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La bêtise règne sur les mobilités intelligentes en Nord-Pas-de-Calais

Jeudi 18 et vendredi 19 septembre, la Chambre de Commerce et d’Industrie (CCI) de Lille organisait les journées de la mobilité intelligente, une grand-messe pour ingénieurs et cadres d'entreprises "innovantes" qui rêvent de mobilités appareillées urbi et orbi au prétexte que « la mobilité, c'est la liberté ». Un merveilleux sujet pour notre stagiaire de passage.


• Je m'engouffre dans le lieu en montant les escaliers quatre à quatre sans doute de peur d'être aperçu dans cet antre du capitalisme par une quelconque de mes connaissances passant fortuitement par là. J'entre là, disais-je, non sans avoir préalablement pris la précaution de me faire accompagner d’un allié (vous l'aurez compris, contrairement à lui, je ne suis ni ingénieur ni cadre). C’est un jour où nous échangions autour d’un verre qu’il m’a convaincu de venir assister à l’événement. Plus exactement, c’est au moment où je lui disais qu’une mobilité intelligente est une mobilité lente – ce que Ivan Illich disait déjà bien mieux que moi il y a de ça 40 ans : « Entre des hommes libres, les rapports sociaux productifs vont à l’allure d’une bicyclette, et pas plus vite » – qu’il m’a dit : « Allez ! Je t'emmène à la CCI  ».

Halte ! Services de sécurité... nous accédons à la bâtisse d’un beffroi historique. Mon compagnon répond tout naturellement que nous participons aux journées de la mobilité. Nous pénétrons dans un vaste hall surplombé d’une immense verrière. La hauteur de plafond est telle que la pièce est sans doute inchauffable en hiver, me dis-je. Face à nous, un comptoir est dressé au beau milieu de cette salle richement ornée. Sur les murs, de magistrales fresques semblent avoir été peintes là pour mieux nous impressionner. « Vous êtes Monsieur ? »Ce somptueux décorum me glace le sang au point que je n'entends guère la question qui m'est posée. « Vous êtes Monsieur ? »insiste la femme qui se tient derrière le comptoir, une liste des participants à une main et l'autre prête à se saisir de mon badge à peine mon nom prononcé. Nous voilà donc à la Chambre de Commerce et d'Industrie, une bâtisse plus récente mais pas moins impressionnante que la Vieille Bourse, située juste en face, ancêtre de la chambre de commerce, devenue trop petite et désormais occupée par des bouquinistes. La comparaison ne s'arrête d'ailleurs pas là. Cet espace, immense et relativement vide, pourrait prochainement, dit-on, accueillir différentes boutiques franchisées voire un hôtel de standing. En vue : un énième espace dédié au commerce de luxe dans le quartier de l'opéra. Tiens, La CCI aurait-elle du mal à boucler les fins de mois ?

Nous accédons au sous-sol par de majestueux escaliers de marbre. Vestiaire. La salle, sans ouverture, est nettement plus classique. L'ambiance, en revanche, est moins rococo. Costards, cravates, presque exclusivement des hommes. Nous ne sommes manifestement pas dans le dress-code adéquat, si l'on en juge par les personnes arrivées, comme nous, avec quelques minutes d'avance. Petits fours. Café (sans oublier la crème et la touillette). Serveur en livrée. Mais pas d'alcool... dommage. Nous laissons nos pas nous guider et nos oreilles se tendre vers les petits groupes de discussion qui se forment ça-et-là. Nous saisissons au vol une conversation entre deux gardiens. Une personne handicapée qui aurait eu des difficultés à arriver dans la salle (pas d'ascenseur) s’inquiéterait de ce que les toilettes ne soient pas accessibles. À la CCI, sans doute en raison de l'âge vénérable de la bâtisse, on n'a pas jugé bon de réaliser les aménagements appropriés. La loi l'exige pourtant. Mais je m'égare, nous ne sommes pas là pour parler d'aménagements qui permettent une mobilité au plus grand nombre... nous sommes ici réunis pour parler des mobilités du futur, de mobilités intelligentes ; c'est bien plus sérieux.

Ça y est. La conférence commence. Sans autre forme d'interrogation sur les ressorts historiques et urbains des mobilités ni sur la pertinence de nos déplacements quotidiens aux regards des besoins sociaux auxquels ils répondent, la nécessité de fluidifier le trafic est posée comme un postulat sur lequel chacun semble s'accorder. Pour ce faire, place aux technologies embarquées et communicantes, place aux STI (pour Systèmes de Transport Intelligents) : des voitures qui communiquent entre-elles ou avec une centrale de mobilité en temps réel, des véhicules électriques qui se rechargent en roulant ou des feux qui adaptent leurs phases de manière à retarder une saturation. En un mot, au cœur de ces innovations, les datas et en particulier les données de géolocalisation en temps réel. Au diable l'éthique et la protection de la vie privée... nous parlons ici des mobilités du futur qui seront bien évidemment libérées des contingences du bas-monde d'aujourd'hui. Demain, on s’arrachera le boîtier Xee comme ou s’arrache l’iPhone 6 aujourd’hui... Un boîtier qui vous dit tout sur la santé de votre cher véhicule, qui enregistre y compris votre position GPS à l’instant T (même quand c’est votre conjoint-e qui conduit), analyse tout (il vous donne des conseils si vous avez une conduite énergivore) et... cerise sur le gâteau, il « détecte les chocs violents et envoie un message à vos proches automatiquement en cas d’accident ».

Comme il se doit, un certain nombre d'hommes politiques d'envergure locale (aucune femme, évidemment) sont invités à participer à la table-ronde inaugurale. Nous avons d’abord droit à la vulgate de Philippe Hourdain (le président de la CCI). À l’occasion d’un séjour à Rotterdam, l’homme est resté béât d’admiration devant l’usage massif que l’on y fait du vélo pour se déplacer au quotidien. Sans rire ! Et d’en conclure qu’il nous faut « changer les comportements » de nos concitoyens. Nulle mention des investissements de longue haleine consentis par les Pays-Bas pour atteindre ce résultat sous forme d’aménagements, bien sûr, mais aussi et surtout, sous la forme d’une réduction draconienne des vitesses en ville. Dommage.

L'intervention de Daniel Percheron est tout particulièrement remarquée pour sa verve et son dynamisme qui contraste avec les discours convenus des autres contributeurs, mais aussi pour sa franchise. Après un aparté hors sujet sur la réforme territoriale et son peu d'enthousiasme à l'idée d'intégrer la Picardie, le président de Région entame un rapide plaidoyer sur les ambitions régionales de 3ème révolution industrielle (si, si, l’an passé, la région s'est offerte à coup de millions la venue du mentor américain Jeremy Rifkin pour la réalisation d'un master plan énergétique régional). Le président de Région focalise ensuite son propos sur un problème majeur selon lui (et probablement selon le parterre de chefs d'entreprises tout ouïe qu'il pense avoir face à lui) : les points de « pourcentages de PIB perdus dans les embouteillages » quotidiens sur l'autoroute. Rappelant à qui veut l'entendre que « nos concitoyens [donc ses électeurs] votent avec leur voiture », M. Percheron regrette « notre médiocrité collective d'avoir refusé de doubler l'autoroute A1 ». C’est à croire qu’il n’a jamais entendu parler du réchauffement climatique. Estomaqué, je me tourne vers mon compagnon qui, comme moi, pense qu'avant de multiplier les infrastructures, il faudrait peut-être optimiser celles dont on dispose. Pour les déplacements domicile-travail, dans la métropole, les voitures transportent 1,03 personne en moyenne ; en clair, ça veut dire qu’il reste quatre places libres dans chaque voiture ! Mais M. Percheron ne semble pas s’en soucier. Tranquillement mais sûrement, notre président de Région s’emploie à nettoyer la planche savonnée sur laquelle aurait sinon surfé certains des intervenants qui suivent et dont la position pro-voiture est bien connue. Comment réagir, ensuite, quand un dirigeant de Vinci Park clame que « la voiture n'est pas finie » au motif qu’en Europe, nous n’avons « que » 600 voitures pour 1000 habitants alors qu’on en compte 800 aux Etats-Unis ?

Mais revenons au fil de la pensée du président de Région. Pour lui, une chose semble acquise, le contournement sud-est de Lille se fera : un barreau autoroutier supplémentaire qui doit relier l’A1, à hauteur de Seclin, à l’A23 puis à l’A27, au niveau de Péronne-en-Mélantois, dans une métropole déjà largement lardée par les saignées autoroutières. Vient ensuite le moment où l'homme se laisse aller, sûr d'un auditoire acquis, à quelques mots de trop. Au détour d'une phrase, il lâche : « Peut-être que la fatwa anti-voiture est excessive ». Je crois rêver... Mon compagnon se tourne vers moi pour me pincer. Mais non. Daniel Percheron poursuit : « Il ne faut pas exclure la route » car l'avenir de la mobilité ne s'envisage pas autrement qu'en voiture, même si, pour ne pas froisser les sensibilités écologiques des djihadistes, « la voiture sera bientôt électrique ou à hydrogène », bien sûr.

Lorsque Daniel Percheron parle finalement des transports en commun, c'est pour évoquer le TGV et les 80 millions de personnes à moins de 2h de Lille. Ça me fait penser au ridicule plan com’ pour Lillénium (nom donné au méga centre commercial que la ville compte faire de Lille-Sud) où l'on se plaît à imaginer Londoniens, Bruxellois, Parisiens ou Amstellodamois (non, il ne s’agit pas de buveurs de bière mais du nom officiel qu'on donne aux habitants d’Amsterdam) venir faire du shopping à Lille... si, si, c'est ici. Remarquez au passage l'étrange mise en valeur de la photo de l'hôtel de police.

Certes, Daniel Percheron est aussi connu pour son combat en faveur d'un « réseau RER à l'échelle régionale » devant notamment relier la métropole au bassin minier. Si l'opportunité des grands travaux envisagés peut laisser perplexe, étant donné les infrastructures ferrées déjà existantes, on doit aussi questionner le dessein régional dont ils sont le signe. Dans quelle mesure notre homme ne veut-il pas contraindre les uns (les pauvres) à prendre le train pour mieux laisser les autres (les riches) circuler sur l'autoroute ? Comment comprendre, sinon, la condescendance avec laquelle Daniel Percheron s'inquiète de ce que « le bassin minier pourrait pourrir sur place si l'oxygène de la métropole ne l'irriguait pas » alors même qu'il prône par ailleurs un « péage urbain » autoroutier comme solution de financement. Là, je m'étrangle.

Au-delà de l'insolence des mots, mon compagnon me rappelle que, pour un président de Région, c'est d'autant plus facile de compter sur des décisions de financement douloureuses qu'elles ne relèvent pas de sa compétence. Personnellement, je me demande si le projet ne garantirait pas, surtout, une fluidité d'accès au cœur de la métropole aux seules personnes qui pourraient se l'offrir. « Étant donné les perspectives énergétiques actuelles, plutôt que de chercher à rendre nos concitoyens toujours plus mobiles, ne faudrait-il pas plutôt s'engager sur une véritable mise à plat des localisations (emplois, services, résidences) qui sont à l'origine de ces mobilités pendulaires ? » lui demande-t-on dans la salle. L’homme gesticule, vocifère, s’égosille, mais... il n’a pas le micro. Daniel Percheron tente de hurler : « Et pourquoi pas réduire les autoroutes à une seule voie pendant que vous y êtes ! » Finalement, c’est Vincent Van Quickenborne, le maire de Courtrai, mais aussi vice-président de l’Eurométropole qui vient à la rescousse de Daniel Percheron. C’est bien connu, c’est dans l’adversité que l’on apprécie la solidarité... Malheureusement pour eux, M. Van Quickenborne improvise une sortie aussi pathétique que réductrice : « Moi, je suis un libéral », annonce-t-il pour mieux asséner : « La mobilité, c’est la liberté », pas question de la contrarier. Comprenez... continuez à circuler en toute tranquillité, y a rien à voir.

J’en ai déjà bien assez entendu. À peine une heure que la conférence a commencé et je ne tiens déjà plus en place. Je prends poliment congé de mon compagnon, le remercie de m’avoir introduit et me dirige vers la sortie tout en me disant qu’on va devoir attendre 40 ans de plus avant que ne s’impose à nous la ville lente. À préconiser le « plus lent, plus solidaire et mieux vivre » au « plus vite, plus haut, plus fort », Pierre Rabhi a encore bien du pain sur la planche.

Il fait beau. Je respire un grand bol d’air. Je crois que je vais rentrer à pied. •

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