ada Colau n'est plus maire de Barcelone depuis cet été. Il y a quelques semaines, des scènes d'émeutes et de résistances, avec leur cortège traditionnel de violences policières, ont alimenté les écrans. Barcelone, Hong Kong, Chili, partout les mêmes images frappent les écrans, encore une fois. En Catalogne, les condamnations des leaders indépendantistes ne passent pas. Il faut que je finisse ce récit entamé il y a trop longtemps déjà, même si l'échec de Manuel Valls aux dernières municipales serait une belle fin en soi. Je recontacte mon ami Jordi.
« Salut mon ami, tu sais, sur la violence je pense que la violence n'existe pas au moins pour une partie des manifestants. Quant aux émeutes et aux blocages, c'est une réponse à la violence injustifiée et injustifiable des corps policiers qui ont agi avec une disproportion totale. Les images transmises par les médias de la presse bourgeoise ont seulement mis l'accent sur la partie la plus spectaculaire sans prendre en compte les causes de ces violences. Ce sont en fait les images qu'attendait depuis quelques années la pensée la plus rance de Madrid pour cataloguer, et aussi pour avoir des "preuves" visuelles de la violence indépendantiste catalane. Mais tu sais, ici, les événements sont une petite chose par rapport à ce qu'il se passe en France depuis quelques années, ou encore au Chili ou en Équateur. »
Mon ami me parle des arrestations arbitraires, des éborgnés et des blessés, des balles en caoutchouc, « alors que ce type d'arme a été interdit par le parlement catalan à travers une large campagne populaire de dénonciation. » Il a du mal à s'arrêter : « Tous les pouvoirs sont donnés au juges. Les détentions sont arbitraires, comme le montre la détention de plus de 20 journalistes pour le seul droit de couvrir l'information. C'est très grave ! Depuis les manifestations contre l'implantation du plan Bologna pour les universités, les journalistes ont retiré les gilets qui les identifient clairement comme informateurs. »
Il me relate l'histoire de ce journaliste d'El Pais arrêté pour avoir essayé d'enregistrer une action brutale de la police. Libéré sous la pression du journal – tant pis pour les autres –, aucune mention n'a été faite dans le quotidien car dénoncer les violences policières va à l'encontre de sa ligne éditoriale, même si cela affecte l'un de ses travailleurs.
« D'un autre côté, de nombreux jeunes pensent que le mouvement indépendantiste catalan est beaucoup trop naïf, suivant le déroulement sans que cela ne mène à rien. Pour moi, ce qui arrive est ce qui aurait dû réussir le jour où, tu te souviens, nous y étions (!), Puigdemont n'a pas déclaré l'indépendance de la Catalogne suite au résultat du référendum. C'est clair qu'il y a de très nombreuses personnes qui ne se laissent pas acheter par le discours de l'attente indéfinie, celui du dialogue du gouvernement de l'État. Ils n'attendent de la généralité qu'un droit à céléber un autre référenum, légal et reconnu, par toutes les parties du conflit. »
Nous avons échangé au mois d'octobre dernier. Depuis ? Le sujet revient de temps à autres dans l'actualité, quand les respirations se font plus denses et plus saccadées. L'opportuniste ERC ‒ la Gauche républicaine de Catalogne, en catalan Esquerra Republicana de Catalunya – a lancé un appel électoral et s'est interposée entre la police et les manifestants plus radicaux.
Ah ! Les élections... L'éternelle démocratie représentative, son sempiternel miroir aux alouettes. Allez dire ça aux Chiliens, Iraniens et Hongkongais, allez dire ça à Anas l'immolé et toutes les victimes des violences d'État, des « Embauchés débauchés, Manœuvres désœuvrés, Polacks du Marais du Temple des Rosiers, Cordonniers de Cordoue soutiers de Barcelone, Pêcheurs des Baléares ou du cap Finistère, Rescapés de Franco, Et déportés de France et de Navarre, Pour avoir défendu en souvenir de la vôtre, La liberté des autres. » J'aurais dû relire ces Étranges étrangers de Prévert d'abord, la réponse était toute trouvée.
Maintenant je sais ce que j'avais à régler avec Barcelone. Il me fallait nourrir l'histoire et déconstruire le mythe, trouver des passerelles d'ici à là-bas, et de là-bas à ailleurs. Peut-être même ne pas m'offusquer des drapeaux français brandis par les gilets jaunes. Après tout, quel symbole révolutionnaire leur restent-ils ? Celles et ceux de La Commune ou de 1917 ne chantaient-ils pas la Marseillaise ? Ici à Lille, et partout ailleurs, nous tirons sur le même pieu vermoulu qui tient ce vieux monde où nationalisme et capitalisme sont les mamelles d'un absolutisme renouvelé. Appuyons encore : le pieu finira par céder et décéder. •
Paroles de L'Esataca de Luis Llach :
Grand-père Siset en parlait ainsi
De bon matin sous le porche
Tandis qu’attendant le soleil
On regardait passer les chariots
Siset, ne vois-tu pas le pieu
Où nous sommes tous ligotés ?
Si nous ne pouvons nous en défaire
Jamais nous ne pourrons avancer !
Si nous tirons tous, il tombera
Cela ne peut durer longtemps
C’est sûr qu’il tombera, tombera, tombera
Bien vermoulu, il doit être déjà
Si tu le tires fort par ici
Et que je le tire fort par là
C’est sûr il tombera, tombera, tombera
Et nous pourrons nous libérer
Mais Siset ça fait longtemps déjà
Mes mains à vifs sont écorchées!
Et alors que mes forces me quittent
Il est plus large et plus haut.
Bien sûr, je sais qu’il est pourri
Mais aussi Siset, il est si lourd
Que parfois les forces me manquent
Rechante-moi ta chanson.
Si nous tirons tous, il tombera
Cela ne peut durer longtemps
C’est sûr qu’il tombera, tombera, tombera
Bien vermoulu, il doit être déjà.
Si tu le tires fort par ici
Et que je le tire fort par là
C’est sûr il tombera, tombera, tombera
Et nous pourrons nous libérer.
Grand-père Siset ne dis plus rien
Un mauvais vent l’a emporté
Lui seul sait vers quel lieu
Et moi je reste sous le porche.
Et quand passent d’autres valets
Je lève la tête pour chanter
Le dernier chant de Siset
Le dernier qu’il m’a appris.
(1) Kaminsky, Ceux de Barcelone, testament instantané sur la révolution espagnole. Ce même Kaminski, comme tous les autres brigadistes polonais, sont considérés aujourd'hui comme des traîtres par le gouvernement de Varsovie.
(2) Sébastien Bauer, « La crise catalane est née à Madrid », Le Monde Diplomatique, novembre 2017.
(3) « Gagner la ville » : https://barcelonaencomu.cat/.
(4) Ce n'est pas la loi de mémoire historique, votée en 2007 par les socialistes espagnols, qui change réellement les choses.
(5) Environ 120 000 personnes disparues.