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Chronique du confinement

J’aime pas ça la gueule de bois, surtout quand elle n’a d’autre origine que l’ambiance de la catastrophe. Je ne vais pas mentir, c’est pas la première fois que la nausée me prend, comme ça, comme si l’actualité du monde s’invitait dans mon estomac après avoir forcé le passage de mon œsophage.


La première fois, je m’en souviens, j’étais encore étudiant, la sale gueule de Le Pen triomphant au premier tour des présidentielles. Ou encore les grèves de la faim des sans-papiers, les « Je suis Charlie », les balles du Bataclan, les coups reçus par mes potes et d’autres en manif, les regards éborgnés et j’en passe. La différence, la grande différence, c’est qu’à chaque fois je pouvais retrouver les miens, partir gueuler dans la rue, m’organiser pour faire face à la chute. Aujourd’hui, je ne peux compter que sur mon forfait, mes applis et mon ordi pour garder contact, et donc l’espoir.

Mardi 17 mars "Nous sommes en guerre"

J’ai bien dormi, c’est déjà ça. Je rallume mon téléphone et je vois ce texto du gouvernement. La lumière du jour n’est pas encore entrée que je voudrais prolonger la nuit. Je rêve doucement, j’aimerais que demain soit déjà hier.

C’est compulsif, je prends des nouvelles.

Une pote a son fils cloué au lit depuis trois jours avec 40 de fièvre. Ça va mieux, qu’elle me dit.

Le mec de mon ex-compagne est fiévreux depuis hier. J’attends des nouvelles. La température est retombée, le médecin le recevra dans l’après-midi. Je sens déjà le truc que je ne vais pas pouvoir revoir mes enfants tout de suite.

J’ai tanné mon père artisan pour qu’il n’aille pas travailler.  Rien à faire, il a bossé hier, il rebosse ce matin. « On peut pas laisser les gens sans eau tu comprends. » Non je comprends pas vraiment. Il a 65 balais, il fume, il est fatigué. J’ai peur. Il me promet de s’arrêter après. « Les grossistes ferment dans tous les cas, donc pas possible de bosser. Ta mère m’a apporté des attestations, il paraît qu’il y a des flics partout. »

Il fait beau, je sors une dernière fois, « libre ». Je vais courir un peu mais la Citadelle est blindée. Je suis pas fou, pas possible d’aller transpirer dans ces conditions. Je bifurque vers le Jardin des plantes où il n’y a presque personne.

Sur le retour, je vais voir si y’a moyen de faire des courses et je vois une queue pas possible devant le Carrefour Market ; je passe mon chemin. Je fais une halte devant la maison de mon ex et je salue, de loin, mes enfants. Je continue de rouler, le vélo me fait du bien. Je m’arrête devant Aldi, et c’est la même scène. Je trace ma route, rentre chez moi. La voisine sort, elle avec qui je n’échange que des bonjours feutrés depuis des années. Je tente :

« Bonjour vous allez bien ?

‒ Oui merci, et vous ?

‒ Oui ça va aussi, enfin ça va comme ça peut aller…

‒ Oh oui, c’est fou ce qui se passe.

‒ Oui, même pour les courses, les gens paniquent !

‒ Y’a pas que ça, moi je suis assistante sociale à Wattrelos, les gens se ruent vers nous, il y a des queues interminables. La situation va s’empirer. »

Je lui réponds qu’on peut faire quelque chose. Que c’est peut-être possible de s’organiser entre voisins. Elle me dit qu’elle n’y croit pas trop, que c’est l’individualisme qui va gagner. Je lui dis qu’on peut quand même essayer. Elle me dit « Oui, surtout pour les plus vieux et les plus fragiles ! » On se regarde, elle s’en va bosser.

L’après-midi passe. Je dois me rendre à la pharmacie, il n’y a pas trop de monde. Je renouvelle les ordonnances de ma petite, asthmatique. Le pharmacien m’en donne pour deux mois : « C’est plus prudent ».

À 16H, l’info tombe : le compagnon de mon ex est « sûrement » (dixit son médecin) infecté par le Covid-19. Inquiétude, et confirmation de ce que je craignais : je ne vais pas pouvoir fréquenter mes enfants pendant un p’tit moment. J’essaye de philosopher : au moins, on va essayer de s’entraider, de faire les courses pour l’un et l’autre, de photocopier les devoirs envoyés par l’institutrice.

On se sonde dans l’École Néogonzo. Que faire ? Je teste l’application Zoom pour voir la gueule de Jack de L’Error, mal rasé, l’air anxieux : « Va y avoir une putain d’hécatombe ! » qu’il me dit, en collant sur l’écran un livre sur le choléra. Je m’inquiète pour lui. Dans le même temps, Félicien Pirson sort de son silence et nous annonce qu’il veut « bien tenter d‘écrire un truc dès que j’ai le temps. Là je joue à Starcraft 2. » Docteur Kasoif, de son côté, n’a pas encore trouvé de vaccin sinon de rire un peu avant la mort. Ça me donne des idées, j’y reviendrai.

À l’heure de l’apéro, un article du Monde pose une petite bombe. L’ancienne ministre de la Santé s’émeut et vide son sac. J’aimerais ne plus les entendre ces bandes d’incompétents.

Signore Guzzi fait son apparition en multipliant les infos sur les multiples crises, économiques, industrielles, financières et institutionnelles que provoque l’épidémie. Ça finit vite fait sur ce qu’est une économie de guerre, il veut qu’on s’organise, il veut réfléchir en direct. Pas l’temps de tout lire, cette journée de confinement a déjà été bien trop remplie. Mon père me met un texto : « C’est bon j’arrête. » C’est déjà ça. Je réfléchirai plus demain.

Note de méditation pour les prochaines heures :

« Tenter, braver, persister, persévérer, s'être fidèle à soi-même, prendre corps à corps le destin, étonner la catastrophe par le peu de peur qu'elle nous fait, tantôt affronter la puissance injuste, tantôt insulter la victoire ivre, tenir bon, tenir tête ; voilà l'exemple dont les peuples ont besoin, et la lumière qui les électrise. »

Hugo, Les Misérables, 1862

Mercredi 18 mars "Conjurer la peur"

J’ai encore bien dormi, je sais tu t’en fous.

J’ai décidé de couper les réseaux et les médias, au moins jusque midi. Marre des gens qui postent leur playlist, leurs humeurs, qui se scandalisent pour un oui pour un non. En vrai, j’ai besoin de calme. Et de penser.

Je prends le petit déj’ au soleil avec ma meuf. Nous nous étonnons – le silence des transports, les oiseaux sont là, on peut même entendre le bruissement des feuilles. Ou est-ce la catastrophe qui nous étonne ?

J’écoute Patrick Boucheron et un philosophe réfléchir sur la mémoire et l’oubli. J’l’aime bien, Boucheron. Je sais bien qu’il a appelé à voter Macron, mais j’l’aime bien quand même. C’est lui qui m’avait mis dans l’oreille la citation d’Hugo. Pour le plaisir, je me réécoute sa leçon d’introduction au Collège de France tout en plantant des semis de tomates. Il parle bien, il parle de la Méditerranée au XIIème siècle, autrefois un lieu d’échanges – c’est un historien médiéviste, pour info –, aujourd’hui un « cimetière ».  Il parle bien et j’enchaîne les semis de roquette quand il raconte l’histoire de Sienne – c’est son sujet –  et des cités italiennes quand celles-ci se sont barricadées face à la peste. Pour cet historien du temps long, c’est une possible comparaison avec les attentats de Charlie Hebdo en janvier 2015. Il l’écrit dans Prendre dates, il y voit, à des siècles d’écart, la même réaction, la même posture face au danger. L’état d’urgence, qui devient de plus en plus l’état normal. Il perçoit, comme rarement d’autres à l’époque, le symbole puissant de la guerre civile, de Français qui tuent des Français, de jeunes de la banlieue du monde contre ceux qui sont le monde. Tout ce que les Je suis Charlie n’ont pas permis de voir.

Pour finir, je mets en terre des plants de fraisiers avec des fleurs : c’est sûr, le confinement va produire de belles moissons. Je veux y croire.

À midi, je prends des infos. Les sauvetages en Méditerranée vont cesser à cause de la pandémie. J’arrête là. Je prends mon vélo après avoir rempli mon attestation. Je file déposer quelques jeux et les devoirs qu’a envoyés l’institutrice de ma fille sur mon mail. Je les vois à trois mètres de distance, j’ai envie de les serrer fort. Je rentre et fais un arrêt à Aldi, il n’y a personne, les rayons sont vides, mais il reste quelques bouteilles de vins. Je m’approvisionne, on n’sait jamais. Doc Kasoif a envie de se faire un skype apéro, ça pourrait me changer les idées. Les amis commencent à sérieusement me manquer.

Note de méditation :

Jeudi 19 mars "Vivons heureux en attendant la mort"

Je sais pourquoi je dors bien, je sais que tu t’en fous, mais je crois que l’obscurité, la noirceur profonde du sommeil et les bribes de rêves impossibles à reconstruire me rassurent. Fermer les yeux, pour ne pas voir. Se boucher les oreilles, ne pas entendre. Mon rituel est désormais plus ou moins fixé. Un peu de muscu au réveil, histoire de. Surtout, surtout, ne pas aller sur internet, ne pas surfer, ne pas savoir, pas tout de suite, pas maintenant.

Hier j’ai regardé un film chelou, « Extérieur nuit », avec Christine Boisson, Gérard Lanvin et André Dussollier. Trois jeunes paumés à la fin des années 70, en plein marasme économique et en peine perte de sens, dix ans après Mai 68. Un film de glandeurs qui oscille entre l’intérieur confiné d’un p’tit appart’ pourri et l’extérieur nocturne. Un film français comme ça résonne dans ma tête : une histoire bizarre, sans queue ni tête, qui se finit sur cette phrase : « De l’eau a coulé sous les ponts, de l’eau de plus en plus sale et polluée. »

Oué, je prends des nouvelles des enfants. Ils vont bien. Leur « beau-père » (ma fille l’appelle comme ça depuis quelques semaines) est dans un état stationnaire, ça me dit pas grand-chose et j’en saurai pas plus. Je m’habitue tout doucement à les voir sur écran. Pendant ce temps-là, je jardine. Je profite à fond de mes privilèges de classe, j’ai un jardin, un potager, je peux laisser mon esprit divaguer dans les carottes et les navets. Je bêche, je ratisse. Ça occupe mon esprit. Je regarde vite fait le calendrier lunaire : aujourd’hui est un jour racine et la lune est ascendante. J’obéis, mais j’ai peur de devenir un hippie : je me prends une douche avec double ration de savon.

Je résiste à l’appel d’internet, encore et encore. Mais pas aux appels des proches. Capitaine Cœur-de-Bœuf s’inquiète : il est enfermé avec son môme de 8 mois dans un 50M². Par chance, il a un jardinet, et un petit espace collectif, genre courée. Les gens se connaissent, et s’organisent des moments de sociabilité extérieure. Ils gardent leur distance, c’est plutôt cool, mais ça inquiète certains qui se dépêchent de prévenir le syndic. Résultat : un mail arrive et les prévient, s’ils continuent, la police sera appelée. Sois pauvre et tais-toi. La peur réactive certains réflexes de délation.

Je pense à ces millions de personnes enfermées dans leur petit appart’. Je pense à ces bourgeois de Parisiens qui se sont exilés en vitesse dans leur résidence secondaire, pour bien signifier que la catastrophe n’abolissait rien des inégalités sociales. Le Tartier m’appelle de sa lointaine Bretagne, vénère : « Askip, Macron a ordonné le confinement mardi midi pour laisser le temps aux bourgeois parigots de s’faire la belle ! » Merde, v’là mes potes qui se laissent aller au complot. Il me rassure : « J’espère qu’ils ont laissé les clés sur leur porte, histoire de faire profiter les gens de leurs grands appart’ ! »

Coup de fil de mon frérot ‒ ça n’arrive jamais. Il s’inquiète, de mes enfants, mais aussi du daron : « Putain il continue à faire des dépannages, il est vieux, fatigué, c’est suicidaire ! » Je confirme, qu’est-ce qu’on y peut ? Bonne nouvelle : son môme vient de faire ses premiers pas.

À 20 heures, je rallume les réseaux et les médias. Les annonces morbides continuent, Lordon se fend d’un billet sur ces « Connards qui nous gouvernent ». Ça me fait du bien sans me faire plaisir. Il invoque l’URSS et Tchernobyl  « La Supplication, c’est le titre d’un livre de Svetlana Alexievitch. Sur la catastrophe de Tchernobyl. Et c’est vrai qu’il y a du Tchernobyl dans l’air. Il va y avoir des "nettoyeurs". C’est le nom qu’on donnait aux sacrifiés, ceux qu’on envoyait muni d’un linge sur la bouche et d’une paire de bottes, pelleter les gravats vitrifiés de radioactivité. Une aide-soignante sur Twitter publie le patron qui circule pour fabriquer "soi-même à la maison" des masques avec du tissu. On s’est beaucoup moqué des soviétiques, de Tchernobyl et du socialisme réel, mais vraiment, le capitalisme néolibéral, qui a déjà oublié son Three Miles Island et son Fukushima, devrait prendre garde à ne pas faire le malin. »

Tiens, ça m’fait penser à un poème d’un de mes recueils refusés par les Étaques pour des raisons obscures de consanguinité impatiente. Je te livre.

Apocalypse printemps - 18 mars 2011

La faille a tremblé terre atterrée

atome secoué mauvaise blague

sang versé d'immense vague

 

derrière mon écran

devant ta télé

une fois encore

 

Fin d'hiver en stupre détresse maîtrisée

images surfant l'ouragan voyeuriste

de consommateurs autrefois touristes

risque étouffé face aux antiques alizés.

 

Tu pars comme ça comme ci où gît ton âme perdue

sacrifice technologique en boniment

descente des bleus enfers l'œil hagard des cumulus

tes vides terres-pleins au souvenir d'enterrement.

 

Incendie feu fumée, Sendai

Centrale histoire hoquetée, Fukushima

Des familles pulvérisées, Minamisanriku

Une cure d'iode administrée, banzaï !

 

Pendues au fil fibre optique déguerpissent les ambassades

rétine avisée ambiance électrique sur une prévisible noyade

Aldébaran sans signe de nuit le nuage du naufrage te retrouvera

même dans l'au-delà et même dans l'en-deçà

 

Et pendant ce temps la mémoire te rappelle, dans la futaie des désespoirs,

et pendant ce temps Benghazi gémit dans la douleur matutinale

où Manama agonise dans le bruit complice

la vague émonde la modernité et les tamaris crachent leurs ultimes tavelures de liberté.

 

Putain, j’ai besoin de rire. Je trouve mon bonheur grâce aux Chiche Capon que j’ai déjà vus plusieurs fois dans différents festivals d’arts de rue. Ils mettent leur spectacle le « LA 432 » en accès livre, merci !

Je me distancie. J’ai pas regardé le nombre de morts, d’infectés, de réanimation, de masques et de gel qui doivent continuer à manquer.

J’essaye de vivre heureux en attendant la mort.

Samedi 21 mars

« Si l’on peut sentir qu’il vaut la peine de rester humain, même s’il ne doit rien en résulter, on les a battus. » Wilson, dans 1984.

Tu me permettras de sauter deux jours. Après tout, c’est le printemps ! Et après tout et encore tout, le monde s’annule alors on peut bien annuler quelques dates.

Aujourd’hui, j’aurais du me réveiller avec les enfants, préparer un p’tit déj’ « délices de fruits » et quelques dattes. P’tet même que j’aurais fait des crêpes au lait de riz – ma fille est allergique au lait de vache – pour fêter leur retour. Une semaine que je ne les ai pas approchés, touchés, embrassés. Une semaine que ma fille ne m’a pas susurrée « Papou, tu me lis une histoire ? » 

J’ai été les voir ces deux derniers jours : oui, les voir. (Note pour maintenant : il faut que je redonne sens aux mots). J’ai ramassé quelques jeux jeudi et quelques DVD vendredi. À chaque fois le même rituel : je dépose un sac sur le pallier de la porte, je sonne, et je me recule derrière le trottoir, sur le bitume. On s’fait signe, on s’dit « Ça va ? » « Ça va ». On s’raconte vite fait ce qu’on a fait de sa journée. Leur maman a les yeux fatigués, j’imagine autant par l’obligation de faire l’école et de les occuper que par le télétravail que son taf doit lui imposer. Devant eux, elle ne parle pas de son compagnon. Ça fait deux jours qu’elle répond pas à mes textos questions sur son état de santé. J’ai pas envie d’être relou à jouer l’inquiet, alors j’insiste pas. Mon fils me lâche quand même « Hier, c’était pire. » Je crois qu’il n’en sait pas des masses et qu’elle les épargne.

J’ai profité de cette autorisation dérogatoire de sortie pour aller faire des courses de première nécessité : m’acheter du whisky. Je file au Carrefour Market, mais y’avait déjà 10 personnes à faire la queue devant la caisse, ça m’a calmé. Avec les gens qui habitent avec moi, on s’organise : quand un va faire des courses, il les fait pour les autres. Du pain béni ! Je commande du whisky et ravale une deuxième fois ma douleur quand la copine m’annonce qu’elle foutra pas un pied dans un supermarché et qu’elle ira à Vert’Tige, une épicerie bio du marché couvert de Wazemmes. Fait chier, c’est pas là que trônera, haute et fière, une bonne vieille bouteille de Jack. L’instinct de survie alcoolique s’enclenche vite : « Prends moi des bouteilles de vin alors ! Du rouge steuplé ! »

Ces trois derniers jours, j’ai suivi à la lettre mon programme fidélité privilège de classe : muscu légère, lecture dès le réveil, smartphone en mode avion, ordi éteint et jardinage. Je savais pas trop quoi lire avant de me souvenir d’un achat compulsif d’il y a quelques temps. Un p’tit bouquin édité aux Passager clandestin intitulé George Orwell ou la vie ordinaire. L’auteur, Stéphane Leménorel, se présente comme poète et « décroissant par conviction, lent et désordonné par paresse ». Pas mal.

L’essai est court, environ 60 pages, accompagné d’une quarantaine de pages d’extraits des œuvres de Maître George. Ça se lit vite, et c’est limpide. Orwell a cultivé dans son œuvre le souci de l’engagement associé à un respect soucieux pour la langue et les mots. Son œuvre majuscule, 1984, publiée en 1949, peu avant sa mort, résume pour beaucoup ses inquiétudes face aux totalitarismes, bien sûr, mais aussi face à la machine industrielle et la destruction de la langue. Tout y est, au final, question de dépossession. Tout le monde connaît la novlangue que Syme, un des personnages du roman, construit à travers un dictionnaire qui n’a d’autre objectif que la disparition des mots inutiles.

« Ne voyez-vous pas que le véritable but [de la] novlangue est de restreindre les limites de la pensée ? À la fin, nous rendrons littéralement impossible le crime par la pensée car il n’y aura plus de mots pour l’exprimer. »

Je me souviens avoir bondi plusieurs fois le 11 décembre 2019, quand Édouard Philippe Ier se fend d’un discours complètement hallucinant sur la réforme des retraites, alors que le pays se bloque peu à peu.

Voici quelques bribes, pour illustrer l’enfumage en règle. Remettons-nous en contexte de ce début décembre 2019 : ce gouvernement a dézingué le code du travail en 2017, méprisé les hôpitaux en lutte depuis mars 2019, réprimé avec une violence inouïe les mouvements populaires – Gilets jaunes en premier – en 2018 et 2019 et vient alors à peine de réformer les assurances chômage. Une observation objective serait de constater la régression. Mais non, Big Brother le dit : « La liberté, c’est l’esclavage ! » « La guerre, c’est la paix ! »

Extraits d’Édouard Philippe Ier, lettre aux Français, 11 décembre 2019

« Nous ne voulons pas confier le soin de nos anciens à l’argent-roi»

« Dans le même esprit de consensus, et pour mettre un terme à la sémantique guerrière dans laquelle je vois bien qu’on aimerait nous entraîner, je voudrais dire que cette réforme n’est pas une bataille. […] Je ne veux de la rhétorique guerrière, je ne veux pas entrer dans ce rapport de force. »

« Et ce projet renoue avec le fil de l’histoire. Je rappelle qu’en 1945, lors des ordonnances Parodi, le système, conçu par le Conseil National de la Résistance (et notamment le PCF et la CGT) prévoyait l’universalité pour assurer la solidarité. Nous irons donc jusqu’au bout de la logique de 1945. Nous mettrons fin aux régimes spéciaux. »

« Le deuxième grand principe de cette transformation, c’est l’équité et la justice sociale. »

« Les femmes seront les grandes gagnantes du système universel. »

« Je crois à la méthode des grandes social-démocraties européennes, et des gestionnaires responsables du paritarisme en France. »

« Nous maintiendrons l’âge minimal de départ à la retraite à 62 ans. L’âge légal ne bougera donc pas. »

« Le Conseil d’Orientation des Retraites nous dit qu’il faudrait fixer cet âge à 64 ans en 2025 pour atteindre l’équilibre. »

« Un système universel ne signifie pas la négation de toute spécificité. »

« C’est un retour aux sources de notre République. »

« Ce sera une révolution sociale qui restera comme une conquête, notamment pour les agriculteurs, les artisans, les commerçants. »

Ah les artisans, j’appelle mon père. Il maintient le confinement. J’aimerais tellement qu’il en finisse définitivement avec le travail, qu’il arrête de s’endormir sur son assiette le soir avec le JT de TF1 en guise de berceuse. Il bosse depuis 47 ans. Je le tanne encore : « Oui mais tu sais, si ta maman s’en va avant moi, j’suis dans la merde pour ma pension. Les artisans ne touchent rien. » Société de merde.

Orwell a essayé, tout au long de sa vie et surtout à la fin, d’être l’homme ordinaire, celui qui se comporte « comme il faut » et qui a « le sentiment qu’il faut toujours être du côté de l‘opprimé, prendre le parti du faible contre le fort » (G. Orwell, Dans le ventre de la baleine et autres essais). Les hommes et les femmes ordinaires s’opposent aux intellectuels car ce sont « des gens qui s’arrangent pour n’être pas là au moment où on appuie sur la détente », ce genre de « "progressistes" […] toujours prêts à s’élancer pour éteindre les projections de leur moi qu’ils confondent avec l’avenir. » Et l’auteur de l’essai de conclure pour moi, avec une pensée pour ceux qui sont au front, caissières, hospitaliers, etc. : « Tel est le sommet de l’indécence de la domination actuelle : prêcher des mots-slogans et se débrouiller pour n’avoir pas à suivre sur le terrain les armées que l’on envoie à travers le monde. L’homme ordinaire accepte quant à lui de répondre de ses actes. » (S. Leménorel, George Orwell ou la vie ordinaire).

Dimanche 22 mars

« Confinée ou pas, une gueule de bois restera éternellement la même ! »

J’ai mal dormi, j’ai mal à la tête : j’ai une – vraie – gueule de bois. Hier, j’ai pris ma première vidéo-cuite jusque 2 heures de la mat’ avec mes amis. Ce que me confirme un texto de Docteur Kasoif : « Confinée ou pas, une gueule de bois restera éternellement la même ! »

J’ai reçu des nouvelles de ma famille : le compagnon de mon ex est HS mais au cinquième jour, son état est stable. Elle va bien. Je suis rassuré. Les enfants jardinent, ils ont l’air d’avoir la forme. Leur maman m’envoie même des GIF et une petite vidéo montrant ma fille qui cherche le sommeil derrière l’écran d’une cascade en essayant de se transformer en « poisson-sushi ». J’arrive pas à regarder jusqu’au bout tellement les larmes me montent rapidement.

Ma meuf s’est barrée hier soir, cinq jours en face en face, ça commençait à devenir trop. Notre méthode est claire : chacun chacune fait en fonction de ses besoins.

Il fait beau sur Lille aujourd’hui.