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Sans PQ et sans reproche

En tant que directeur officiel de l’École Néogonzo de Lille (ENL), je ne pouvais qu’accueillir favorablement l’annonce de la fermeture de tous les établissements scolaires de France. Enfin on allait arrêter de m’emmerder avec cette épave du journalisme que je maintenais désespérément à flot depuis plusieurs années. Plus d’étudiants, plus de stagiaires pour venir pleurer dans mon bureau ou pour écrire des graffiti obscènes sur ma porte. Fini ce ramassis d’ivrognes infoutus de pondre un papier digne de ce nom. Je n’avais qu’à fermer boutique et tout reporter, sine die. En somme, je pouvais me la couler douce. Évidemment, et tout le monde s’en doute, ça ne s’est pas passé aussi facilement que ça.


Prendre de la distance avec l’ENL ne me déplaisait finalement pas, et j’étais convaincu que l’idée serait partagée. Hélas, certains reporters zélés ont tenu à assurer, coûte que coûte, une « continuité pédagogique ». À l’instar de mon homologue Bruegel de Bois, rompu comme chacun sait aux techniques managériales en vogue dans le cabinet Blanquer. « Jack, me dit-il avec aplomb au téléphone, on peut pas fermer. Tu vois pas le pognon que les élèves nous donnent pour intégrer notre école, une école prestigieuse, mon vieux, je te le rappelle. On peut pas prendre leur fric et se barrer comme ça !

Tu m’arrêtes si je me trompe, Brueg’, mais c’est à peu près ce qu’on fait depuis dix ans.

Peu importe, Jack. Il faut leur fournir de l’alcool et les mettre au travail. Ils doivent couvrir l’événement.

Connerie. Je te rappelle que l’ENL est en grève depuis le 13 janvier et que l’événement, comme tu l’appelles, nous dépasse complètement ! »

C’est dans ce genre de moments que je me rends compte qu’être doté d’une incroyable autorité charismatique ne suffit pas. Il faut parfois en venir aux mains, ce qui, on le comprendra aisément, n’est pas la chose la plus évidente dans un contexte de confinement. « Fais ce que tu veux, Bruegel, je m’en fous, fais-toi trouer la peau dix fois par ce putain de virus si ça t’amuse ! Par contre, laissez-moi tranquille. »

***

Je dois faire une confession : je suis un gros hypocondriaque. Dans ma vie, j’ai tout fait ‒ en tout cas j’en ai eu la désagréable sensation ‒, de l’AVC au cancer des poumons en passant par des choses moins graves comme la couperose mais aussi plus exotiques comme la fièvre jaune. Seulement là, alors qu’une pandémie s’apprêtait à déferler sur la planète, que beaucoup de gens vivaient leurs dernières heures d’insouciance et que d’autres leurs dernières heures tout court, je ne ressentais pas la moindre peur. Enfin presque. Ce n’est pas que je n’avais pas peur de la maladie, ou de crever ‒ tout à l’heure par exemple j’ai cru apercevoir une tache noire dans mon champ de vision annonçant une très probable cécité fulgurante ‒, c’est juste que la distanciation sociale que je pratiquais au jour le jour en raison d’une misanthropie prononcée semblait m’avantager. Cette fois au moins, je pouvais appréhender les prochains jours avec sérénité. Les camarades de l’ENL continueraient à gesticuler s’ils le souhaitaient, ça n’avait plus d’importance. Du moment qu’ils me laissaient peinard.

Était-ce trop demander ? Sans doute, car les émotions sont contagieuses, et la peur l’est particulièrement. En l’occurrence, j’avais beau suivre un confinement quasi totalitaire, je n’avais jamais été autant connecté aux… autres.  Les autres que je cherchais à fuir resurgissaient brutalement dans mon quotidien et la batterie de mon Samsung GT-E1190 à clapet faillit en perdre tout son lithium. Tout le monde m’appelait, et ça durait des heures. Des gens tombaient malades. Des proches finissaient à l’hôpital. Des amis étaient révoltés, d’autres résignés. Certains, enfin, sombraient. Et la peur s’immisçait via des chaînes de transmission numériques. Selon le Signore Guzzi ‒ qui assure ne pas se trouver actuellement en Italie, mais comment puis-je croire ce fourbe qui a toujours pris un malin plaisir à théoriser ma soi-disant proximité idéologique avec Jacques Delors, donc Martine Aubry, pour discréditer mes prises de position ? ‒, on assistait à un retour fracassant de la révolution communiste.

« Trois jours, Jack, annonça-t-il dans une certaine frénésie, trois jours, c’est ce qu’il a fallu pour abattre l’économie de marché ! C’est un paquet de pognon, Jack, l’État va déverser des milliards…

M’est avis que ça empêchera pas deux, trois capitalistes de maximiser leurs profits.

Tu comprends pas ce qui se joue, Jack. Regarde, la Chine envoie de l’aide à l’Italie, Cuba envoie de l’aide à l’Italie ! Deux putains de pays communistes qui viennent en aide à l’Europe libérale !

Communistes aux économies de marché…

Tu comprends pas, Jack…

Non, je comprends pas, on va peut-être crever tous les deux dans les 14 prochains jours, et c’est peut-être même toi qui m’auras refilé cette merde, alors non, je comprends pas ton délire ! »

La situation était grave, il avait raison. BFM TV agissait comme un puissant psychotrope dont j’avais par le passé décrit les effroyables effets. Italie, 793 morts en 24 heures. Espagne, 769. États-Unis, 3,3 millions de chômeurs en une semaine. Monde, 3,4 milliards de personnes confinées. Italie, encore, hier, 969 morts et 1169 chez les Ricains. Mon angoisse nosophobe se mêlait à la conviction de mon impréparation la plus totale à la fin du monde. Je n’avais pas d’armes, une pierre pour tout téléphone, un PC à la sérologie qui ferait pâlir tout infectiologue qui se respecte, et, surtout, je ne disposais plus que de deux rouleaux de PQ. J’étais dans la merde ‒ bientôt, du moins ‒, on était tous dans la merde.

***

Dix heures, ça pourrait être quinze heures. Mon téléphone vibre. Au bout du fil, Bruegel de Bois, que j’ai pourtant enjoint de me lâcher la grappe :

« Ça va, Jack ?

Qu’est-ce que tu veux ?

Je m’inquiète pour toi… on s’inquiète tous pour toi.

Qu’est-ce que tu racontes ? J’ai pas de fièvre, je tousse pas, ça va.

Faut que tu fasses attention, Jack, vraiment.

T’es bizarre, Bruegel. Je t’avais dit de pas me faire chier. Mais… c’est sympa quand même. T’inquiète pas, je sors pas de chez moi, hier j’ai commencé à me torcher le cul à la douche. Ça sera plus difficile quand Iléo arrêtera la distribution d’eau ou la réservera aux quartiers riches. »

Je le sens tendu, lui le chien fou des dancefloors yéyés, c’est bien la première fois. Il s’inquiète pour moi, mais j’ai tout à coup la sensation qu’il exprime sa détresse. À sa façon.

« Jack, faut que je te dise, je suis allé faire des courses ce matin… j’ai peur d’avoir fait une connerie.

Comme quoi ?

Je crois que je me suis approché un peu trop près d’un type qui avait une tête bizarre, genre la tête du mec malade. En même temps j’avais mon FFP2, je me suis lavé en rentrant, j’ai mis mes fringues à la machine… mais j’arrive pas à m’enlever ça de la tête.

Un FFP2 ?!

Bah oui, je l’ai chopé à Leroy Merlin avant le confinement, au cas. Je le mets à chaque fois que je sors.

Je vais te dire un truc, Bruegel, c’est tout à fait préoccupant ce que tu me racontes : imagine que le mec était contaminé, t’es passé trop près de lui, y’a forcément des gouttelettes de sa salive pourrie qui ont atterri sur ton FFP2 ! Et peut-être que ça t’est arrivé plein de fois ces derniers jours ! Et toi tu le remets, à chaque fois que tu sors, tu le touches avec tes grosses paluches et tout ! À tous les coups, t’as ramené le virus chez toi, mon pote. »

Silence. Bruegel a raccroché, j’imagine pour s’empresser de nettoyer et désinfecter son intérieur, peut-être pour brûler son FFP2. Quelques heures plus tard, il apprendra qu’il ne verra pas ses enfants pendant un mois, car probablement porteurs du virus. Il ouvrira alors une bouteille de whisky, un Jack Daniel’s bien sûr, et chavirera sur le web, seul au milieu d’un océan, avant de succomber à une démence catatonique foudroyante.

C’était bien la folie qui nous achèverait.

***

Du jour au lendemain, l’humanité se souvenait de ce qu’elle représentait. Misérable créature, faible, impuissante, elle disparaîtrait comme elle était apparue : dans l’indifférence générale de l’Univers. Le temps était venu de se remémorer, de se rappeler les fléaux, toutes ces fois où notre espèce avait flanché face aux « microbes ». Les « pestes », celle d’Athènes en 430 av. J.-C. dont Thucydide en fit la « première épidémie documentée », ou la « noire » du XIVe siècle. Autres exemples, moins connus, piochés sur Arrêt sur images : 1969, grippe de Hong Kong, la « grande oubliée », plus de 30 000 morts en France en deux mois ‒ souvenirs d’un type qui bossait à l’hosto : « On n'avait pas le temps de sortir les morts. On les entassait dans une salle au fond du service de réanimation. Et on les évacuait quand on pouvait, dans la journée, le soir » ; 1832, choléra, 100 000 morts en six mois, 20 000 à Paris, à peu près le même bilan qu’en 1848 ‒ Mathilde Larrère, historienne et twitteuse : « Ceux qui sont morts sont essentiellement les plus pauvres dans les quartiers insalubres ».

À Lille comme ailleurs, on en trouve des traces parfois éloquentes. Le choléra de 1832, justement, qui déboula le 31 mai. En six mois, il toucha environ 1600 personnes et en tua 700. Faut voir la gueule de la ville à cette époque. Encore cernée par des bleds marécageux comme Wazemmes, elle compte 70 000 habitants, dont 30 000 qui forment la classe ouvrière. De nombreux canaux charrient toute la merde produite en flux tendu, qui stagne par endroits et dégage une odeur immonde. L’atmosphère est pestilentielle. À la Dickens ‒ ou, dirait-on aujourd’hui, à la Xingtai. Révolution industrielle oblige, le secteur textile décolle, avec son lot d’enrichissements, de crises, comme en 1825-1829, de poussées de chômage ; la pauvreté explose. Un rapport obscur datant de 1829 recense 16 000 « mendiants qui exercent en troupes, avec menaces », et les « indigents » représentent 47,6 % de la population en 1831. Une ville foutrement populeuse. À l’image du quartier Saint-Sauveur et de ses rues disparues, comme la rue des Étaques ‒ qui a inspiré par ailleurs la jeune maison d’édition lilloise du même nom dont le Docteur Kasoif a rapporté les méfaits. D’après Dineur et Engrand dont je conseille la lecture :

« Dans la rue des Étaques s'abritaient plus d'un millier de Lillois. Avec les cours enchevêtrées les unes dans les autres qui s'y ouvraient, elle groupait près de 3000 individus parmi les plus pauvres de la ville sur un espace de 24 000 m2, soit une moyenne de 8 m2 de terrain par personne. Étant donné les dimensions des maisons, cette zone était plus densément occupée que les quartiers les plus populeux de Paris à la même époque. On trouvait fréquemment à Lille huit à dix individus vivant dans une seule pièce ou dans une cave. Des familles entières s'entassaient dans des chambres exiguës qu'elles partageaient parfois avec d'autres. »

On pourrait développer davantage, citer Victor Hugo et son vibrant discours sur « Les caves de Lille » de 1851, ou parler du quotidien. Les journées de travail de 15 heures, les gosses de 8 ans dans les fabriques, les maladies, les infirmités, les taudis, la pollution, les bistrots ‒ 1 pour 137 âmes ‒ et… les inégalités :

« 21,1 % des enfants mouraient avant 5 ans dans la rue Royale, quartier de riches propriétaires, tandis que dans celles des Robleds, de la Vignette et des Étaques où demeuraient des pauvres du quartier Saint-Sauveur, le pourcentage atteignait respectivement 48,2 %, 51,4 %, et 58,5 %. Lors d'une épidémie, la rougeole enleva 5 enfants de moins de cinq ans pour 11 qui naissaient rue Royale, contre 10 pour 14 rue des Robleds, 20 pour 27 rue de la Vignette, 24 pour 15 rue des Étaques. »

Quand approche le choléra, les autorités signent quelques arrêtés visant à améliorer l’hygiène publique. Des ouvriers sont envoyés dans les quartiers pauvres pour badigeonner de lait de chaux l’intérieur des maisons, des caves, ou retaper l’évacuation des eaux des cours. La police verbalise celles et ceux qui déversent leurs latrines ou leurs déchets dans les canaux, ou qui ne balaient pas devant leur case, chaque jour à heure fixe, au retentissement des cloches. Parmi les citoyens, on nomme des « inspecteurs de salubrité », chargés de veiller à l’exécution des règlements sanitaires. Côté médical, on mobilise et libère de la place. L’hôpital Saint-Sauveur ouvre une centaine de lits supplémentaires, les personnels sont réquisitionnés et un système d’urgences est ébauché. Les fonds publics engagés ne dépassent pourtant pas 50 000 balles, soit 5 % des dépenses municipales dans un budget largement excédentaire. Ces mesures ne suffisent pas.

Sans surprise, la maladie se concentre principalement sur les misérables. 76 % des malades (1243), 75 % des morts. Chez les industriels et propriétaires, 6 cas seulement dont 2 mortels. Les chiffres montrent aussi que les femmes en payent le prix le plus fort : près de 1000 victimes, contre 600 chez les hommes. Lille, c’est la ville des dentellières, immortalisées par Desrousseaux dans son P’tit Quinquin. Elles font ce taf dès 5 ou 6 ans. Se courbent sur leur ouvrage, immobiles, toute la journée, dans l’obscurité d’une cave humide. Lorsqu’elles arrivent à atteindre la cinquantaine, donc la vieillesse, on les reconnaît à leur dos voûté et leur vue défaillante. Le choléra, un malheur de plus.

Un malheur, pour quoi de plus ?

***

Faut croire que le passé laisse des traces indélébiles. Près de deux siècles séparent le choléra du coronavirus, et la pauvreté touche encore 25 % des Lillois. Au moins un quart des habitants de cette ville confiné dans la survie, tandis qu’à Croix ou Bondues, les riches n’en finissent plus de compter ce que la suppression de l’ISF leur fait gagner. Les vaincus, malgré eux en première ligne. Dentellières, caissières, premières victimes, premières oubliées.

Sur mon bureau, à côté de mon ordinateur, traîne encore un tract de Marc-Philippe Daubresse, vestige du monde d’avant. Monsieur veut la mairie de Lille, « C’EST LE MOMENT ». Dérisoire. Le 15 mars dernier, 8 % des électeurs, celles et ceux qui ont daigné se déplacer, ont voté pour lui. Sa réaction, suante et sans vergogne : « Probablement le deuxième tour sera annulé, dans ce cas-là y’a plus de premier tour et donc nous avons le temps de refaire une belle campagne ». Lamentable. Seule satisfaction à cet instant : contrairement au choléra, le COVID-19 n’épargnera personne. Mais que faire des survivants ?

À Lille, en 1832, la population est restée calme. Elle a d’abord cru à une invention policière, puis à un empoisonnement collectif fomenté par le gouvernement, et c’est tout. Des rumeurs ont circulé, sans émotions populaires à la clé. Comme à son habitude, le peuple de Lille ne s’est pas révolté. Et les affaires ont repris, dans la même direction. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, le choléra s’est abattu une nouvelle fois sur les quartiers pauvres en 1848-1849, fauchant plus de 900 individus. Puis 2200 en 1866. À chaque fois, les rapports des médecins s’enchaînent et les facteurs épidémiques se ressemblent : canaux putrides, habitations froides et humides, rues rarement nettoyées, malnutrition, misère… En d’autres termes, les conditions de vie infâmes que l’industrie, le « progrès » et le mythe de la croissance imposaient à la moitié de la population. Il en a fallu, des « crises sanitaires », pour que ce système soit remis en question.

Aujourd’hui, la température grimpe peut-être à un niveau plus élevé. Je me suis moi-même surpris à décarocher sur la gueule d’un militant LREM. Moi, pourtant tu-peux-pas-faire-plus-zen. C’était peu de temps avant le confinement. Le pauvre tractait pour Spillebout, la valkyrie macroniste du cru. J’ai pas dit « fils de pute » ou ce genre d’abominables grossièretés. Je lui ai juste adressé la parole comme à un taré fanatique, si bien qu’au bout d’un moment, il a lâché : « Normal que la police soit aussi violente avec vous ». Autant vous dire que l’envie de lui cracher à la gueule en criant « Tiens j’ai le coronavirus sale con ! » m’a traversé. Fort heureusement, je me suis retenu. Mais qui pourra encore se retenir à présent ? Je crois que certaines têtes tomberont, et que nous sommes déjà dans une révolution. Un certain Hubert dirait alors : « Le plus dur c’est pas la chute, c’est l’atterrissage ».

***

J’ai fait un drôle de rêve, je sais plus quand. J’étais le dernier contaminé. Le tout dernier. Résultat : il fallait attendre la fin de ma quarantaine pour lever le confinement. Je n’avais aucun symptôme, je fumais des joints en suivant les recommandations du gouvernement ‒ à savoir youporner ‒, et on ne pouvait faire autrement que de patienter. Situation intenable, les gens désespéraient, y’avait comme une insurrection-qui-vient dans l’air. Daubresse passait sur BFM, une coupe de champagne à la main devant un magret de canard, il appelait ses concitoyens au calme, « le confinement n’est pas si pire ». En bas de chez moi, une foule en furie réclamait mon exécution. Je reconnaissais le tracteur valkyriste, il hurlait : « Qu’on le pende ! Qu’on le brûle ! Finissons en une bonne fois pour toutes ! » La police intervenait, interpellait à tour de bras en aspergeant les récalcitrants de lait de chaux. Moi, j’avais honte de me retrouver en caleçon et de me torcher le cul au jet d’eau dans ce contexte ‒ même si, tout compte fait, mon charisme légendaire opérait encore et toujours dans la catastrophe. Il me restait, il nous restait cinq ou six jours à tirer, pas grand-chose au regard des 120 qui venaient de s’écouler. Il y avait néanmoins un problème : tout recommençait chaque jour.

Quand j’ai raconté ce songe au Capitaine Cœur-de-Bœuf, il a décrété que je n’allais « pas si bien que ça » : « Tu tournes en rond, Jack. Arrête BFM, tu vas devenir complètement con. » De-Bœuf s’était détourné du journalisme sauvage pour entamer une carrière de community manager. Les réseaux sociaux, il maîtrisait, et le fait qu’un type comme moi continue de regarder la télévision lui semblait relever du néolithique. « Tu vois pas, Jack, je suis sur dix groupes WhatsApp, toi non donc tu sais pas… t’as un train de retard ! Très concrètement, y’aura pas de "dernier contaminé", y’aura pas de fin à tout ce bordel ! Tout ça c’est organisé à l’échelle mondiale. L’état d’urgence va devenir loi martiale, et les gusses dans ton genre n’ont aucune foutue chance de s’en sortir vivant. Au mieux, tu finiras en Corée ! Tu verras quand un drone viendra taper à ta porte chaque jour pour vérifier ta présence… Voilà, je t’ai prévenu, tu pourras pas dire que tu savais pas. »

Je ne pensais pas confier ça un jour, mais la santé du Capitaine me préoccupait. Je lui avais tout appris, tout ce qu’un journaliste professionnel doit savoir, et voilà qu’il se mettait à transgresser les règles les plus élémentaires. Qu’en était-il des autres ? Bruegel, Guzzi, Esteban, Pirson, Kasoif, Mad et Mar, Letartier, Lacluysse, Mouline, Hache, De Bavoir, KRST, toutes ces générations de gratte-papiers que j’avais formés ? Tous dispersés, dans le Nord, le Gers, l’Aveyron, le Morbihan, à Lyon, Paris, Bruxelles. Que deviendraient-ils dans le monde d’après ?

***

Quand la peste bubonique a fait son apparition dans les Flandres en 1349, le nombre de morts était tellement élevé à Lille qu’on a dû ouvrir deux nouveaux cimetières. Dans ce contexte morbide, les survivants ont perdu la tête. Les sources indiquent la formation de bandes de « flagellants ». Des mecs carrément azimutés qui se flagellaient en marchant d’une ville à une autre pendant des semaines ‒ il y en avait des centaines comme ça. Hier, le monde était déjà bien assez étrange, il n’avait vraiment pas besoin d’une dose de plus. Or les prophéties tendent toutes vers le même horizon : une ère dangereusement bizarre. L’Apocalypse en 5G.

Je ne m’étais pas approché d’un être humain à moins d’un mètre depuis trois semaines. La ville était si calme que j’entendais le bourdonnement des drones qui patrouillaient dans le ciel. Mon écran d’ordinateur était maculé de mes postillons solitaires, dans lesquels j’imaginais en chacun d’eux un fourmillement de vie, une grosse teuf de micro-organismes déjantés qui envisageaient sérieusement de se rejoindre pour former un gigantesque réseau de teufs, une inter-microbienne. Bref, je ne voyais plus tout à fait clair et, au fil des nuits, mes rêves s’assombrissaient. Déboussolé dans mes connexions, j’envoyais des messages comme des bouteilles à la mer. À quelle heure je les écrivais ? À qui je les destinais ? Je n’y faisais plus gaffe. Jusqu’au jour où je suis tombé sur ce mail dans ma boîte, transmis deux jours plus tôt à 4h34 à… moi-même :

« Il y a quelques minutes encore, je dormais. Et nous arrivions tous les deux dans un camp en Corée du Nord. Pas un camp de prisonniers, plutôt un lieu de vie sécurisé d'adaptation à notre nouvel environnement.

On a d’abord caché notre argent en roulant les billets dans du film plastique dans les toilettes pour le cas où tout ça se passerait mal. Puis on est allés à la cantine. Pendant que tu faisais du gringue à une jeune surveillante pour négocier une clope par jour, je suis allé à la fontaine remplir un pichet. Au-dessus du robinet, il y avait un grand schéma représentant un mélange de mappemonde et de cycle de l'eau. Il y a trois types d’eau dans le monde. L’orange (eau polluée américaine, la pire), l’eau bleue (Europe, déconseillée) et l’eau verte, celle de Corée. Celle qu’il faut boire ! Mais elle se boit chaude, très peu rafraichissante.

Je suis revenu à table et tu te plains auprès du chef de cantine que quelqu'un a déjà mangé des tranches de betteraves dans ton assiette. Là, je me réveille. »

Compte tenu des circonstances, écrire ne me paraît pas déraisonnable. J’aurai laissé des traces et je me plais à croire que ce témoignage permettra, lors de la prochaine pandémie, de prévenir le mal que les psychiatres auront baptisé « Syndrome de L’Error ».

Illustration d’intro : KRST