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Chroniques sétoises (1/4) : Violentes trombes sur l’Île singulière

« Nous étions quatre bacheliers sans vergogne, la vrai’ crème des écoliers. » C’était en 2014. Le navire 43000 échouait sur la plage de Sète, l’« Île singulière », au beau milieu de l’été. Abandonnés à eux-mêmes, quatre de ses moussaillons y tentèrent le tout pour le tout. Hélas, ce qui aurait dû être une délicieuse partie de plaisir journalistique a fini en hécatombe. Les pauvres, ils voulaient juste trouver Brassens… et il leur a fallu deux années pour s’en remettre. Voici leurs aventures, en quatre chroniques.


• « Tu vas voir, Jack ! J’vais pas me démonter ! » On avait rencontré Guzzi dans le Middle West français. Le type venait de Lille, comme nous. Il avait l’air plutôt intello, du genre à objectiver tout ce qui passait devant ses yeux. Pas forcément mon genre, justement, mais il avait tout de suite sympathisé avec Esteban et Bruegel qui l’avaient allumé à coups de bouchons de whisky. C’est sans doute parce qu’il me sentait méfiant qu’il m’a attiré devant une pharmacie et qu’il m’a assuré, trois fois de suite, avant d’y entrer, qu’il n’allait pas se « démonter ». Bombant le torse, il s’est précipité à la caisse où la pharmacienne n’a pas manqué de jeter un œil délicat sur son marcel noir, laissant apparaître de grosses marques de transpiration, et son pantalon du même coloris remonté au niveau des mollets. « Bonjour, madame ! » a-t-il fait, abrupt. « Une crème pour les hémorroïdes, s’il vous plaît ! » Peut-être qu’il avait un problème au cul – ça arrive –, mais bordel en quoi ça me regardait ? Je n’ai pu réprimer un léger ricanement, jusqu’au moment où, après avoir été servi, Guzzi a lancé : « Tu vois, Jack, c’est pas compliqué ! La prochaine fois, tu pourras le demander sans moi, comme un grand ! » Ce petit salaud avait du talent. Assez, du moins, pour rejoindre l’équipe.

*

On était quatre, donc, à bord de la grosse baleine rouge – ma mythique 309 « Best Line » de 1992, dont le lion à l’avant avait été remplacé par un petit drapeau pirate –, quand la décision de tracer vers Sète a été prise. On venait de passer trois jours chez des copains du Middle West. Trois jours à casser des pierres, porter des pierres, empiler des pierres, chier des pierres, et recommencer. On était venus ici, Bruegel, Esteban et moi-même, pour passer du bon temps – rien foutre sous le soleil, quoi – avant de partir en reportage. Seulement nos hôtes étaient de véritables fanatiques du Travail. Et le temps, lui, était à la grisaille. Fallait déguerpir de ce trou.

On roulait quelque part autour de Rodez. J’étais au volant, les autres faisaient connaissance avec notre nouveau partenaire. Qui il était, on n’en avait pas grand-chose à faire. Tout ce qui comptait, c’était qu’il avait du bagou, qu’il ne puait pas trop – excepté des pieds, je suis formel – et, surtout, qu’il nous avait garanti avoir écrit « plusieurs reportages aux punchlines acérées » dans un journal alternatif italien. Or, des reportages, bon sang, il nous en fallait. Car on était encore, à cette époque, en quête du papier parfait. Esteban était tenté par Aurillac et son festival, les autres se montraient prêts à le suivre dans son délire. Mais pour moi, c’était hors de question. Je voulais du soleil, du soleil, « Du soleil, bordel ! ». Aurillac impliquait d’aller se cailler les miches dans le Cantal, 17°C pas plus, selon les prévisions – « Hardcore popo », ai-je pensé. Ce plan était foireux, d’autant que ce putain de festival avait déjà fait l’objet d’un reportage de Bruegel – mémorable par ailleurs –, lors duquel j’avais perdu une ou deux années de vie en seulement trois jours. Il nous fallait du neuf, et du beau. J’ai donc trouvé ce truc, très simple, faut dire, ce truc pour les manipuler. Esteban, je le savais, était un inconditionnel de Georges Brassens, prêt à tout pour son maître à penser. Brassens, je le savais aussi, avait grandi à Sète. Sète se trouvait au bord de la Méditerranée, barbotant entre l’étang de Thau et « l’encre bleue du golfe du Lion », en plein cagnard du Midi… Logique implacable, qui ne pouvait qu’actionner le réflexe pavlovien de mon vieux camarade. « Écoute, mon gars, que je lui ai sorti à la face, alors que le radio-cassette de la baleine crachait une vieille musique des cavernes – style « Echo-Logik » de High Tone –, c’est peut-être la seule fois de toute ta chienne de vie que t’auras l’occasion d’y aller. Laisse tomber Aurillac. Laissez tomber Aurillac, les gars ! On trace à Sète. Esteban va chercher Brassens, et nous on se fera dorer la pilule en sirotant la blinde de margaritas ! »

Sans rentrer plus dans les détails, c’est comme ça qu’on s’est retrouvés à Sète trois ou quatre heures plus tard. Et que le poète Brassens est devenu notre nouveau sujet.

*

TOUT était complet. Du moins c’est ce que la dame de l’office du tourisme nous disait au téléphone :

« TOUT est complet, monsieur. On est en plein mois d’août.

– Ok, madame… [Baissez la musique, les gars !] ok, mais vous savez qu’on a des tentes ?

– Le camping aussi, monsieur, est complet.

– Écoutez, madame, je comprends bien ce que vous êtes en train d’essayer de nous dire. Mais vous devez comprendre qu’on n’a pas le choix. On n’a vraiment pas le choix, madame. On doit dormir à Sète ce soir, dans TOUS les cas. Vous suivez ? »

Finalement, il y avait encore un espoir. « Bon… j’ai peut-être… il y a peut-être… », elle avait peut-être quelque chose. Un truc de derrière les fagots. Il s’agissait d’appeler un certain « Monsieur Bertrand ». Un gars du milieu, semblait-il, qui était en mesure de nous fournir un bout de terrain et une dizaine de douches – oui, une dizaine. Un gars, en fait un général, ou plutôt un commandant à la retraite – ayant sans doute, vu son âge, sévi durant la guerre d’Algérie –, qui gérait une sorte de camping pour scouts ultramontains – d’où la dizaine de douches. Fort heureusement, ces derniers avaient quitté les lieux depuis plusieurs jours. Le terrain était à nous.

*

Notre première soirée à Sète a été une défaite. On était en début de semaine, la ville était morte. Las de chercher un peu d’ambiance, on s’est installés sur la terrasse d’un bar du centre, au bord du canal. Y’avait quatre ou cinq péquenauds qui jouaient au billard à l’intérieur. Nous, on sirotait péniblement des pils aux prix exorbitants. Puis, soudain, le tonnerre a craqué dans le ciel, et une pluie massive s’est violemment abattue sur nos gueules. Truc de ouf. J’ai senti le regard des autres, inquiet, interrogateur, se poser sur moi. Me faisant comprendre que j’étais le seul responsable de cette misérable situation. C’était moi qui avais voulu venir ici, moi qui avais promis le soleil, la teuf et rejeté unilatéralement Aurillac – où, justement, la teuf est de rigueur –, moi le trouble-fête, toujours moi, rien que moi. Sur mes épaules, pesait mon titre de « directeur », ce qui, au travers de leurs yeux, voulait dire « le tyran », ou « le despote ». La révolte n’avait pas encore dépassé les limites de leurs pensées, que je percevais déjà ses terribles conséquences. « Allez, ai-je murmuré timidement, pour détourner leur attention, on se casse, on va trouver de l’ambiance ailleurs. » Bruegel a obtenu de mauvais renseignements auprès du serveur, et nous a proposé une solution de repli : l’« EG », autrement dit une discothèque dans le coin de Marseillan, à l’autre bout du lido de douze kilomètres qui sépare ce bled de Sète. Merdique. Complètement à chier. Aucun besoin de m’étendre. En quelques mots : pas un chat, nous bourrés, des vigiles méfiants comme si on allait leur foutre la merde, un alcool hors de prix, des lumières frappadingues, des musiques de merde, des danses de merde – hormis Bruegel et sa technique de pole dance –, etc. Et merde ! On s’est barrés. Dépités.

Il était tard quand nous sommes rentrés au camp. À l’évidence, cette soirée augurait salement du reste de notre trip. « Bordel, me suis-je dit, cette affaire va nous flinguer, et j’y suis pas pour rien. » On était encore dans la voiture, à côté de nos tentes, bercés par du Marley. Devant, une dernière averse dardait les faisceaux projetés par les phares. Bruegel s’endormait, Guzzi finissait un vieux fond de bouteille et Esteban roulait une cigarette. Essayant de me concentrer sur les raisons qui m’avaient porté vers cette destination, j’ai senti ma conscience vaciller. Pourquoi Sète ? Pourquoi j’avais manipulé notre équipe ? Pourquoi je m’étais planté comme ça ? C’était pas ce que j’avais voulu. J’avais froid, j’étais fatigué, j’avais trop bu. Mon humeur noircissait, ma peau se tendait, si bien que je ne pouvais empêcher mes doigts de tapoter le volant. Ni mes pensées de s’exprimer tout haut : « Mais qu’est-ce qu’on branle ici ?! Bordel de merde ! Pourquoi on est venus ici ?! Ça drache pire qu’à Lille, on s’ennuie comme des rats, on dort dans un camping pour scouts… Mais qu’est-ce qu’on fout ici ? » Les gars n’ont rien dit, laissant la mélodie pleureuse de « No woman no cry » accentuer mes scrupules. M’est alors venue l’idée qu’il était encore possible de tout arrêter, d’abandonner Sète, cette idée stupide de faire un reportage sur Brassens, et de reprendre la route. On pouvait encore longer la côte vers le sud, s’enfoncer davantage dans la Méditerranée, le soleil finirait bien par se montrer – et c’était tout ce qui comptait. Mais Esteban a pris la parole pour me répondre. Lui était enjoué, « ivre et heureux de vivre ». Je pouvais « bien aller me faire foutre avec [mes] états d’âme », parce que c’était moi qui avais insisté pour venir ici. « T’es qu’un petit capricieux, Jack. Un petit capricieux qui baisse les bras à la première difficulté. » Maintenant qu’on était là, on allait « le faire, et aller jusqu’au bout ». Il avait « commencé à suivre la trace de Brassens ». Et il allait « le faire », son foutu reportage : « Que ça te plaise ou non, Jack. »

*

La nuit suivante, je me retrouvais à poil dans la Méditerranée, braillant des trucs incompréhensibles à l’horizon. L’eau était gelée, pas un seul vieux tabellion n’y aurait trempé sa plume. Elle avait refroidi à cause de la tramontane, un vent nord-ouest, et de la pluie de la veille, etc., on m’avait prévenu. Mais je n’en ai fait qu’à ma tête qui ne faisait plus tout à fait partie de mon corps – ou l’inverse. Quand j’y pense, j’aurais très bien pu taper une apoplexie, ou une fluxion de poitrine, là, devant tout le monde. De quoi fournir un gros titre à la presse locale, genre « Ivre, il boit la tasse et se noie lors d’un bain de minuit ». Ça aurait été une fin logique à la journée qui venait de s’écouler, et qui n’avait été qu’un long cheminement vers la folie. Une journée, dont voici le récit, presque exhaustif.

Quelques heures avant, au petit matin, le soleil avait fait son grand retour. Esteban, lui, était sur le pied de guerre. Il portait une casquette blanche de capitaine de croisière qu’il avait trouvée je sais plus où, et son appareil photo en bandoulière. Aujourd’hui, il comptait bien tout mettre en œuvre pour retrouver son maître. « Le poète ». Il l’avait dit, il le ferait. Nous, on était obligés de le suivre, même si on n’avait presque pas dormi. « Quelle belle journée, camarades ! avait-il éructé pour nous réveiller. Allez, levez-vous, allez, allez ! On n’a pas une seconde à perdre. Allez, camarades ! » Je le connaissais bien dans ces moments-là. Hystérique d’abord, dangereux ensuite. Je n’étais plus en position de protester, mais fallait s’en méfier. Bruegel le savait aussi, on se jetait des regards en ce sens. Derrière, Guzzi entonnait, au garde-à-vous mais d’un air moqueur, ce générique de télévision : « Love exciting and new come aboard, we're expecting you and love… »

Durant la journée, Esteban nous avait traînés dans toute la ville. Sa technique consistait à s’installer en terrasse d’un café, commander une bière et demander aux « braves gens », aux « passantes » et aux « croquants » de tout poil ce que Brassens leur inspirait. Usant d’un questionnaire simple, toujours le même : « Quel est votre rapport à Brassens ? », « Qu’est-ce qu’il reste de lui en 2014 ? », « Est-ce que son âme flotte encore sur Sète ? ». De ce fait, on avait facilement réussi à écluser un nombre incalculable de pils, et à mener l’équivalent d’interviews « complètement superfétatoires » – pour reprendre les mots de Guzzi. Parce qu’Esteban n’avait pas de plan, on n’avait rien fait de mieux que de chercher ce qu’on allait chercher. Pas besoin d’être un grand journaliste pour comprendre qu’on allait droit dans le mur. Mais Esteban y croyait, lui.

Entre deux terrasses et déambulations dans les rues de Sète, on s’était pointés à « L’Espace Brassens – un musée pour le poète », suivant le parcours touristique classique qui se terminait devant sa tombe, au cimetière de la Corniche. Ému par la visite du musée qu’on traverse avec la voix chantante de Brassens dans les oreilles, Esteban n’avait pas retenu ses larmes au-dessus de la sainte dépouille. Il avait gardé une bière pour ce moment de recueillement, qu’il sirotait en solo, et ne semblait même plus remarquer notre présence. Figé, sa casquette de « La croisière s’amuse » vissée sur la tête, il nous tournait le dos et pleurnichait. « Mon pauvre vieux, ils t’ont mis là, les salauds ! Ils ont même pas respecté ta supplique ! Les salauds ! » Ce qu’il déplorait, c’était qu’il ne reposait pas sur la plage, comme il l’avait chanté, sur cette plage « où, même à ses moments furieux, Neptune ne se prend jamais trop au sérieux, où, quand un bateau fait naufrage, le capitaine crie : "Je suis le maître à bord ! Sauve qui peut ! Le vin et le pastis d’abord ! Chacun sa bonbonne et courage !" ». La complainte d’Esteban avait duré un moment comme ça. Puis, asséché par la violence des rayons du soleil, j’avais – c’est le moins qu’on puisse dire – cassé l’ambiance : « Merde, Esteban, c’est bon ? On peut y aller ? Je crève de soif, me faut un coca bien frais, là… » L’éclair de glace qui avait alors fusé de ses yeux en disait long. Il venait de basculer.

« Vous m’avez niqué mon moment super émotionnel ! Ça fait des années que je l’connais Brassens, moi ! Je connais toutes ses chansons ! Et vous m’avez niqué ça ! » Esteban était en colère. Contre moi, d’abord, et mon coca, mais aussi contre les autres qui n’avaient pas voulu rester une minute de plus dans le cimetière. Il n’avait pas apprécié, et n’avait plus arrêté de nous faire chier. Obsessionnel, déblatérant des trucs incohérents sur Brassens, récitant trois vers des « Deux oncles », puis quatre de « Brave Margot », et ainsi de suite, finissant par glorifier le papier qu’il allait écrire… Il nous mangeait le cerveau, voilà tout, et les bières qu’il buvait, en plus des bouchons que Bruegel lui avait servis, renforçaient à chaque fois sa manie délirante. À une heure avancée de l’après-midi, j’en avais eu ma claque et je m’étais barré. Il me fallait réfléchir et surtout m’éloigner d’Esteban qui, comme prévu, devenait toxique. Le hasard m’avait mené dans une petite bouquinerie surchargée de livres en tout genre. Dans laquelle un bouquiniste, à l’accent méridional prononcé, ne refusait pas la discussion. Je lui avais d’abord demandé s’il n’avait pas quelque ouvrage sur l’histoire locale à me recommander. « Ils valent rien, les livres d’histoire sétoise… Par contre, vous pouvez lire ça. » Il s’agissait du « Bulletin de la Société d’Etudes Historiques et Scientifiques de Sète et sa Région », la revue d’archéologie et d’histoire du coin, année 2003. À l’intérieur, on découvrait un article sur « la colonie italienne » de Sète : « C’est au début des années 1870 que l’émigration génoise cède le pas à celle du "Mezzogiorno". Le port est particulièrement touché par une arrivée massive d’Italiens de Gaète : les Gaétans. Gaète est une petite ville située à l’extrême sud du Latium, au nord-ouest de Naples […]. Ils viennent à Sète à la recherche d’un travail qui leur permettrait d’améliorer, un tant soit peu, leurs conditions de vie. » Le bouquiniste m’avait permis de m’asseoir au fond de sa boutique. Pour lire et prendre des notes : « Sète colonie italienne. Dans le musée on a vu que mère Brassens napolitaine. Sète ville populaire. Sète, Gaète, une petite Naples. Saisi, halé par son esprit. Sète, un berceau de civilisation ? »

Quand je les avais rejoints, les autres étaient en train de s’embrouiller sur la terrasse d’un café à côté du marché couvert. Ou plutôt Esteban, toujours désagréable, et Guzzi qui lui tenait tête – Bruegel se contentant d’écouter en haussant ponctuellement les épaules. Bien sûr, l’affaire portait sur Brassens. Guzzi lui reprochait, entre autres, sa chanson « Mourir pour des idées », allant même jusqu’à la qualifier de « réactionnaire ». « T’y comprends rien, lui répondait Esteban, il s’en prend aux fanatiques, pas aux révolutionnaires ! » Politiquement, Brassens pouvait nous toucher. Comme chacun sait, il avait frayé avec les anarchistes après la Seconde Guerre mondiale. Et préconisait, par exemple dans le journal Le Libertaire du 16 octobre 1946, de se « grouper dans la rue et démontrer à ces immondices de la Chambre des députés que le peuple ne consent plus à se laisser subjuguer sans résistance ». Tout en concluant : « Mais le peuple ne bronche pas. Il attend un miracle. » Guzzi se faisait plus hargneux. Pas toujours de bonne foi, faut dire, mais radical. Il ne poursuivait qu’un seul but : défoncer le mythe « Brassens libertaire ». En gros, à ses yeux, derrière le mythe se cachait un Brassens catholique, ou alors autoritaire, ou encore sexiste, et… pas raciste, non, mais pas loin. Le mec avait fait du chemin dans sa caboche, quoi, et il cherchait vainement à convaincre Esteban. Vainement, car sa rage n’était pas tout à fait le fruit de ses convictions, mais bien plutôt de sa condition. C’est ce que tout le monde avait pu comprendre, en particulier quand il avait appelé son colocataire, un peu après la discussion, pour lui expliquer qu’il lui était impossible d’honorer sa part de loyer. Le bougre accusait un déficit de 1 200 balles, rien que ça. Ainsi, comment aurait-il pu croire une seule seconde au Brassens anticapitaliste ? Il était dans la merde, obnubilé par son déficit, oubliant que celui qu’il critiquait si fermement avait lui-même vécu dans la merde, avant de vendre ses disques. « Tous les matins, il touillait son café avec une cuillère en argent, ton Brassens ! »

Sur la terrasse, à côté de nous, des types avaient sorti des guitares et commencé à jouer un répertoire jazz manouche. Une rythmique, une soliste. Le soleil était encore puissant, nos pils se réchauffaient rapidement, mais notre table, au son des premières notes, s’était apaisée. Blasé, Esteban s’était levé pour rejoindre les musiciens – toujours en reportage. Bientôt Bruegel et Guzzi l’avaient suivi. Seul, j’avais commandé une autre bière, pour retrouver mes repères et écrire deux-trois trucs : « Sète est peut-être une petite Naples d’anarchistes. Le bouquiniste a dit : 1894, assassinat de Sadi Carnot par jeune anarchiste italien immigré à Sète. Brassens, immigration italienne, anarchiste… Vraiment anarchiste ? » Plus je songeais à la discussion entre Guzzi et Esteban, plus je me rendais compte que tout ça me laissait indifférent. J’en avais rien à foutre de la chanson française, rien à foutre du folklore autour de Brassens, rien à foutre de sa pensée anarchiste, etc. J’étais fatigué des débats, des arguments, des palabres sans fin. Et là, ils m’avaient éreinté. La chaleur caniculaire me donnait le vertige. Sète m’encerclait, ses rues qu’on avait parcourues dans tous les sens se mettaient à vibrer comme des cordes de guitare, comme si la ville désirait m’envoûter. Mon humeur devenait étrange. À nouveau, je me mettais à douter, et perdais toute confiance en notre équipée sauvage. Toujours seul, j’aurais pu me lever, discrètement, rentrer au camp, ranger mes affaires, et me casser avec la baleine. En loucedé. Je les aurais laissés là, dans leur misère, abandonnés à Sète, à crever la gueule ouverte. Et moi je m’en serais tiré, sain et sauf.

Les musiciens jouaient encore plus forts, grisés d’avoir été rejoints par un public. Sans retenue, les mélodies s’échappaient de leurs instruments pour se glisser dans la rue, plus vite que la musique, pas loin de la lumière qui me plongeait dans une profonde torpeur. Pour me distraire, j’avais repris la revue d’histoire sétoise, et entamé la lecture d’un article dont le titre m’intriguait : « 22 octobre 1844, une violente trombe s’abat sur Cette ». Il était question d’un « phénomène climatique violent que les scientifiques et les journalistes de l’époque qualifièrent de "trombe électrique" », qui avait provoqué, « en l’espace de quelques minutes, d’importantes destructions matérielles et la mort de plusieurs personnes », dans la ville de Sète qui s’orthographiait encore, et jusqu’en 1928, Cette. Au moins dix-sept personnes avaient péri ce jour-là, emportées par la trombe, autrement dit une tornade maritime. Des jeunes, surtout, comme Pierre-François Calsac, 12 ans, mousse sur un bateau de pêche, Gabriel Vidal, 13 ans, mousse aussi, ou comme Pierre Planchon, 17 ans et manœuvrier. J’entendais vaguement des rires provenant de la table des musiciens qui, faute de trouver des vers, complimentaient les passantes. S’ils ne les sifflaient pas. Un peu plus haut dans la rue, un écho retentissait. Une trombe semblait se lever, réveillant des fantômes oubliés. L’envie de fuir me reprenait.

Esteban avait tenté des interviews – toujours superfétatoires, bien sûr, du style « Qu’est-ce que vous pensez de Brassens ? » ou « Vous savez jouer du Brassens ? » –, mais il avait surtout dégoté un plan pour la soirée. Les guitaristes se produisaient avec leur groupe dans un bar de plage. À coup sûr, il y aurait l’ambiance qui nous avait cruellement manqué la veille. En attendant, on était rentrés au camp avec de quoi bouffer et boire l’apéro, le temps que le soleil disparaisse et que la température baisse. Seulement, le Ricard aidant, cette dernière avait au contraire augmenté. Deux heures environ avaient suffi pour nous dessécher et flétrir nos tissus cérébraux. On articulait de moins en moins, haussait le ton et renversait nos verres de plus en plus. L’ivrognerie était enclenchée, tout pouvait arriver. Surtout pour Esteban, dont les yeux étaient injectés de sang, les traits tirés, et qui ne jurait plus que par « Georges ». C’était sans doute ce qui m’avait conduit à écrire dans mon carnet de notes : « E. m’inquiète. Crois qu’il pourra pas en revenir. Ce reportage le happe, de plus en plus, inexorablement. Plus on passe de temps à Sète, plus il se transforme. Là, au bord de la M., avec son chapeau de capitaine, je sais maintenant qu’il n’en reviendra pas, ou pas totalement. Un peu de lui est définitivement perdu ici. Foutu reportage total. »

Dans la bagnole qu’il conduisait à 20 km/h pour nous emmener au concert, la radio nous livrait les dernières infos : « Saoul, un magistrat en vacances à Montpellier a interpellé début août une voiture de police, croyant héler un taxi. Insultant et violent, il a fini sa nuit au commissariat et doit être jugé en correctionnelle pour outrage aux forces de l’ordre. » Par la suite, un journaliste avait annoncé que l’enterrement du chanteur Pierre Vassiliu aurait lieu le lendemain, au crématorium de Sète. Aucun d’entre nous n’avait réagi, un autre sujet avait pris le pas.

« Ça y est ? C’est bon ? T’en as fini avec ton truc Brassens ? avais-je demandé à Esteban, recourbé sur le volant, la bouche ouverte et sa casquette de croisière de travers. T’en es revenu ?

– Ouais, je crois.

– Sérieux ? T’abandonnes en si bon point ? avais-je répliqué sans bien cerner ce qu’il avait  voulu dire.

– Je suis content de l’avoir trouvé… de l’avoir trouvé en 2014. En tout cas, les mecs du bar tout à l’heure m’y ont fait croire. »

La radio écoulait son flot d’informations. Il était question d’une autre mort, celle de Pierre Lagaillarde, un des fondateurs de l’OAS. Perplexe vis-à-vis des propos d’Esteban, j’avais ajouté d’un ton dédaigneux :

« Mouais, tu l’as pas encore trouvé.

– … Non, j’ai pas encore trouvé ! avait-il alors sursauté, légèrement agacé. Mais ce soir, ça devrait être pas mal. »

Le reste de la soirée est trop obscur à présent et je ne tiens pas à me creuser les méninges pour en tirer un récit à peu près cohérent. Aucune note dans mon carnet n’y fait référence, et dans ma tête ne subsistent que des bribes de souvenirs. Je me rappelle un peu du concert, d’y avoir claqué pas mal de fric dans des cocktails divers et variés, dansé et gueulé des trucs dans le micro du chanteur – peut-être que j’ai brisé un verre, aussi. Je me rappelle ensuite d’une after, à côté du bar de plage, dans l’appartement d’une hippie, d’un carrelage blanc, recouvert d’alcool, dangereusement glissant, de la puissante « Superstition » de Stevie Wonder, et d’Esteban se cassant lamentablement la gueule, à plusieurs reprises, en criant « Arrête, Georges ! ». Je me rappelle surtout de ce bain de minuit que j’ai déjà évoqué, cette eau gelée dont des gens m’avaient parlé, la gueule railleuse de mes camarades à la vue de mon grand corps dénudé et tremblotant, et des cris que je crachais au large : « J’ai pas peur de toi ! Viens ! Viens ! Salope de trombe ! Viens, je t’attends ! » Je me rappelle de la folie. Uniquement de la folie. Ce qu’il s’est passé ensuite, si Esteban a finalement trouvé Brassens, j’en sais foutrement rien.

*

Le lendemain matin, quand je me suis réveillé au camp, Esteban avait disparu avec ses affaires. Bruegel était déjà levé, visiblement pas très frais, les cheveux collés et les yeux jaunâtres. Assis à côté des douches, il tenait un petit bout de feuille froissée dans sa main qu’il m’a tendu quand je me suis approché, en précisant : « Il est parti. Il m’a laissé ça, sans rien dire. » Sur le papier, était écrit : « Désolé, camarades, je n’y suis pas arrivé, je ne peux pas y arriver ici. Cette nuit, j’ai eu l’impression que mon corps sortait de moi-même. Que je n’allais plus le revoir. Que j’allais crever sur la plage de Sète. Désolé. Peut-être à Paris. Désolé. » Esteban s’était fait la malle, comme ça, comme un crevard. Son reportage, semblable au « vin du sacré calice », s’était changé « en eau de boudin ». Et il avait fait ce que j’aurais pu faire, la veille, avec un peu plus de courage. On n’était plus que trois à présent, la situation ne pouvait qu’empirer.

Guzzi s’est réveillé, et on a décidé d’aller discuter de notre avenir autour d’un café. On suait, tous les trois, à grosses gouttes. Le serveur, peut-être parce qu’il avait senti les gaz éthyliques qui émanaient de nos corps ankylosés, nous a apporté une carafe d’eau fraîche en plus des cafés commandés. J’ai pris la parole : « Ça sent le roussi, les gars. Esteban nous a fait un sale coup, je m’en souviendrai. Mais pour l’instant, je me demande si on n’aurait pas plutôt intérêt à se barrer, reprendre la caisse et descendre un peu plus au sud. » Personne n’a relevé, Bruegel tripotait son smartphone, Guzzi mirait la Une du Midi Libre qu’un type avait laissé en partant. Je me suis roulé une cigarette, j’ai mis mes lunettes de soleil et attendu. Enfin, Bruegel a parlé :

« Je sais pas trop, perso. D’un côté, je suis d’accord avec toi, Jack : faut qu’on se tire d’ici parce que ça va partir en couille. J’ai fait un peu de vidéo, c’est pas bon et ça le sera peut-être jamais… Mais y’a un truc qui m’dit qu’il faut qu’on reste. Parce qu’on n’a pas encore trouvé ce qu’on est venu chercher…

– Et c’est quoi ? ai-je rétorqué, en plus d’un postillon parfaitement placé sur sa joue droite.

– Ça, j’en sais rien, Jack. C’est mon intuition qui m’dit ça, quoi. »

On s’est tournés vers Guzzi pour le solliciter. Il lisait le journal, tranquillement, ne feignant même pas nous écouter. « J’sais pas, a-t-il dit sans lever les yeux, c’est pas toi le directeur, Jack ? » Légèrement piqué, je lui ai pris le journal des mains : « À mon tour de lire. » Ce statut de directeur m’insupportait de plus en plus. J’avais pris des décisions, et ça s’était mal passé. À présent, je ne voulais plus courir de risques inutiles. En même temps, Bruegel avait raison : moi aussi, je sentais qu’on n’en avait pas tout à fait fini avec Sète. C’était  comme un sixième sens journalistique, le flair du reporter qui, à un moment ou à un autre, doit être en mesure d’assumer ses responsabilités. J’ai bu un grand verre d’eau, d’un trait, vidé mon café, et parcouru le journal un moment. Jusqu’à la cinquième ou sixième page, où un titre m’a donné une impression de déjà-vu :

« Regardez, ai-je fait, y’a les obsèques de Pierre Vassiliu tout à l’heure, au crématorium.

– C’est qui Pierre Vassiliu ? a interrogé Bruegel, dont je partageais l’ignorance.

– Ils ont l’air de dire que c’était un chanteur de Sète vachement connu. »

Pierre Vassiliu était mort le 17 août, à peu près au moment de notre arrivée. C’était lui, l’auteur de « Qui c’est celui-là ? », enregistrée quarante ans plus tôt : « Qu'est-ce qu'il fait, qu'est-ce qu'il a, qui c'est celui-là ? Complètement toqué, ce mec-là, complètement gaga. Il a une drôle de tête ce type-là. » Il avait beau avoir sorti une quinzaine d’albums, dont le dernier datait de 2003, pas un de nous n’en avait connaissance. C’était pas notre génération, quoi. Au contraire de Brassens, il n’avait pas traversé les âges. Mais c’était lui, le vrai chanteur de Sète. Car il n’appartenait pas au folklore : c’était un type que les gens d’ici connaissaient, simplement, comme un gars d’ici. Vassiliu, c’était peut-être lui qu’on était venus chercher. Au fond, peut-être que Brassens n’était qu’un gigantesque leurre dans lequel on s’était fourvoyés. Et peut-être qu’une occasion de se remettre à niveau s’offrait à nous. « Ok, ai-je tranché après avoir fini la lecture de l’article, on reste une nuit de plus, et on se casse. Par contre, la chemise blanche est de rigueur au crématorium. » On avait une heure à tuer et on s’est repliés au campement.

Je m’étais couché dans la tente, pour fermer les yeux un quart d’heure. Guzzi était en train de baratiner son banquier au téléphone et Bruegel essayait de joindre Esteban – en vain. Des instants de la veille surgissaient dans mon esprit. Des images de la ville, notre cheminement dans ses rues et dans ses cafés. Tous ces inconnus qu’on avait accostés, et toutes ces discussions inutiles qu’on avait eues avec eux. Sète nous avait harponnés, et il était clair qu’elle avait déjà eu raison de l’un d’entre nous. N’arrivant pas à dormir, j’ai ouvert la revue d’histoire qui traînait dans mon sac : « On le sait, l’activité principale du port de Sète est basée sur l’exportation des boissons alcoolisées ». L’article que j’avais commencé au hasard, expliquait qu’au XVIIIe siècle, des « peuples du Nord » venaient ici pour « chercher les vins et eaux-de-vie du Languedoc ». Pendant leur séjour à quai, ils profitaient des tavernes, « proches du port », où le vin était « bon, abondant, moins cher qu’ailleurs ». Et, forcément, ça partait en vrille : « Les matelots, pris de boisson, ivres, se disputent entre eux, se battent avec d’autres, vont jusqu’à contester l’autorité et les ordres de leur capitaine. » Eux aussi avaient été harponnés. Cette ville, décidément, avait fait nombre de victimes.

Tout à coup, un bruit de moteur a fendu l’air. J’ai sursauté pour me précipiter dehors. Un motard, sans casque, avait fait son apparition. Un mec torse poil, jean, lunettes noires, sur une moto à l’ancienne, genre celle de Steve McQueen dans La Grande Évasion. Il arborait un grand sourire – on aurait dit un gosse qui venait enfin d’avoir le jouet qu’il attendait depuis longtemps. Il s’est arrêté un peu plus loin et Bruegel est allé à sa rencontre – d’après Bruegel, je n’étais pas là au moment des faits ; si c’est le cas, il me paraît étrange de m’en souvenir si précisément ; mais soit. Le motard s’appelait Ulysse, c’était un marin. Il vivait dans une case au fond du camp scout, d’où il nous observait depuis notre arrivée. Sur son bras était tatoué un vers de Baudelaire : « Homme libre toujours, tu chériras la mer ! » On ne le savait pas encore, mais Ulysse, très rapidement, allait devenir notre ami. Étrange et prenant à la fois, à tel point que Bruegel allait décider de lui tirer le portrait… Pas besoin d’en dire plus. Pour l’heure, on avait une crémation.

Je n’ai pas vu beaucoup d’enterrements dans ma vie, et je n’en avais jamais vu un d’aussi ensoleillé. Le ciel était profondément bleu. Le soleil irradiait chaque mètre carré de l’Île singulière. Au crématorium, les gens avaient respecté la consigne. Tous en blanc, c’était saisissant. Certaines chansons de Vassiliu sortaient d’une enceinte installée à l’entrée. Il y avait beaucoup de monde. Des gens qu’on avait croisés la veille, lors des multiples interviews d’Esteban. Les musiciens, aussi, qui nous avaient invités à leur concert. Bruegel est allé leur parler, pour s’excuser du bordel qu’on avait foutu. Guzzi, de son côté, s’est engouffré à l’intérieur du crématorium, au milieu de la foule, pour assister à la cérémonie qui commençait. J’écoutais Vassiliu, en fumant une cigarette, quand un type d’une cinquantaine d’années, aux cheveux grisonnants et à la chemise resplendissante, s’est posté devant moi. « C’est vous, les journalistes de Lille, n’est-ce pas ? m’a-t-il questionné tout en levant ses lunettes. C’est vous qui cherchez Brassens ? » Pendant une seconde, j’ai cru qu’on avait fait une connerie, un truc grave, que le mec allait nous dire qu’il était flic et qu’on était allés trop loin et qu’on devait quitter la ville dans l’heure. Mais j’ai refait surface :

« Euh… ouais. On s’connaît ?

– Évidemment ! s’est-il exclamé. Vous ne vous souvenez plus ?

– …

– Ha ! Ha ! Nous avons une amie en commun ! »

Je l’ai regardé droit dans les yeux, après avoir jeté mon mégot à ses pieds. On l’avait peut-être rencontré hier, mais j’avais l’impression qu’il me tendait un piège.

« Écoutez, monsieur, ai-je repris, vous m’avez l’air bien brave, mais j’crois que y’a erreur sur la personne…

– Hier soir ! Chez Édith ! Vous étiez là !

– Édith ?!

– Oui ! Après le concert dans le bar de plage ! »

Soudain, des visions et des sons chaotiques m’ont envahi. Des flaques d’alcool sur un sol blanc, des bris de verre, des cris, de la musique tapageuse et un mec avec une casquette de capitaine de croisière qui se ramasse en dansant. Cette Édith, dont je me souvenais vaguement l’allure de hippie des années 70, et ses potes, comme ce type devant moi, devaient se souvenir de nous, en effet. Et ça ne devait pas leur procurer que du plaisir.

« Euh… oui… Édith, ai-je fait, embarrassé. Oui, oui, bien sûr que je me souviens ! Quelle soirée ! Quelle hospitalité ! Bravo…

– Et donc ? m’a-t-il interrompu, parce qu’il voulait en venir aux faits.

– Donc quoi ?

– Vous cherchez Brassens ?

– Ah… ouais, enfin non… enfin c’était surtout l’affaire d’un de nos camarades qui est parti ce matin. Je crois qu’il l’a pas trouvé. Nous, on va arrêter les frais. On repart demain. »

Il a remis ses lunettes et a commencé à s’éloigner. Avant de conclure :« C’est dommage, vraiment dommage. Toutefois, dans le cas où vous seriez encore ici demain soir, venez donc au bar Le Pub, vous trouverez facilement. » Et il s’en est allé. Bizarre, le gars.

De retour au camp, Guzzi était transformé. Il avait décidé de nous écrire un papier sur « la mort en vacances ». À l’évidence, les obsèques de Pierre Vassiliu l’avaient touché. « Ça pleurait, ça riait… Sa femme a dit des trucs très jolis, putain. Et à la fin, elle a enlevé sa culotte pour la donner à son défunt mari ! C’était une belle mort, putain. Une mort en vacances ! » Il omettait que Vassiliu avait finalement succombé à la maladie de Parkinson, et que ça ne devait pas toujours être la teuf, à la fin de sa vie. Mais ok, pourquoi pas, il s’était lancé et, en quelque sorte, récupérait la place laissée vacante par Esteban.

Ulysse était là, dans sa toute petite case. Il nous a proposé de boire un coup chez lui, dans son tout petit – mais agréable – jardin. Il était environ 16 h, on prenait de l’avance sur l’apéro. Je ne me souviens plus précisément, mais je sais que le récit de ses aventures a pris plusieurs heures. Entrecoupé, il est vrai, de toutes les digressions qui emportaient son esprit frénétique. Il adorait le concept de journalisme gonzo et s’enthousiasmait pour les London, Kerouac, Cassady et tous ceux qui avaient pris la route. Ou la mer. On est restés là je sais plus combien de temps. On a bu, sans aucune retenue. Du jaune et du rouge, pas de doute, peut-être de la vodka, ou du gin, ou du rhum, je sais plus bien. Ulysse avait une sacrée descente. Son corps pouvait résister à tout excès d’alcool et à plein d’autres choses. Mais son esprit, beaucoup moins. Parfois, il rentrait dans un tunnel effrayant. Ses propos devenaient confus, dérangeants, loufoques. Puis il explosait en une cacophonie virile et incontrôlable. Alors, retrouvant son calme, il nous resservait, sans cesse, avec un acharnement rare. Voulait-il nous tuer ? Peut-être, et peut-être qu’on voulait l’aider. Car on chutait, sans résister. Certaines notes gribouillées dans mon carnet attestent de la folie qui, une fois de plus, s’était emparée de nous : « Guzzi parle de la pensée solaire, "il pensiero del sud", il crie des trucs bizarres sur la mort de Vassiliu. Bruegel entreprend de dessiner Le Dénombrement de Bethléem pour expliquer à Ulysse sa théorie fumeuse sur le journalisme gonzo. Combien de pastis ai-je ingurgités ? N’ai-je pas déjà vomi ? Depuis quand suis-je ici ? Des Italiens, des peuples du Nord, et nous, ça craint. » Autour de la petite table en bois du jardin d’Ulysse, un nouveau monde apparaissait. On était sur le pont d’un bateau de plaisance. Perdus au milieu de l’océan. De l’eau, à perte de vue. La planète, à présent, était peuplée de créatures étranges, de plantes inconnues, débarrassée des êtres humains. Nous étions les seuls, et c’est bien pour cette raison qu’on se déchirait autant : nous ne tenions pas à la survie de l’humanité. Malheureusement pour elle, ses derniers spécimens étaient en train de mourir en vacances.

*

La chaleur, à l’intérieur de la tente, était suffocante. À chacune de mes respirations, un sifflement vibrait dans tout mon corps. Mes yeux, ouverts, brûlaient littéralement. Et en une fraction de seconde, j’ai ressenti un violent pilonnage à l’intérieur de ma boîte crânienne. J’étais donc encore en vie. Mon téléphone s’est mis à sonner. Strident. Numéro inconnu. « Tu peux pas éteindre ton putain de téléphone ?! » C’était Guzzi qui dormait à côté de moi. Lui aussi était encore en vie.

« Allô ?

– Oui, bonjour monsieur L’Error…

– De L’Error.

– Euh… oui, monsieur. Je suis Anthony M…, votre conseiller bancaire…

– Écoutez-moi bien, monsieur M., c’est vraiment pas le moment. En plus un banquier, putain ! Franchement, monsieur M., c’est pas le moment. Je vous rappelle, promis, mais me faites pas chier, là.

– Mais monsieur… »

Guzzi et Bruegel étaient dans le même état que moi – déplorable. Pour le moment, personne ne se souvenait des douze dernières heures, et ça valait sans doute mieux. « Je vous paye un café, les gars, ai-je proposé. On en a besoin, là. » Le serveur nous a reconnus et, sans même nous examiner de près, a préparé la carafe d’eau. C’était nécessaire, car malgré les 30°C qui nous tombaient sur la gueule, on était infoutus de transpirer une seule goutte. Comme prévu, la situation avait empiré. Normalement, c’était notre dernier jour à Sète. On devait reprendre la route. Mais aucun d’entre nous n’était en mesure de tenir le volant, sérieusement. Il nous fallait du repos.

Je me suis levé pour aller régler les cafés. Comme il me manquait deux euros, j’ai traîné ma carcasse au distributeur le plus proche. Là, ma carte a pénétré la machine, tranquillement. La machine m’a écrit « Bonjour M. De L’Error » et m’a prié d’insérer mon code secret. Combien je  voulais ? Bah j’sais pas, vingt balles, quoi. Ok, très bien. Mais, non, « Vos possibilités de retrait sont épuisées. » J’ai repensé à la sonnerie de mon téléphone, puis à mon téléphone, puis à l’appel que j’avais reçu ce matin. Selon toute vraisemblance, je n’étais pas seulement sec. J’étais aussi à sec.

Bruegel a payé et on est allés se poser sur la plage, pour réfléchir. Tout de suite, on s’est mis en caleçon pour aller se jeter dans la mer. Puis on est revenus sur le sable, l’un après l’autre, à notre rythme. Guzzi avait un découvert de 1 200 euros, ne pouvait plus retirer et vivait à nos dépens depuis deux jours – mais aussi grâce à de menues rapines. Moi, je ne connaissais pas la hauteur de mon découvert, ne pouvais plus retirer et devais vivre à présent aux dépens de quelqu’un. Bruegel, oui, Bruegel était notre dernier espoir. L’ultime source d’argent. Et il nous en fallait beaucoup. Le général du camp scout attendait son dû. Y’avait la bouffe pour la route, les péages, l’essence jusqu’à Lille. « Ça va être chaud, a suggéré Bruegel, je sais même pas combien il me reste. » Soudain, j’ai vu dans son regard un truc assez sombre et j’ai cru l’entendre penser, au plus profond de lui : « Putain de boulets ! Ils ont plus une thune, les mecs ! Je vais devoir payer pour eux, putain. Font chier ! Je vais devoir raquer, claquer tout ce qui me reste ! À moins que… à moins que… oui… » Un truc n’allait pas. L’atmosphère était changeante, y’avait comme un vent qui se levait. J’ai considéré l’horizon, histoire de vérifier qu’aucune trombe n’était en train de se former. Et, c’était presque inconscient, j’ai sorti, tout haut, comme pour prévenir la tempête : « Tu vas pas nous lâcher, hein, Bruegel ?! Mon pote, tu vas pas faire comme ce salaud d’Esteban ? » Nos yeux se sont plantés les uns dans les autres. Les siens semblaient me dire : « Mais merde, tu lis dans mes pensées ? » Brièvement, les traits de son visage se sont contractés afin d’esquisser un sourire peu naturel : « Non, je vais pas vous lâcher, bien sûr. C’est pas mon genre, Jack, tu le sais bien. »

Pas loin des tentes, Ulysse était en train d’astiquer sa moto. Il nous a invités à passer dans son jardin. « Alors les gars, ça a pas l’air d’aller. Vous avez des sales gueules. » On lui a raconté nos petites déconvenues, qu’on n’avait plus de thune, qu’on savait même pas si on aurait assez d’essence jusqu’à Lille, etc. En même temps, on faisait de rapides calculs, pour estimer, approximativement, ce dont on avait besoin. Ulysse nous a écoutés, sans rien dire, jusqu’à la fin. Alors, plein d’assurance, il a sorti : « C’est simple, les gars, y’a le casino. » On n’a pas réagi, le terme de « casino » étant trop étranger à notre univers mental. Le truc, en fait, c’est qu’il était sérieux. Il se trouve qu’Ulysse, en plus d’être un marin des eaux profondes, était un habitué des casinos. Si bien qu’il s’était forcé, un jour, à déclarer son interdiction de jeux à la préfecture. Il était fiché, dans tous les établissements de la région. Mais ça ne l’empêchait pas de faire du prosélytisme. Son argumentaire était soigné, il aurait pu nous faire croire qu’on n’avait « rien à perdre, mais tout à gagner ». Et, pour tout dire, on y a cru.

On en était là. Notre dernière chance de s’en sortir résidait dans ce qu’on pouvait exécrer le plus au monde : le casino, ou le jardin d’Éden du dieu du Fric. Ce lieu qu’on avait vu dans des films américains. Ce lieu qui voulait dire à la fois Las Vegas, jeux, putes et coke. Ce lieu qu’on avait tant critiqué quand il s’était ouvert à Lille. Ce lieu qui nous faisait gerber. Par-dessus le marché, c’était un ancien joueur, frappé d’une interdiction de jeu, qui nous encourageait à y aller. « Franchement, pensez bien que vous pouvez vous faire dans les 200, facile. » Ce genre d’argument, en temps normal, n’aurait eu aucun effet sur nous. Plus scrupuleusement, on aurait très bien pu taper la manche sur une place, chanter du Brassens et voir notre chapeau se remplir. Seulement Ulysse nous a eus. « Tenez, regardez, s’est-il emporté en sortant de sa poche un pendentif accroché à une chaîne, prenez ça avec vous. C’est un gri-gri, L’Œil du Tigre. Je l’ai toujours avec moi quand je joue. Avec ça, vous pourrez pas perdre. » C’était une petite pierre, sans doute de l’ambre, polie par les années qu’elle avait passées dans la poche d’Ulysse. Une camelote qui avait été témoin de ses « plus beaux coups », mais aussi de ses nombreuses descentes aux enfers. Qui avait brillé au contact de l’argent qu’il avait gagné – et il en avait gagné beaucoup –, mais aussi terni quand celui-ci avait fondu. Sur son téléphone, il conservait des photos de liasses de billets étalées sur sa table. « Regardez, là c’était un très gros coup. J’ai tout perdu le lendemain. »

Ulysse nous a conseillé de jouer à la machine à sous. Comme au poker, il fallait sortir des mains pour gagner. Selon lui, c’était là qu’on avait le plus de chances. En terme de stratégie, rien de plus simple : « Ça va dépendre. Le mieux, c’est de jouer à 2 euros, si tu vois que tu gagnes, t’vois, c’est de garder votre budget de départ. Imagine tu veux jouer 60 euros, tu commences à jouer, bon imagine tu perds deux-trois coups, et boum tu regagnes, tu regagnes 10, 15 euros, 20 euros, 30 euros, 40 euros, 50, ça dépend de ce que tu sors. T’imagines que bah tu vas t’accorder sur… T’as gardé, t’as récupéré ton argent, ce que t’as perdu, t’as gagné, t’es gagnant de 50 ou de 40 euros. Tu sais que tes 60 euros ils sont là, donc là sur les 40 euros de gain, tu tentes, tu doubles, tu mets… 4 euros, tu joues à 4 euros. Là t’augmentes, tu peux taper plus gros, si tu vois que ça baisse trop vite sur quatre-cinq coups, tu redescends à 2 euros, quoi. T’essayes de gérer comme ça. » Cette longue explication, dont l’enregistrement sur mon dictaphone a été retranscrit à la lettre, a laissé place à un silence quelque peu éberlué. Pour nous rassurer, Ulysse a finalement répété : « L’important, c’est le gri-gri. Vous pouvez pas perdre avec. »

Évidemment, nous avons perdu. On s’est pointés avec trente euros, et on a tout cramé en moins d’une heure. Dans un premier temps, on a gagné, jusqu’à deux fois notre mise. On avait soixante et, parce que le jeu est ainsi fait, on a relancé. À partir de là, plus un seul coup n’a été gagnant. Et l’espoir, si tyrannique par moment, nous a fait dériver, rapidement, jusqu’à l’ultime euro. Dernier coup, même pas une paire, game over. On a fumé une clope devant le casino, sans dire un mot. Les têtes baissées, comme de pauvres bêtes maltraitées. De notre plein gré, on avait pénétré dans l’horreur capitaliste. Et on en était ressorti humiliés.

*

Le plan avait été décidé. Comme on n’avait plus de fric, il fallait faire des économies et procéder à des coupes budgétaires. En premier lieu, ce qu’on devait au général. On savait qu’il allait passer en fin de journée. Qu’il nous demanderait, comme tous les jours, si on comptait partir, pour pas nous rater. Aucune négociation ne serait possible avec lui. Aussi s’agissait-il de lui dire qu’on restait une nuit de plus, et de lui assurer qu’on l’attendrait le lendemain pour le payer. Entre-temps, on aurait débarrassé le plancher, ni vu, ni connu. Bien sûr, parce qu’on n’est pas n’importe quels voleurs, on lui aurait laissé un petit billet, pour le geste, accompagné d’une lettre lui présentant notre situation et nos plus plates excuses. On serait déjà loin, quand il irait chez les flics. Et de toute façon, on était convaincus qu’il n’irait pas les voir, car son business parascoutiste ne semblait pas très catholique – pour preuve, il n’a jamais exigé de pièces d’identité. Le plan était ok pour tout le monde, on passait notre dernière soirée à Sète et, à l’aube, on s’éclipsait.

Le général s’est contenté d’acquiescer, sans manquer de jeter un regard torve vers Guzzi qui, à quelques mètres, comme s’il ne l’avait pas remarqué, chantait « Hexagone » de Renaud. « Très bien, je passerai demain en début d’après-midi. » Il changeait l’heure habituelle, parce qu’il devait se méfier du coup fourré. Mais pas assez pour nous dérouter. On est allés raconter tout ça à Ulysse. Sans vraiment l’exprimer, il approuvait notre plan. Par contre, pour lui, il était important que la lettre qu’on laisserait au général soit « un chef-d’œuvre de la littérature gonzo ». Du niveau des lettres de Cassady ou de Thompson. C’est Bruegel qui s’en est chargé. Or, très honnêtement, son truc était grandiose, sans doute le meilleur truc jamais écrit depuis des dizaines d’années. Un chef-d’œuvre gonzo, assurément. Hélas, j’aurais aimé vous la faire lire – mais j’aurais peut-être fait payer l’accès, hein –, mais c’est impossible. Car la copie que Bruegel avait pris soin de rédiger – pensant probablement la revendre à une maison d’édition – s’est volatilisée. C’est le genre d’inconvénients qu’on rencontre, quand on met deux ans à écrire un reportage.

On a bu l’apéro avec Ulysse, puis il nous a conduits dans un bar, le Café social, implanté dans le Quartier Haut, qui surplombait le port, au pied de la montagne sétoise. C’était le secteur pittoresque de la ville, celui qui était parfois qualifié de « petite Naples ». Et où avaient résidé des générations de pêcheurs, sous la protection de la Vierge « Reine des mers », dressée à une quinzaine de mètres de haut, sur le clocher de la plus ancienne église. La terrasse du café s’étalait sur le trottoir, elle était bondée. Les gens ressemblaient plus à des artistes, des bohèmes ou des jeunes urbains qu’à des pêcheurs. Mais l’ambiance était détendue. Ulysse nous a payé une tournée de rosé bien frais et on a évoqué son éventuel ralliement au journalisme gonzo. Il était tenté mais, pour ce que j’ai compris, sa liberté de loup solitaire était trop précieuse pour la sacrifier sur l’autel de notre école – si prestigieuse soit-elle. Une fois son verre vidé, il s’est dirigé au comptoir pour commander une autre tournée. Guzzi est allé pisser et Bruegel, dont la chevelure formait de petites bouclettes, réfléchissant la lumière des lampadaires qui venaient d’être allumés, m’a annoncé son souhait de faire un papier sur Ulysse.

« T’as raison, ai-je poursuivi, ce type est une bête sauvage. Trop bizarre pour vivre, trop rare pour mourir.

– Exactement, a-t-il dit avant de déglutir sa dernière gorgée. Je le vois comme ça… Et toi, Jack ?

– Quoi ?

– Tu vas écrire sur quoi ? »

Cette question ne m’avait pas encore traversé l’esprit. À vrai dire, c’était le désir de soleil qui m’avait motivé, rien d’autre. Brassens, Vassiliu, ce n’étaient que des prétextes. Mais des prétextes pour quoi ? J’ai repensé aux peuples du Nord, aux Gaétans, à tous ces gens qui avaient, un jour, convergé vers Sète. Au bord de la Méditerranée, au cœur des civilisations.

« Je sais pas, ai-je repris, pourquoi pas sur Sète… ou sur la civilisation…

– La civilisation ? a fait Bruegel, étonné.

– Oui, la civilisation, ai-je continué sans réfléchir à ce que je disais, on est bien au bord de la Méditerranée, non ? C’est le berceau de la civilisation, et m’est avis que tout ce qui nous est arrivé depuis le début n’est pas…

– Mais de quelle civilisation tu parles ? m’a-t-il interrompu d’un ton grave. »

Il s’est redressé sur sa chaise, et son t-shirt, auquel je n’avais pas fait attention, a tout à coup saisi mon regard : « Régularisation de tous les sans-papiers ». Pendant qu’on buvait notre rosé, tranquillement, des gens crevaient noyés dans la Méditerranée, à quelques centaines de kilomètres de là. Le nombre de victimes n’avait jamais été aussi élevé que cette année, ça travaillait durement Bruegel au bide. Comme nous tous, d’ailleurs, mais lui peut-être encore plus. J’avais rien dit de méchant, juste un truc débile, mais ça suffisait pour l’indigner. « Parle plutôt d’un tombeau de la civilisation ! » – dans ma gueule… Sa réaction à mon idée de « berceau de la civilisation » était disproportionnée, ok, mais je ne m’en sentais pas moins con. On a arrêté la discussion, et on est restés silencieux jusqu’au retour des autres.

Il faisait nuit quand Ulysse nous a quittés : « Je suis fatigué, je vais me poser. N’oubliez pas de venir me dire au revoir demain, même si c’est tôt. » On s’est embrassés et éloignés. Plus bas, sur le canal, se tenaient d’étranges festivités. Deux barques se faisaient face, une bleue, une rouge. À bord, des rameurs en chemises blanches et, en équilibre sur une plateforme perchée à l’arrière de l’embarcation, une sorte de chevalier sans cheval, armé d’une lance et d’un bouclier. Les rameurs propulsaient les barques l’une contre l’autre et les chevaliers, à l’instant propice, frappaient leurs boucliers avec leurs lances pour se faire tomber. Tout ça sur fond de hautbois languedocien. Ce jeu, qui attirait une foule de spectateurs, s’appelait les Joutes de la Saint-Louis. Et existait depuis 1666. Au début, il s’agissait d’un tournoi opposant la « jeunesse » aux « mariés ». Aujourd’hui, les jeunes joutent contre les jeunes et les adultes contre les adultes. Plus précisément, en fait, les garçons joutent contre les garçons et les hommes contre les hommes. Truc de mecs. Les femmes restent à quai. En témoigne cet article répugnant, paru le lendemain dans le Midi Libre et intitulé « Le blanc du jouteur, un piège à filles ? » : « On connaissait l'attrait des femmes pour l'uniforme du policier ou encore du pompier. Quid de la tenue du jouteur ? […] Et un jouteur, dont nous tairons le nom de conclure : "De toute façon, tu as beau porter le blanc, si tu n'as pas la lance ferme et le pavois dur, ça ne marche pas !" Fantasme des filles ou pas, la symbolique phallique de la lance et la représentation du combattant ont sûrement aussi leur pouvoir de séduction. » C’était justement le tournoi de la presse, quand on est arrivés. Le tournoi des journalistes jouteurs. Et c’est la barque, bleue ou rouge, je sais plus, de Guillaume Mollaret du Figaro qui l’a emporté. Mollaret, un héros phallique qui, ce soir-là, selon son confrère du Midi Libre et peut-être avec lui, a dû emballer un maximum de meufs.

On commençait à tourner en rond. Bruegel pouvait encore retirer de l’argent et, bon gré mal gré, nous payer la picole. Peut-être que ça l’emmerdait, mais on essayait d’être reconnaissant de façon ostensible. « Merci, mec, jactait Guzzi toutes les dix minutes, vraiment merci ! » Moi, j’avais tenté de revenir sur notre discussion – « J’ai dit une connerie, Brueg’, le berceau de la civilisation, tout ça… faut pas m’en vouloir… » –, mais il avait déjà tourné la page. Par contre, il m’enjoignait de nous trouver un plan, au plus vite : « Faut qu’on se tire de ce spectacle débile. » J’ai jeté un dernier regard vers les barques, leurs rameurs et leurs jouteurs. Tous en chemises blanches, comme la veille, aux obsèques de Vassiliu. Une voix a alors résonné dans ma tête : « Venez donc au bar Le Pub. » La voix de ce mec bizarre qui m’avait accosté au crématorium. Ce n’était pas pour rien qu’il était resté dans mon esprit. Tant qu’on était là, il fallait mettre les choses au clair. Les autres étaient d’accord ; après tout, on avait encore jusqu’au matin pour mettre en œuvre notre plan d’évasion. Le bar n’a pas été facile à trouver. Occupant un angle de rue, il ressemblait à bien des bistrots français à l’enseigne blanche sur fond rouge. En revanche, il était foutrement animé. Dehors, à l’intérieur, il y avait plein de monde. Avant d’y entrer, Bruegel a voulu nous rappeler qu’on avait plus beaucoup de thunes, et nous prévenir : « Au pire j’ai toujours ça. » Il a sorti de son sac une bouteille de pastis et une bouteille d’eau. « Histoire de jamais voir le fond du premier verre. » Il n’y avait presque plus de chaises et de tables. Le reste avait été rangé pour libérer de la place car un concert était en train de se préparer. J’ai regardé autour de moi, le type des obsèques n’était pas là. Après avoir commandé des pastis, on a demandé au serveur ce qu’il se passait ce soir. « Un concert. C’est un groupe sétois… c’est  musique du monde, je crois. » Me souvenant que c’était à propos de Brassens qu’on se retrouvait, indirectement, ici, j’ai lancé :

« Ah ? Y’a pas un truc sur Brassens ?

– Brassens ? a-t-il rétorqué. Vous avez dû confondre.

– Non, Le Pub, ai-je insisté, c’est ici ?

– Oui, mais…

– Vous voulez dire que y’a rien en rapport avec Brassens, ce soir ? Merde... »

Le gars a rigolé. Comme il captait qu’on n’était pas du coin, il nous a conseillé d’aller à une autre adresse, Les amis de Georges Brassens, une espèce de restaurant cabaret consacré au poète. Encore du folklore à touristes, très peu pour nous. « Sinon, a-t-il repris en se frappant le front, je viens d’y penser, oui. » Il a fait le tour du comptoir pour venir à côté de nous. Puis de nous montrer, vers les instruments et les amplis, le chanteur et guitariste du groupe qui s’apprêtait à jouer : « Vous pouvez aller voir ce mec là-bas, avec les lunettes. C’est lui qui joue ce soir. Allez le voir, Brassens il connaît. »

C’est Guzzi qui l’a abordé. Il était chaud de bavarder, au risque de poursuivre la longue liste d’interviews superfétatoires qu’Esteban avait entamée. Il se trouvait que ce type était José Capel. Membre d’un autre groupe, Color Brassens, qui reprenait et revisitait les titres du maître. Et organisateur d’un festival qui allait se tenir le 22 octobre, jour de l’anniversaire de Brassens – mais aussi, étrange coïncidence, de la trombe qui s’était abattue sur « Cette » en 1844 –, devant sa maison natale, et serait retransmis en direct sur Internet. On a rejoint Guzzi et conversé avec lui, le contact est bien passé. En venant même à parler de nous, de notre périple, de tous nos échecs, de ce reportage avorté sur Brassens, de la mort de Pierre Vassiliu, du journalisme gonzo et de Lille. On aurait pu continuer comme ça un moment, mais José devait commencer son concert. « En tout cas, c’est sympa que des Lillois soient là, ce soir ! » On est sortis et on s’est calés dans un recoin pour recharger nos verres. Le concert a démarré. On comprenait vite que José Capel et ses musiciens étaient des bons. Je ne saurais pas dire aujourd’hui quel genre de musique ils jouaient. Disons qu’il y avait plein d’influences, d’un peu partout dans le monde, qu’il y avait du rythme, de la soul et de la couleur – ou un truc comme ça. Ça bougeait, eux étaient à fond, envahis par le son qu’ils produisaient et, petit à petit, ça a été le cas d’à peu près tout le monde dans la salle. En trois ou quatre morceaux, ils avaient réussi à foutre une ambiance de dingue. On s’est resservi du pastis, je sais plus combien de fois, et nos têtes, élancées par la cadence effrénée de nos corps, se sont mises à tourner. Incroyable sensation qui reste gravée dans ma mémoire. On était à Sète, mais on était aussi à Naples, on était à Lille, on était ailleurs et partout à la fois. Nos visages rougis étaient traversés par de larges sourires béats, et on dansait sans modération avec les gens autour de nous. Des Sétois, des Napolitains, des Lillois, des gens de partout et d’ailleurs. Si un reportage comprend toujours un moment d’apothéose, où tout s’éclaircit soudain, on y était, alors, clairement. Après une petite heure de concert, José a annoncé qu’ils allaient faire une pause. Mais qu’avant : « Voilà, alors, on voudrait faire une petite dédicace. Y’a des Lillois qui sont venus ce soir [on s’est regardés, Bruegel, Guzzi et moi], ils sont venus à Sète pour Georges Brassens et ils sont là ce soir. Alors, pour eux, on va jouer un peu de Brassens. Laquelle vous voulez ? » Déjà bien bourrés, on a chacun crié un truc différent. Bruegel voulait « La supplique », Guzzi « Le gorille » et moi « La mauvaise réputation ». Et ce sont ces deux derniers morceaux qu’ils ont choisis. On s’est attrapés par les mains, on a tourné, on a dansé encore plus vite. Fous, on a chanté, même les strophes qu’on ne connaissait pas. Bruegel, Guzzi, moi, nos gueules ruisselant de sueur, au milieu de tous ces gens endiablés qui nous bousculaient, s’introduisaient dans la ronde et criaient avec nous… Le vocabulaire me manque pour décrire cet instant. Trop fort, trop beau.

À la fin du concert, la soirée a continué jusqu’à la fermeture du bar. La nuit était déjà bien avancée, plus personne n’avait l’air clair. Je discutais avec un mec sympa, Pascal, qui faisait un petit journal satirique local, L’Œil de Moscou, quand j’ai entendu : « Hé ! Salut ! Vous êtes encore là ! » C’était cette meuf, Édith, dont l’appartement devait porter les stigmates de notre passage. Elle était affublée d’une sorte de robe jaune à fleurs, qui me faisait penser à un drap de mauvaise facture, et d’un bandana mauve sur le crâne.

« Ah ! me suis-je exclamé. Salut… euh…

– Édith, a-t-elle lancé en me voyant hésiter.

– Oui, oui, ai-je bavé, je sais bien que tu t’appelles Édith… euh… »

Elle a dit un truc en anglais que j’ai pas compris. Puis elle a éclaté de rire.

« Alors ça va ? a-t-elle fini par demander, goguenarde. Bien remis depuis la dernière fois ?

– Euh… oui, oui… Euh… j’espère que c’était pas trop le carnage chez toi… euh… désolé si… »

À nouveau, elle s’est esclaffée et a parlé en anglais. Déstabilisé, j’ai avalé d’un coup les quelques centilitres de pastis qui restaient dans mon verre. Était-elle en train de se foutre de ma gueule ? Ou simplement barge ? Il m’était difficile de le savoir. Pour la faire cesser de rire – et de me faire chier avec son anglais –, je lui ai raconté que son ami m’avait accosté aux obsèques de Vassiliu, et conseillé de venir ici.

« Quel ami ? a-t-elle fait, surprise.

– Bah je sais plus son nom. Un type d’une cinquantaine d’années, cheveux gris…

– Je connais personne qui ressemble à ça. En tout cas pas à Sète.

– Mais si, ai-je insisté, il était chez toi… »

Elle a hoché la tête de gauche à droite, et m’a regardé avec un soupçon de pitié : « Écoute, je sais pas qui t’a parlé, mais tu peux me croire, je le connais pas. » Je ne voulais pas perdre la face, ne pas passer pour l’ivrogne du village. Je ne savais pas quelle farce elle entendait me faire, et je ne voulais pas en savoir plus. D’un geste de la main, j’ai balayé le sujet. On a alors échangé des banalités. Puis je lui ai dit qu’on repartait dans pas longtemps et elle m’a proposé de nous emmener en haut du mont Saint-Clair, « la vue est magnifique, vous pouvez pas partir sans voir ça ». Bruegel et Guzzi étaient motivés. De toute façon, dans leur état, ils ne pouvaient rien décider. Moi, j’étais sceptique. Cette meuf n’était pas nette, et elle était même carrément chiante quand elle se mettait à jaser en anglais. Mais bon, faut dire que je n’étais pas, moi-même, en mesure de décider quoi que ce soit. On a dit au revoir à José, et à tous les gens qu’on avait rencontrés, comme Pascal qui m’a offert un cubi de cinq litres de rosé quasiment neuf. Notre guide nous a conviés dans sa voiture, une petite citadine, genre 107. Je me suis installé à l’avant, j’ai bouclé ma ceinture avant de vérifier que mes amis avaient fait de même. Le moteur a démarré et on a quitté les lieux à une allure modérée. Jusqu’aux petites rues qui grimpent au sommet de Sète. Là, Édith a brusquement changé de façon de conduire. Passant d’une conduite type mère de famille respectable qui transporte ses enfants à l’école, à un véritable pilotage type rallye. « Merde, ai-je pensé, on est tombés sur une folle. » La bagnole était lancée à 90 km/h, s’accrochait, tant bien que mal, dans des virages serrés à 50 et freinait brusquement sous les coups de pédale de la psychopathe qui posait ses mains crispées sur son volant. Je me suis dit, en une seconde, qu’on était pris dans un piège. Qu’elle avait tout calculé depuis le début, son complice aux obsèques, l’invitation à cette soirée, etc. Tout calculé pour nous attirer dans un guet-apens et assouvir sa vengeance. Je manquais de lucidité, certes, mais y’avait de quoi flipper. Et j’ai carrément flippé. Cette fois, c’était la bonne. J’avais peut-être survécu au bain de minuit, à la descente d’Ulysse, au casino, mais tout ça ne comptait plus. J’allais crever, avec mes potes, dans la bagnole d’une inconnue – hippie de surcroît –, et c’était bien fait pour nous. Cet instant m’a paru excessivement long. Mais, soudain, la route s’est aplanie, le paysage s’est dégagé et l’engin de mort a dérapé sur une dizaine de mètres. « Nous sommes arrivés. » Je me souviens avoir gueulé certains noms d’oiseaux bien sentis. Guzzi et Bruegel, eux, ne semblaient pas avoir remarqué l’imminence de notre mort, si bien qu’ils étaient en train de se disputer, comme des gosses, mon sac à dos qui contenait le cubi de rosé. « Bande de tarés fanatiques ! » ai-je craché en arrachant le sac de leurs mains. Derrière, des pneus ont crissé brusquement, un rire moqueur a éclaté, et la voiture s’est éloignée à fond la caisse. Édith s’était barrée, on était livrés à nous-mêmes en haut de la montagne sétoise. Alors on s’est soûlés, sans faire gaffe à la vue qui, probablement, était magnifique. On s’est soûlés jusqu’à la perte totale de nos sens. Et l’instinct de mort ne m’a plus quitté.

*

« Non ! Arrêtez ! Je veux pas crever ! » Je me réveillais, en plein cauchemar. Tout habillé, trempé de sueur, essoufflé à m’en faire péter les poumons. Mais encore en vie, toujours en vie. J’étais dans la tente, la même que d’habitude, Guzzi, le même que d’habitude, dormait à côté de moi. Dix bonnes minutes m’ont été nécessaires pour sortir de la sidération et l’angoisse. Pour comprendre, aussi, que j’avais survécu, une fois de plus. Puis j’ai pensé au général, qui devait se pointer à 14 h. « Merde ! » J’ai regardé l’heure. 11 h, c’était bon, notre plan pouvait encore marcher. Mais fallait pas traîner. Je me suis redressé, suis sorti de la tente, peut-être un peu trop vite. Dehors, le soleil m’a claqué la gueule violemment. Et mon corps, auquel je n’avais pas encore pensé, m’a fait savoir qu’il n’avait pas fini de se réparer. Des milliers de vifs déchirements ont parcouru mon épiderme, ma nuque s’est contractée et ma vue s’est dérobée. Quand j’ai rouvert les yeux, Bruegel et Guzzi étaient au-dessus de moi. « Putain, Jack, ça va ? T’es avec nous ? » Je comprenais à moitié ce qu’il venait de se passer. Mais, aux regards inquiets qu’ils me jetaient, je me doutais que c’était grave. « Quelle heure il est ? » ai-je balbutié. « 11 h 20, faut qu’on s’active ! » Je me suis relevé, mon crâne me faisait souffrir, mon équilibre était fragile. Les tentes ont été démontées à un bon rythme – pour notre état. Bruegel a voulu charger des trucs dans la baleine et m’a demandé les clés. « Dans le sac à dos », ai-je répondu péniblement. Et, deux minutes plus tard :

« Et il est où, le sac à dos ?

– Bah j’sais pas, c’est toi qui l’avais hier.

– Je l’ai filé à Guzzi pendant le concert, a continué Bruegel.

– Non, a répliqué Guzzi, tu me l’as pas du tout filé.

– Vos gueules ! ai-je crié. C’est sûr qu’on l’avait sur le mont Saint-Clair ! »

On pouvait bien se rejeter la faute, une chose était sûre : le sac était perdu. Avec lui, la clé de la bagnole et notre billet de retour. Tout était foutu, on était piégés. Jamais on ne repartirait de Sète. Le général nous ferait sans doute nettoyer les latrines des scouts pendant plusieurs jours ou nous balancerait aux keufs. Le préfet nous ferait interdire de casino. Les banquiers bloqueraient nos comptes. Quelqu’un finirait bien par nous faire enfermer dans un hôpital psychiatrique. D’une façon ou d’une autre, on n’avait plus aucune chance de s’en sortir dignement. Pris de panique, j’ai appelé mon assurance. C’était bien leur boulot, après tout. Mais tout ce qu’ils pouvaient faire, c’était de me payer un aller-retour Sète-Lille pour choper mes doubles de clés chez moi, et revenir récupérer ma caisse, Bruegel et Guzzi. Midi et demi venait de sonner. L’échéance se rapprochait. « Je vois, ai-je répondu au téléphone, je vais réfléchir, je vous rappelle. » Quand j’ai raccroché, Ulysse arrivait vers nous. On lui a tout raconté, sûrement de façon décousue, mais il a semblé avoir rapidement perçu les enjeux. « Ok, a-t-il sorti comme s’il avait décidé de prendre les choses en main. Faut aller voir sur place. Allez, Jack, tu viens avec moi, je t’accompagne ! » Il est allé chercher sa moto, je suis monté derrière et on a tracé à pleine vitesse vers le sommet du mont Saint-Clair. Évidemment, le sac n’était plus là. Distançant Ulysse, je me suis tourné vers la mer. Mon corps a commencé à trembler et j’ai explosé : « Putain de merde ! Mais putain de merde ! Mais quels cons ! Mais quelle bande de cons, bordel de merde ! Fait chier ! » Ulysse m’a attrapé le bras pour me calmer. Et m’a dit qu’il n’y avait plus qu’une solution : le commissariat. « Faut essayer, on y va. » Je ne réfléchissais plus, et me suis laissé porter par la moto. De toute façon, on était faits comme des rats.

À l’entrée du commico, alors qu’Ulysse m’attendait une rue plus loin, j’ai réalisé ce qui était en train de se passer. J’étais complètement sec, je devais puer l’alcool à cinq mètres et je m’apprêtais à entrer dans un lieu que je détestais au moins autant que le casino. Si je rentrais dedans, qu’allait-il m’arriver ? Ça faisait peut-être trois jours que les flicards du coin avaient envoyé notre signalement et nous traquaient pour « état d’ébriété excessive sur la voie publique ». Et moi je rentrais dans la gueule du loup, de mon plein gré. Mais, tant pis, je n’avais pas le choix, je devais prendre le risque. Je me suis présenté à un agent à l’accueil, j’ai expliqué mon problème et décrit mon sac. Le policier m’a regardé de haut en bas, une goutte de sueur a roulé entre mes yeux et suivi la ligne de mon nez. « Attendez ici, je vais voir ce qu’on a. » Vingt secondes plus tard, il est revenu, avec le sac. Putain ! Bordel ! Putain ! Ce qui a traversé ma tête à ce moment est assez incroyable, mais j’ai bien failli me jeter à ses pieds pour les baiser. Mes yeux m’ont piqué, des larmes étaient en train de s’y former. « Merci, merci, merci », ai-je murmuré, la voix émue. Tout à coup transfiguré, je ressemblais à cette « épave » que Brassens avait chantée en 1966 : « Le représentant de la loi vint, d'un pas débonnaire. Sitôt qu'il m'aperçut il s'écria : "Tonnerre ! On est en plein hiver et si vous vous geliez !" Et, de peur que j'n'attrape une fluxion d'poitrine, le bougre, il me couvrit avec sa pèlerine. […] Et depuis ce jour-là, moi, le fier, le bravache, moi, dont le cri de guerre fut toujours "Mort aux vaches !" Plus une seule fois je n'ai pu le brailler. »

*

Après avoir déposé notre « lettre au général », écrite la veille par Bruegel, dans la boîte à l’entrée du camp scout, on a dit au revoir à Ulysse. On devait y aller, maintenant.

« Ça va le faire, Jack ? m’a-t-il dit.

– Ouais, je crois.

– Ça s’est bien terminé, en tout cas. »

Je lui ai lancé un regard assez triste, les forces me manquaient pour exprimer ce que je ressentais. « On a passé cinq jours à s’épuiser, ai-je finalement sorti. Chaque jour on a perdu de l’énergie. » Ulysse a posé une main sur mon épaule.

« On en a gagné aussi, ai-je continué…

– Ouais, Jack. T’en as pris, t’en as perdu. C’est la montagne russe gonzo. »

La bagnole était pleine à craquer. On y avait jeté nos affaires dans la précipitation. Bruegel a pris le volant et a démarré en trombe. Il fallait quitter la ville, s’éloigner de ce port où tant de civilisations avaient échoué, peut-être pour ne jamais y revenir. En fin de compte, un reportage mené dans ces conditions ne peut se solder que par cette fin tragique : la fuite. Fuir rapidement, et brusquement. On était épuisés et Bruegel me faisait penser à un pilote automatique gonflable. Ou un putain de robot, quoi. Guzzi nous a alors dit : « Les gars, j’ai un service à vous demander. Je peux pas rentrer à Lille, là. Pas comme ça. Mon coloc’, le banquier… ils veulent leur fric. Faut que je me tire en Espagne… » Ce qu’il voulait, c’était qu’on le dépose à la frontière, qui se trouvait à plus de deux heures de route. Je m’attendais à ce que Bruegel le remballe, sèchement, parce qu’on risquait de manquer d’essence. Mais il m’a surpris en acceptant, sans hésiter une seconde. « T’es sûr, Brueg’ ? » ai-je fait. « On ne peut plus sûr. » J’ai fermé ma gueule. Après tout, c’était lui qui avait encore une carte bleue en état de marche. Et je savais aussi que l’évocation de l’Espagne ne le laissait pas indifférent. Comme Esteban, il avait son « George » à lui, ce petit truc qui le transcendait. Orwell et son Hommage à la Catalogne l'avaient poussé à passer une partie de sa jeunesse dans des squats libertaires barcelonais, se rêvant en figure des brigades internationales. Mais il était davantage tombé amoureux qu’il n’avait milité. Bref, l’important était de quitter Sète, au plus vite. De se barrer, vers le nord ou vers le sud, peu importait.

On a roulé, sur la nationale, en direction de Narbonne, Perpignan et au-delà. Les fenêtres de la baleine ouvertes, on roulait dans l’air chaud de cette fin de mois d’août. Le radio-cassette fonctionnait encore, et c’est tout ce qu’on pouvait écouter, du 100 Grammes de têtes ou du Lourau. J’ai essayé d’appeler notre ami disparu, Esteban, pour lui dire que tout était fini. Mais il n’a pas répondu, comme il ne répondait plus depuis son départ. Peut-être mort, sûrement honteux. Pas loin de la frontière, dans le coin de Port-Vendres, on s’est arrêtés pour manger un bout de pain et du fromage qu’on traînait depuis deux jours. Bruegel a trouvé trois canettes de bière chaude dans le coffre et nous a invités à aller les boire sur le récif. On a marché quinze minutes, et on est tombés sur une petite crique qui renfermait une eau transparente. Le soleil, toujours lui, que j’avais tant désiré, nous dominait. On était plongés dans sa lumière, la réalité ne devenait que lumière. Guzzi s’est désapé et jeté à la flotte en caleçon. Un caleçon aux couleurs du drapeau italien. Je l’ai vu flotter, les yeux fermés, et j’ai cru un instant qu’il était mort. Son corps dérivant, sa peau hâlée aux reflets dorés, l’essaim de moucherons qui se formait au-dessus des couleurs italiennes. La trombe venait de passer. Elle laissait ses victimes derrière elle. Comme ce cadavre à la mer, cet « éternel estivant ». Qui passait « sa mort en vacances ». •

Les autres chroniques sétoises :

- 2/4 : « Ulysse est un oiseau de passage »

- 3/4 : « Les mélodies solaires d’une balade en enfer »