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14 juillet : fête populaire en treillis

« Salut, le bleu. Tu pars dimanche en reportage, à Marcq ! Pour le 14 juillet, ils ont convoqué l'Armée de l'Air. On va voir ce que tu as dans le bide. » C'est sur ces mots chaleureux comme les vents glacials des pôles que m'accueillit Jack de L'Error au comité autogéré de rédaction. Putain, à peine recruté et déjà obligé de se coltiner la corvée. « Un : merde, le dimanche je dors ; deux : fait chier, le 14 juillet, je dors encore plus ; trois : quoi !, à Marcq-en-Barœul, l'un des pires bastions de droite de la métropole ? Et pis quoi encore ?! »


• Bonne pâte à partir de trois bières, Bruegel y met son grain de sel et me convainc : « Parce que l'Histoire avec du bon H, la prise de la Pastille, l'importance de la saoul-veraineté nuptiale, l'honneur de la Batterie... »

« OK. Toi au moins, tu sais parler. Où c'que j'signe ! » dis-je brut à Brueg'.

Ce matin du 14 juillet, vers midi, mon réveil sonne. Mais quel son ! Oui. Celui de mon premier reportage pour l'ENL. Une chemise pas trop puante, mon pantacourt pour me fondre dans la masse, j'enfile mes sandales de compète et c'est parti. Direction Marcq-en-Barœul et les merveilles que la municipalité a prévues pour les festivités du 14 juillet. Et moi qui porte en haute estime au fond de mon caleçon tout ce qui touche l'armée, la fête nationale et la République...

Je sors de ma tanière et allume mon portable. « Vous avez trois nouveaux messages ! » Le premier, reconnaissable entre mille avec sa voix grave et profonde, genre Daniel Mermet, c'est Jack qui, pour des raisons obscures de réunion avec des investisseurs pas plus lumineux, s'excuse de ne pouvoir être au rendez-vous aujourd'hui. Le deuxième, voix caverneuse et à la syntaxe imprécise, c'est Bruegel qui s'excuse à son tour. Il a mal aux cheveux... Et le troisième, inaudible, style « je suis loin, la connexion est mauvaise... », je comprends qu'il s'agit du Capitaine terré dans sa fuite.

Même si mes nouveaux camarades aux stylos tordus se sont défilés pour m'accompagner (sic), j'arpente le trottoir désert qui m'amène au métro tel un chevalier des temps modernes prêt à affronter les pires obstacles que la vie lui réserve et à accomplir coûte que coûte sa mission. Lunettes de soleil collées sur le nez, tête penchée en avant, face en direction du sol (le Boulaouane d'hier était délicieux) et pas un chat dans les rues.

Un premier obstacle, justement, se dresse devant moi sous les traits d'un individu qui n'est pas en voie de disparition dans les tunnels de la métropole lilloise et qui me somme de présenter mon titre de transport. Je flippe un coup, n'étant plus sûr de m'être équipé de ma carte Iris, mais la retrouve in extremis.

Je ne sais pas ce que je lui ai fait, mais il s'accroche et semble vouloir faire la causette. Je me sens comme une merde attirant les mouches... Il veut surtout me rappeler qu'à partir du mois d'août, je serai dans l'obligation de passer au Pass-Pass. Les boules, j'avais presque oublié cette connerie. Être obligé de me faire littéralement fliquer dans mes déplacements quotidiens. Et si tu ne bipes pas ta carte, c'est le prosbal assuré.

Arrivé à Marcq, j'emprunte le boulevard Clémenceau et tombe sur une famille qui dénote devant les baraques bourgeoises environnantes. Il y a le père, version bulldog en T-shirt blanc, petit mais large d'épaules, tatouages et coupe de cheveux en brosse carrée. La mère et les enfants, comme une oie et ses petits, suivent au pas cadencé la figure patriarcale. Eux, c'est clair, ils sont là pour le côté militaire du 14 juillet.

J'arrive enfin à l'Hippodrome, lieu investi en l'honneur de la Fête Nationale. Au programme aujourd'hui, réglé comme une parade militaire (ça va m'aider), n'est prévu que du bon : exposition « Des Ailes et des Hommes » encadrée par l'Armée de l'Air, fête foraine et animations pour le côté populaire, soirée musicale avec Arnaud Delsaux (coquelet local à la Bénabar) et Jenifer (qu'on ne présente plus), et feu d’artifice pour bien se rappeler qu'on est le 14 juillet.

Premier stand à l'entrée des festivités, le 41ème régiment de transmissions

La tête toujours fortement attirée par l'asphalte, je suis témoin d'une première scène. Un des bidasses du 41ème régiment de transmissions présente fièrement à une gamine de 12 ans les différentes barrettes qu'il arbore à sa poitrine :

« Tu vois, la bleue et blanche, c'est quand je suis allé au Liban !

– Ouah, tu es allé au Liban ?! »

Et l'autre qui se pavane devant tant d'intérêt. Que je sache, il n'y était pas en vacances ! S’il a des barrettes de ce type, c'est qu'il était en mission. Dans « Armée », il y a le mot « arme ». J'avance, coûte que coûte. Je ne sais pas si ce que j'ai bu hier soir y participe, mais la nausée commence à m'habiter.

« Pendant la Deuxième Guerre mondiale les compagnies du 41 sont affectées à des unités qui auront un comportement exemplaire lors des campagnes de libération. Le 41e bataillon de transmissions participe à la Guerre d’Indochine, puis il est transformé en régiment de transmissions le 1er juillet 1946. Ses derniers éléments quittent l’Afrique du Nord en 1959 suite à l’indépendance du Maroc. » (http://www.defense.gouv.fr)

En gros, ils ont participé, de près ou de loin, à des boucheries. Guerre d'Indochine : 300 000 morts, guerre d'Algérie : plus de 450 000 morts, juste pour rappel.

Je me reprends un instant, ma tête d'autruche dans un bosquet, ça veut pas sortir, mais ça va mieux. Et c'est parti pour un premier tour de piste (pour ainsi dire).

À l'intérieur du hall de l'Hippodrome, il y a de tout. Du vieux, du jeune, des filles, des garçons, du décontracté, du sérieux, du tatoué mode militaire tout maigre marqué par l'alcool avec T-shirt Johnny ou drapeau ricain, des familles entières (trois générations réunies). Tous à faire la queue devant les stands de démonstrations pour goûter à la joie de se frotter à l'Armée !

Simulateur siège éjectable, histoire de s'habituer au monde du travail mon petit...

Je décide de prendre mon MP3 et de me faire l'exposition en faisant tourner et retourner « Hexagone » dans ma tête :

« En Novembre, au salon d´l´auto,

ils vont admirer par milliers

l´dernier modèle de chez Peugeot,

qu´ils pourront jamais se payer,

la bagnole, la télé, l´tiercé,

c´est l´opium du peuple de France,

lui supprimer c´est le tuer,

c´est une drogue à accoutumance. »

Ici c'est pareil mais avec l'armée et ses engins de mort...

Au fond du hall, se présentent deux rangées de cinq cockpits installés devant un écran géant. Aux micros, deux militaires femmes, tailleurs deux pièces, jupes bleu marine, chemises blanches arborant galons et épaulettes. De leurs voix agaçantes, elles animent le stand de simulation. En gros, tu fais partie de la patrouille de France et il faut être le plus précis possible dans la conduite de l'engin. Bien sûr, c'est un concours. Sinon, ce n'est pas marrant ni très stimulant. Celui qui atteint le meilleur score a l'immense privilège de faire son baptême de l'air. Et on dit merci à la dame Armée !

À l'extérieur, le clou de l'expo, l'engin tant attendu, celui pour lequel jeunes en culottes courtes qui se croient à jouer à la gué-guerre et vieux nostalgiques des temps coloniaux s'empressent de monter dans le cockpit aujourd'hui : l'avion de chasse Jaguar.

« Le Jaguar est un avion robuste capable d'utiliser des terrains sommairement aménagés, notamment grâce à des pneus basse pression. Sa maintenance est facile (changement d'un réacteur en 3 heures environ) et peu coûteuse. L'avion est équipé d'une crosse d'arrêt et d'un parachute pour l'assistance au freinage. Le parachute peut être remplacé par un lance-leurres mais, pendant la guerre du Golfe, les Jaguar tant anglais que français recevront plutôt des lance-leurres externes plaqués le long du fuselage, sous les ailes.

Les Jaguar monoplaces sont ravitaillables en vol à l'aide d'une perche escamotable à l'avant droit du poste de pilotage. Les Jaguar biplaces français disposent d'une perche fixe dans le prolongement du nez. Grâce à sa stabilité, le Jaguar est une excellente plateforme d'attaque au sol. » (http://fr.wikipedia.org)

Il n'est plus à démontrer qu'il s'agit d'un excellent instrument de mort.

Des militaires stylés à la Top-Gun, des policiers municipaux en mode cow-boy, des gendarmes qui ne peuvent ressembler qu'à ce qu'ils sont... C'en est trop, faut que je m'évade, ça bouillonne en moi, une vraie canette de 8.6 au soleil. Peut-être que je suis encore mal réveillé, et ce soleil qui tape. Je me dirige vers le bar, vite une bière fraîche.

La buvette est tenue par une espèce d'amicale des festivités de la ville de Marcq. La dame derrière le bar connaît un certain embonpoint. Âgée d'une trentaine d'années, elle est vêtue d'un haut rose assez moulant et d'une paire de lunettes aux bords roses aussi. Pendant qu'elle me sert une pils déshonorant l'univers de la bière, j'essaye d'entrer en communication avec elle :

« Vous attendez beaucoup de monde aujourd'hui ?

– Là, ça démarre juste. Mais ce soir avec le concert de Jenifer, on va faire notre chiffre.

– Ah, c'est un bar privé ?

– Non, non, on est bénévole, mais faut rentrer dans nos frais.

– Et c'est tous les ans qu'il y a les avions ?

– Non, c'est la première fois... C'est pas mal, ça permet de révéler des vocations. »

Son collègue de service, un gars qui semble être un des petits bras électoraux de la mairie, genre classe moyenne inférieure victime du « syndrome du larbin » : « ça permet aussi de recruter ! »

Et merde, je suis tombé sur des patriotes estampillés TF1.

À peine le temps de tremper les lèvres dans le breuvage insipide mais frais, qu'un nouveau gars se pointe derrière le bar. Plus âgé, sapé comme un notable du coin, chemise crème à carreaux, pantalon beige bien repassé, chaussures de ville noires parfaitement cirées, la cinquantaine grisonnante... certainement un type de l’intelligentsia municipale de Marcq. Le sourire denté aux lèvres, il s'avance vers la dame qui m'a servi, s'approche de son oreille. Manque de bol, ce qu'il lui dit est assez audible d'où je suis : « T'as vu ce matin à la télé ? Le Président s'est fait siffler sur les Champs. Ça, c'est mon petit plaisir de la journée. »

Je ne peux m'empêcher d'esquisser un petit sourire en coin, mais ça m’gonfle que cela vienne d'un gars de droite. Somme toute, pas très différent de Francis.

Je me rebranche sur l'autre gars. Avec son air goguenard, je sens qu'il a encore des choses à me dire :

« C'est toute une équipe. Avec les simulateurs, le Jaguar, les démonstrations... Il faut juste prévoir l'accueil, l'hébergement et un appui technique. Leur planning est plein jusqu'en 2016. Si vous voulez les commander pour votre mariage, va falloir attendre... »

Devant tant de bons conseils, l'appel du large se fait entendre, histoire de voir s'il y a plus fort dans les parages.

Petit tour du côté des manèges et stands forains, envie de simplicité populaire. Manèges colorés, stands de tir pour petits mâles qui se la donnent, pistes d’auto-tamponneuses pour pauvres en manque de tuning, baraques à chichis et churros... Mais où qu'on soit, tout a été placé de sorte que l'œil tombe sur le fameux Jaguar.

Démonstration est faite du comment faire passer la pilule à la populace. Tuer est maintenant simple comme une distraction. Toi aussi, tu peux le faire. Voyez les drones, une manette, une caméra embarquée, des charges explosives prêtes à être lâchées. Et qu'on ne vienne pas me dire que c'est la faute des jeux vidéos quand c'est l'Armée her-self qui installe des engins de guerre au milieu des manèges !

Deux heures que je marche et me balade de stand en stand. Faim, soif. Un churros, une bière. Je m'assieds à une des tables vertes installées en nombre entre un manège Disney qui ne cesse de beugler « C'est parti ! Appuyer sur le bouton pour décoller ! C'est fini ! » et le Jaguar. J'appuierai bien sur un bouton pour tout faire sauter. Là, tout de suite, now, qu'ils s'aperçoivent de la connerie qu'ils sont en train de fêter. Le Renaud d'avant me revient en tête :

« Ils font la fête au mois d´juillet,

en souv´nir d´une révolution,

qui n´a jamais éliminé

la misère et l´exploitation,

ils s´abreuvent de bals populaires,

d´feux d´artifice et de flonflons,

ils pensent oublier dans la bière

qu´ils sont gouvernés comme des pions. »

Comme des cons, oui ! Alors que je me répète à tue-tête le couplet d'Hexagone, je commence à comprendre pourquoi Jack et Bruegel tenaient tant à m'envoyer ici, à Marcq-en-Barœul la droitière. Certes, ils se sont défilés et j'ai bien le sentiment qu'ils se sont foutus de ma gueule. Mais à me retrouver au beau milieu de ces militaires, de leurs engins de mort et de ces gens qui globalement glorifient l'armée, de ces gens qui votent à droite depuis des générations, de ces enfants qu'on éduque et qu'on fait rêver en kaki, je vois bien que le 14 juillet est une fête patriotique et nationale, une fête militaire. Je me souviens de cette envolée de Bruegel lors du comité autogéré de rédaction :

« Surtout Tartier, n'oublie pas que le 14 juillet, c'est pas ce que tu vas voir. Le 14 juillet, mon pote, c'est une des plus belles émeutes urbaines de l'Histoire. Le 14 juillet, c'est le peuple parisien en armes ! C'est la populace qui dit merde, qui prend les fusils aux Invalides et qui s'attaque à une prison bourrée de poudre.

– Mais c'est quoi le rapport ? lui dis-je un peu décontenancé.

– Le rapport, mon pote, c'est que la République ne fête pas seulement le 14 juillet 1789 ! La République fête aussi et surtout le 14 juillet 1790, celui de la Fête de la Fédération, quand l'ensemble des armées provinciales étaient venues en quelque sorte prêter serment à la patrie, et le roi qui reconnaît la nation. Quand les républicains de 1880 ont fait du 14 juillet la fête nationale, je peux te dire que les débats étaient houleux pour savoir si on commémorerait la révolte populaire de 89 ou celle plus nationale de 90. C'est pour ça que l'armée fut conviée à la grande teuf ! Bah oui, l'armée mon gars, le bruit des bottes, le bras vengeur de la France, celui qui allait ramener l'Alsace et la Lorraine, celui dont il fallait s'assurer la fidélité au régime ! Enfin, bref, n'oublie pas ça ! Car si les gens s'en foutent, c'est parce qu'on leur bourre la gueule de bière et de feux d'artifice ! Demande aux Maliens si ça les fait rêver des "Hommes et des ailes" ! »

Alors que je me dis « c'est bon Erwan, lâche l'affaire, tu t'fais du mal, rentre chez toi », je croise un type, cheveux blancs, portant une casquette de la Patrouille de France avec un embonpoint prononcé qui porte un badge organisateur. Je me lance une ultime fois dans la chasse aux infos.

Il me parle de SIRPA Air (Service d'informations et de relations publiques des armées), qu'ils se baladent avec tout le matos dans toute la France, que ça représente quinze semi-remorques, qu'ils font une douzaine de meetings par an, et que, justement pour aujourd'hui, ça donne un peu d'éclat au 14 juillet !

Là, c'est moi qui pars en éclats. C'est le pompon qui fait déborder le radeau. Ras-le-bol de tout ce bordel bleu-blanc-rouge estampillé Dassault. Tous ces badauds extasiés devant ces engins à destination létale sont loin d'avoir compris qu' :

« Être né sous l´signe de l´hexagone,

on peut pas dire qu’ça soit bandant

si l´roi des cons perdait son trône,

y aurait 50 millions de prétendants. » •