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Chroniques sétoises (2/4) : Ulysse est un oiseau de passage

« Nous étions quatre bacheliers sans vergogne, la vrai’ crème des écoliers. » C’était en 2014. Le navire 43000 échouait sur la plage de Sète, l’« Île singulière », au beau milieu de l’été. Abandonnés à eux-mêmes, quatre de ses moussaillons y tentèrent le tout pour le tout. Hélas, ce qui aurait dû être une délicieuse partie de plaisir journalistique a fini en hécatombe. Les pauvres, ils voulaient juste trouver Brassens… et il leur a fallu deux années pour s’en remettre. Voici leurs aventures, en quatre chroniques.


• « Oué, Bruegel ! Ça va !? T'en es où de Sète ? » me disait Jack deux fois par semaine au téléphone.

Après moult promesses, j'ai fini par craquer.

« Écoute, Jack, Sète, c'était il y a trois ans quasiment. Je sais plus moi. J'ai pas pris de notes. Et j'ai pas repris contact avec Ulysse. Enfin si, juste une fois. Il s'était pété la jambe en moto, ce con ! Et il partait cinq mois en Indonésie !

Oué. On s'en fout de ça… Il nous faut ce reportage, Bruegel ! On avait dit "4 élèves. 4 reportages." Et toi t'es le deuxième sur la liste. Moi aussi j'ai galéré…

Mais t'as inventé des trucs !? T'étais pas là quand j'ai fait la découverte d'Ulysse !

Mais si, j'te dis ! martelait-il. T'étais bourré, tu t'en souviens plus…

J'ai pas de notes, bordel ! Comment je fais avec mes souvenirs ?

Sers-toi de ta mémoire ! Et aussi des vidéos que t'as prises. Ponds-nous un truc ! »

***

« Bah vas-y t'as qu'à filmer ! » C'est, en raccourci, la réponse que me balançait Esteban devant ma difficulté à trouver un sujet de reportage à Sète. Sans appétence particulière pour l'Île singulière, j'étais là pour suivre mes potes en vacances. Voir la Méditerranée et prendre du soleil. Mes souvenirs sont lâches. Presque trois ans sont passés et je ne peux plus écrire ce reportage comme si c'était hier. Juste me remettre en situation. Esteban nous – Guzzi, Jack et moi-même – avait vendu le « reportage sauvage de rêve dans la cité de Georges Brassens ! ». Encore à l'âge du caillou niveau téléphone portable, mes trois acolytes en bavaient devant mon Nokia Lumia 520 bleu turquoise à écran tactile et caméra. Quelques rappels mollassons peuvent dresser le contexte. L'obsession d'Esteban pour Brassens. De Guzzi à se demander ce qu'il foutait dans cette embarcation. J'écoutais Jack panser son manque de soleil, même si je savais, au fond de moi, qu'il était en défaut de chaleur humaine.

Malgré cette embarcation biscornue tout à fait adaptée à une équipée sauvage, Sète ne m'inspirait rien d'un reportage comme je les aime. Pas de luttes, pas d'alternatives transpirantes. Pourtant, ces dernières années, j'ai commis de nombreux reportages sauvages. Tournai, Aurillac, Liège. Tous ces endroits furieux avaient fait écho à ma soif de tourbillon et de foule. Se perdre dans les bras de la sociale, de rade en rade, suffisait à étancher ma soif de reportages. Mais cette fois-ci, je me sentais en retrait, on peut le dire comme ça. Comme loin. Me poster derrière la caméra reflétait certainement mon état d'esprit. Entre doute et lassitude, au milieu des touristes, je me sentais paumé et loin de ma famille.

Sans relâche ni plan de route et encore moins de scénario, mais avec toute l'abnégation du documentariste débutant, j'ai filmé les moindres faits et gestes, à toutes heures des jours et des nuits, entre le 18 août et le 24 août 2014, de la virée sauvage que nous étions en train de perpétrer. J'ai expliqué au jeune Guzzi les conditions requises pour un reportage néogonzo ; j'ai suivi Jack dans l'errance alcoolique des nuits ; j'ai conduit Esteban à 7 heures du mat' après une nuit de beuverie pour choper un covoiturage. Tout cela je ne m'en souviendrais plus aujourd'hui si Jack ne m'avait pas harcelé depuis six mois.

Après quelques dizaines d'heures à mater mes vidéos, le constat était simple : ma mémoire était sous format informatique. Car oui, j'avais multiplié les plans. Des heures et des heures de « rushs », comme diraient les pros, qui montrent, bon an mal an, que plus l'horloge défilait, plus l'alcool prenait le dessus et moins nous gardions le niveau. Le reportage sauvage promis par Esteban, avec le recul, s'inclinait selon une pente infernale. La semaine se déroulait, irrémédiablement tatouée de la date et de l'heure.

***

Les choses semblaient pourtant bien parties. Enquêter sur les terres de Brassens en plein été, en soi, avait tout de la bonne base pour une aventure néogonzo. Georges est une figure parlante.

Un poète. Un troubadour. Un personnage. Il y a ceux pour qui ses paroles flottent dans un ciel de lettres et de couleurs. Et celles pour qui derrière le masque de l'anarchiste se cache le misogyne. Il y a celles et ceux qui vont se recueillir au cimetière. Chanter « Les copains d'abord » ou « La mauvaise herbe ». Boire une bière sur sa tombe. Réciter la « Supplique pour être enterré sur la plage de Sète ». Il y a les fans, quoi. Et nous en avions un avec nous. Esteban était dans un drôle d'état. Très vite. Très très vite. Il voulait tout voir. Parler à tout le monde. Frénétique comme à ses plus grandes heures, il posait ses questions avec l'écume de la dernière mousse sur ses lèvres. Avec Brassens, Esteban avait sa quête. Il voulait trouver son esprit. Il le cherchait dans la mémoire des gens. « Quelle est ta chanson préférée ? » répétait-il avec un rythme implacable. Il le savait, pourtant, que Brassens n'avait que peu vécu à Sète. Que sa vie était ailleurs. Mais chaque réponse des badauds le replongeait dans l'émotion d'un homme mûr qui retrouve ses premiers jouets. Même à quatre heures du matin dans une boîte déserte du Cap d'Agde, il posait les mêmes questions. En mode machine. Bien sûr, Esteban n'a pas tenu trois jours. Il s'est enfui un matin de nuit blanche. Sec, rouge et boursouflé. Sa casquette de capitaine pendait côté gauche. Sa chemise était sale, tout comme le reste de son corps. Quand je l'ai vu la dernière fois, je l'ai déposé autour d'un rond-point géant, à Montpellier. Il avait une heure de retard pour le covoiturage. Les gens l'avaient attendu. Il sauta de la baleine rouge tel un lion assoiffé. Il arriva vers la voiture les bras levés, criant je ne sais quoi. Sa casquette remise comme il faut, il partait vers de nouvelles aventures avec l'haleine d'un boucanier.

***

Mon expérience des situations de crises – beuveries collectives, blocage spontané, entretien sur le pouce – avait finalement eu raison de mes doutes. J'en étais presque à oublier une des règles fondamentales du journalisme néogonzo : sans sujet précis le reporter se doit d'attendre comme le guépard le frétillement de broussaille qui lui indiquera sa quête. C'est Esteban qui m'a répété ça avant de mettre les voiles : « Laisse-toi porter par l'événement ! Le reportage viendra à toi ! ». Attendre, attendre et encore attendre cette rencontre décisive qui transforme un humble voyage en odyssée incontrôlable.

Ce moment arriva, coquin de sort, à l'heure de l'apéro. Je le sais car je l'ai filmé. Je me vois divaguer devant ma bouteille de rhum, histoire de me chauffer pour les fêtes traditionnelles sétoises que la municipalité a transformé en fête des commerçants et beuverie annuelle : les « joutes ». Je divaguais encore et encore en écoutant Brassens, cherchant désespérément une accroche à mon reportage. La supplique passait en boucle, et seul Bacchus pourra en répondre, c'est justement à force d'incantations répétées de ces paroles que mon reportage prit forme :

« C'est une plage où même à ses moments furieux

Neptune ne se prend jamais trop au sérieux

Où quand un bateau fait naufrage

Le capitaine crie  "Je suis le maître à bord !

Sauve qui peut ! Le vin et le pastis d'abord !

Chacun sa bonbonne et courage !" »

Ce fut d'abord un bruit. Une moto rouge. Et c'est du sang plein les yeux qu'Ulysse m'apparut, torse nu, en jean et lunettes de soleil. L'image était trop belle. La tentation irrésistible. Il passa une première fois fier comme un Hell's Angels. La deuxième fois, je lui fis signe en levant le bouchon de ma bouteille. Le matelot avait peut-être débusqué l'odeur d'alcool, prêt à trinquer avec le premier inconnu qui passe. Sans verre, je lui offris des bouchons de rhum pur (une vieille technique de mise en confiance journalistique) et l'entretien commença aussi sec.

« Une dépression se déplace d'Ouest en Est dans l'hémisphère nord et vice-versa dans l'hémisphère sud, pareil pour l'anticyclone. Automatiquement ils se rencontrent, il se crée une occlusion (chaud et froid). Et là, normalement, l'anticyclone des Açores est carrément au milieu de la France jusque mi-août. Mais là il est encore dit "trop bas", côté frontière espagnole. Toutes les dépressions descendent ! Nous, à Sète, ça crée du vent mais le reste de la France prend tout dans sa gueule. »

Ulysse venait de m'expliquer, entre deux bouchons de rhum, notre été pourri. Qu'on rencontre un vieux parent à qui on n'a rien à dire ou une parfaite inconnue, la donne est la même : on cause météo. Parler du temps qu'il fait, c'est un peu parler de soi. Comme un miroir de notre cœur. La vidéo que j'ai enregistrée de cette première conversation me prouve que ce moment a bien existé. Et pourtant, mes souvenirs sont lâches. Je me remémore qu'Ulysse parlait en connaissance de cause : homme de la mer, contre vents et marées, il dissertait sur le climat et l'inconnu. Un désir spontané me poussait à le questionner. À savoir qui il était. D'où il venait. J'étais comme un naufragé qui s'accroche à une bouée de secours tombée du ciel.

« Je ne savais pas que j'allais naviguer. C'est le goût du voyage, tu vois. Il y a eu des hasards, des rencontres. J'ai rencontré la mer à Sète. Mais j'ai fait tous les métiers du monde. Et puis, à terre, ça devenait pesant pour moi, et au lieu de prendre un billet d'avion, j'ai pris la mer. »

Alors que Jack et Guzzi rentraient gaiement du ravitaillement stratégique pour la soirée, je continuais à m'engouffrer dans la brèche. Il fallait qu'il me raconte son histoire.

« Mon premier bateau, on s'est pris un charter à Sète. On est passés par les Baléares, Barcelone, Casablanca, Gibraltar et enfin Las Palmas aux Canaries. Je savais que là-bas, c'était la période des alizés, un vent arrière et portant qui fait partir tous les mecs qui font une transat, qui traversent l'Atlantique vers l'Amérique, le Brésil ou les Caraïbes. »Voilà comment notre homme s'était « retrouvé aux Antilles où [il avait] rencontré un skipper, à Saint-Martin. »

Les Antilles. Difficile de pas vouloir en savoir plus quand on est tombé amoureux d'une femme qui en a le sang. Les vapeurs de rhum et l'évocation des Antilles me faisaient penser à elle. Pendant quelques instants, et je m'en souviens, son visage m'accompagna. Mais revenons à Ulysse. Voir les Antilles et devenir marin ! Le jeune matelot commençait alors son apprentissage : « Je me suis mis à ramener des bateaux de la Guadeloupe, de la Martinique et de là je suis devenu marin, j'ai passé des brevets, embarqué à différents endroits ».

Nous étions tout ouïe, bercés par le flot des paroles marines, quand Jack toussa sèchement.

« J‘ai plus de tabac les gars, faut qu’on y aille. Et puis les joutes vont bientôt commencer !

Quoi ? répondit Ulysse. Vous allez avec les touristes ? Aha il est beau votre reportage ! Mais bon, c’est pas grave. Demain, j’aurai acheté de la bière, vous venez manger chez moi ? »

Le timing était parfait. Nous pouvions larguer les amarres et affronter la houle humaine des joutes sétoises. Ça me laisserait le temps de vider ma mémoire de mon Nokia Lumia 520 bleu turquoise à écran tactile et caméra.

***

L'hospitalité d'Ulysse a continué, trois jours et trois nuits, à nous réchauffer le corps. Sa bicoque nous permettait de nous asseoir et de ripailler. Elle n'aurait pas tenu dix personnes, entre les aquarelles kitsch de bateaux et les Unes de Charlie Hebdo, entre les chapeaux de paille et les fourmis de sa terrasse ; mais à quatre, c'était parfait. Dès le lendemain soir, au quatrième jour, nous avons trinqué à la belle étoile. La chaleur était plutôt de retour. Ses saillies sur la mer, bière à la main, nous emportaient, nous les terriens, dans des voyages insoupçonnés. La découverte d'un monde inconnu par un « homme libre », c'est en tout cas ce qu'indique son tatouage, assez dézingue pour ne pas passer pour un tatoo à la mode, un vrai tatouage de peau salée et hâlée : « Homme libre toujours tu chériras la mer ». Un vers de Baudelaire sur un corps de marin.

Quasi instinctivement, nous le cuisinions. Mon Nokia Lumia 520 enregistrait tout. Avec toute l'empathie d'une belle rencontre alcoolique, nous l'écoutions tels des psychologues de l'urgence. En retour, nous racontions l'avancée de notre quête. Le jeune Guzzi s'était pris d'intérêt pour Pierre Vassiliu, décédé la veille de notre arrivée. Comme pour nous prouver qu'il en avait dans le ventre, il multipliait les questions à rallonge selon une technique rhétorique bien huilée. Il exposait ses pensées, développait son analyse et concluait sur une ouverture interrogative. Ce jeune homme était décidément plein de ressources. De un, il tenait le cap de nos virées nocturnes. De deux, il restait capable de feinter l'émerveillement du journaliste, sans réel intérêt pour un sujet. Guzzi avait la gueule d'un étudiant au couteau suisse. Un caméléon capable d'enchaîner un entretien avec un patron sanguinaire, après avoir partagé la chaleur d'un brasero avec un travailleur en grève.

C'est lui qui relançait Ulysse sur le métier, les marins, la mondialisation.

« Les marins à quai, t'en as de plus en plus. Ce sont surtout des mecs de la pêche, recrutés surtout dans le off-shore ou dans le système pétrolier, parce qu'il sont des bons manœuvriers, des mecs durs à la tâche, quoi. » Si Ulysse a sur la peau le vent marin et la moustache qui va avec, c'est son âme de travailleur qui parlait : « Pour moi, un marin c'est un mineur. Quand tu travailles douze ou treize heures par jour, sept jours sur sept et que tu tires 200 ou 300 euros la semaine… Pfff… Y a encore vingt ans, sur les chaluts, les mecs se faisaient 3/4 000 euros par semaine. Aujourd'hui, il n'y a plus de poissons, ils vont de plus en plus loin, le gasoil coûte de plus en plus cher… et comme ils participent aux frais du gasoil… Tu te lèves à deux heures du mat', t'appareilles à trois heures, tu rentres à 18 heures, tu vas à la criée balancer du poisson, tu passes un coup de jet sur le bateau, tu recharges en glace, tu rentres à 19h30 chez toi et c'est reparti ». Le danger ? La perte ? Balayés d'un revers de main, comme pour mieux conjurer le sort : « Ça reste un métier dangereux, avec les panneaux ou les câbles qui peuvent péter ».

Certain de notre attention, l'homme aux mains calleuses s'asseyait sur sa meilleure chaise en bois, jambes allongées et pieds nus sur la table, pour mieux conter avec sa voix dépourvue d'origine.

« Béring, Océan Indien, mer du Labrador, j'en ai fait pas mal. Chez les marins, on se compte comme ça : quelles mers t'as fait ? » C'est l'Arctique qui l'a scotché : « C'était pas vraiment un port, plutôt un bout de ponton de cinq mètres. [...] Ou alors au mouillage dans une baie, c'est pas mal non plus ! Tu vois, le temps arrêté de l'Arctique, au mouillage, au ponton, où t'as réussi à t'amarrer tu sais même pas comment ».

Ulysse me semblait déjà trop vieux pour son siècle. L'homme sans famille était un homme d'histoire. « Le chaos du port, la vitesse, le côté monstrueux et mécanique, c'est pas génial. » L'occasion de jeter un regard froid sur trente années d'évolutions mondialisées. Sans ports, pas de mondialisation. Les portes d'entrée et de sortie des marchandises sont les points avancés du capitalisme débridé (la phrase est de Guzzi qui, à certains moments, utilisait un vocabulaire chirurgical). Cadence infernale. Robotisation. Productivité : « Les ports, c'est plus comme il y a trente ans, avec 10 jours en escale. En 24 heures, c'est plié. Et comme c'est vachement excentré, t'as plus nécessairement le temps d'aller voir du pays. » La voix d'Ulysse se faisait plus grave. Elle était l'écho privilégié d'une révolution portuaire. Une amie qui s’intéresse aux pêcheurs me confiait plus tard un livre qui faisait autorité sur la question : « La révolution des conteneurs va produire autant d'effets en moins de trente ans que les évolutions des deux siècles précédents, aboutissant à d'immenses "complexes industrialo-portuaires" dont l'Europort de Rotterdam ou l'archipel portuaire de Shanghai constituent des expressions parmi les plus radicales » (1). Ces immenses complexes lacèrent les villes. Ports et villes divorcent. Le centre n'est plus « sur la mer ». Et les marins sont les chevilles ajustables de toute cette machinerie de la vitesse.

 

Contre l'urgence, la lenteur. Le temps, nous l'avons donc pris. Comprendre qu'Ulysse a choisi la liberté. Une espèce de Sartre marin. Car être libre c'est choisir (2). Un choix avec ses corollaires, où tu niques la solitude à coups de sollicitudes : « Y a une contrainte de vie, je suis célibataire, j'ai pas d'enfants. Tu peux pas avoir une vie comme les autres. C'est fini la femme de marin qui attendait pendant six mois. C'est un choix de liberté, de voyage, de partage ». Plus profondément, Ulysse est cet homme « trop bizarre pour vivre et trop rare pour mourir », comme le dit souvent Jack dès qu'il rencontre un personnage atypique. Un anormal, un fou diraient certains ; un handicapé de la terre cherchant refuge sur les flots : « Quand t'es en mer, t'es pas à terre, on est solidaires, pas comme les terriens. Les terriens me gavent. Si je suis pas en mer, je sature ».

***

La dernière soirée, Ulysse était encore plus loquace. Plus dur dans ses propos. Il avait vite démasqué nos gueules de gauchistes semi-alcooliques et, à vrai dire… sans boussole. L'expérience qui parle sans doute. Alors il balança : « La psychose des gens qui font de la politique TV, qui votent parce que l'autre parle mal ou qu'il aime pas sa cravate ; je veux pas généraliser mais les Français sont carrément des teubés. Y avait quand même une conscience politique, avant. Dans la famille, on parlait politique, on manifestait. Maintenant les manifestations, c'est tous des enculés qui m'empêchent d'aller bosser pour gagner 1 100 euros. Non mais ferme ta gueule connard, t'es un mouton. Pour payer ta bagnole et ton écran de deux mètres, tu me fais chier ! Ils ont tellement étouffé l'œuf dans le nid, y a plus que des boîtes privées, plus de syndicats, c'est que maintenant tout le monde se chie dessus si le patron dit "ferme ta gueule", c'est vraiment une génération de teub' ! ».

Un genre de saillie difficilement contestable, si ce n'est le vocabulaire sans interdit de l'ami. Il faisait chaud, il était chaud, nous aussi. Il nous lança alors l'os sur lequel n'importe quel chien de mer gauchiste se jetterait : « Moi je fais des travaux maritimes, des gros œuvres en mer. C'est du bâtiment en mer, avec des barges, des grues… L'off-shore aussi. J'alterne. Par exemple, j'ai sous-traité pour la Marine nationale, des entraînements ». Le « Ah oué ??? » collectif et excité lui donna le vent en poupe. Il envoya la poudre : « On avait des go-fast avec 600 chevaux au cul, des bazookas de simulation, on arrivait de nuit, pour que l'équipage soit entraîné… C'est ce genre de trucs, c'était une boîte privée qui avait choppé un appel d'offres, eux achètent le bateau et offrent l'équipement. Moi, j'ai simulé des attaques. J'étais bosco [le maître d'équipage qui gère les marins sur le pont], bref, c'était intéressant : on jouait à la guerre ».

Rien d'étonnant : nous voulions en savoir plus. Pourquoi cet entraînement ? Pour quoi faire, bordel ? La réponse tenait en quatre syllabes : Pi-ra-te-rie. « Aujourd'hui, les hommes armés à bord, c'est toléré. C'est même officiel. Il y a des boîtes privées, d'anciens militaires ou légionnaires, qui sont embarqués à la sortie du canal de Suez et ce sont eux qui protègent le bateau et font office de tireurs en cas d'attaques. Pour les armateurs, ça coûte 10, 20, 100 fois moins cher qu'une rançon, qu'ils paieront de toute façon. Ces mecs se font 10 000 euros mensuels. » Une nouveauté déjà inscrite dans l'histoire. Les pirates qui s'attaquent aux porte-conteneurs dans le Golfe de Guinée ou celui d'Aden, sur les côtes africaines, sont les descendants de Charles Bellamy qui disait : « Maudit sois-tu, tu n'es qu'un lâche, comme le sont tous ceux qui acceptent d'être gouvernés par les lois que des hommes riches ont rédigées afin d'assurer leur propre sécurité. Ils nous font passer pour des bandits, ces scélérats, alors qu'il n'y a qu'une différence entre eux et nous, ils volent les pauvres sous couvert de la loi tandis que nous pillons les riches sous la protection de notre seul courage » (3). Cette phrase, je la tiens de l'excellent livre de Rediker sur la piraterie atlantique au XVIIIe siècle. En le traduisant, les éditions Libertalia offrent une belle déconstruction du mythe du pirate assoiffé et sanguinaire. Je me dis en écrivant ces lignes que je vais envoyer ce livre à mon ami Ulysse. Peut-être y trouvera-t-il une raison de ne plus participer aux entraînements militaires à visées capitalistes et coloniales.

 

***

« J'ai été voir votre site, là... » nous dit Ulysse plus tard dans la soirée. Il savait que nous devions partir à l'aube. Ce n'était qu'une introduction, car très vite, le maraud nous offrit ses services. Bien sûr, notre premier geste fut de lever les coudes en l'honneur d'un nouvel élève de l'École Néogonzo de Lille (ENL). Et puis de les relever en dressant les possibilités. Pour être plus précis, c'est lui, Ulysse, qui nous les dressa. Il voulait « écrire librement », avec ses fautes d'orthographe, ce qui fit avaler de travers sa merguez à Jack de L'Error. Surtout, il ne voulait aucune contrainte, une liberté de ton. L'idée était clairement séduisante, mais comment intégrer un bonhomme pouvant commencer ses phrases par « putain », puis par deux « enculés » et les finir par trois « PD » avant de reluquer la première gamine qui passe ? C'est pas qu'on soit les champions de l'anti-sexisme, mais la pilule aurait du mal à passer, merde. On décida alors qu'on se recontacterait, comme quand on repousse un truc sensible aux calendes grecques. La question se reposera peut-être, quand notre ami lira ces lignes. Des trains auront passé.

Le reste de ce reportage appartient à notre équipée sauvage. Et quant à moi, je n'ai pas trouvé le sujet, c'est lui qui m'a trouvé. Peu importe les joutes, l'introuvable Brassens ou le soleil cache-cache. Ulysse a été une plongée dans le monde marin, ses paradis et ses enfers. Et je savais désormais pourquoi j'étais là, en cette fin d'été pourri. Ce reportage ne répond qu'à la seule volonté de s'émerveiller devant un personnage. D'emmagasiner des histoires, que je raconterai peut-être un jour à ma fille qui veut devenir « pirateuse » (4). D’écouter parler ce marin qui préfère à Georges Brassens un autre Sétois, Pierre Vassiliu : « Ses textes, sa façon de vivre, le bonhomme, l'humain. Vaut mieux vivre dix ans comme un lion que vingt ans comme un mouton, en gros. Il parle de tout, des femmes, de l'amitié, d'un futur plein d'espoir, de la solidarité et de l'amour. Les années 70, vivre la liberté sexuelle, aimer souffrir. C'est ça, faut pas s'compliquer la vie ». Sans caricature ni faux-semblants, notre ami, l'homme au pied marin, nous a rappelé ce que c'est que d'avoir les pieds sur terre. Et ce n'est ni son franc-parler ni son goût invétéré pour les filles ou le poker qui y changeront quelque chose. « Je prends plus de plaisir à perdre qu'à gagner. Parce que quand tu gagnes, tu te fais 15/20 000 euros et tu profites. Tu te poses même pas la question. Je pourrais me dire "je gagne six mois et voilà", mais en fait le lendemain tu y retournes, et finalement, c'est le jeu qui te prend. C'est plus vivant de perdre. » Drôle de philosophie pour celui qui finira en cendres sur une mer. Et là-dessus, mes souvenirs ne sont pas lâches. Car Ulysse était un miroir déformant. Un gueux. Un oiseau de passage tel qu'a pu l'écrire Jean Richepin et tel qu'a pu le chanter, en coupant le poème, un certain Brassens.

« Regardez-les passer, eux, ce sont les sauvages.

Ils vont où leurs désirs le veut, par-dessus monts

et bois, et mers, et vents, et loin des esclavages.

L'air qu'ils boivent ferait éclater vos poumons.

 

Regardez-les ! Avant d'atteindre sa chimère,

Plus d'un, l'aile rompue et du sang plein les yeux,

Mourra. Ces pauvres gens ont aussi femme et mère,

Et savent les aimer aussi bien que vous, mieux.

 

Pour choyer cette femme et nourrir cette mère,

Ils pouvaient devenir volaille comme vous.

Mais ils sont avant tout les fils de la chimère,

Des assoiffés d'azur, des poètes, des fous.

 

Ils sont maigres, meurtris, las, harassés. Qu'importe !

Là-haut chante pour eux un mystère profond.

À l'haleine du vent inconnu qui les porte

Ils ont ouvert sans peur leurs deux ailes. Ils vont.

 

La bise contre leur poitrail siffle avec rage.

L'averse les inonde et pèse sur leur dos.

Eux, dévorent l'abîme et chevauchent l'orage.

Ils vont, loin de la terre, au-dessus des badauds.

 

Ils vont, par l'étendue ample, rois de l'espace.

Là-bas, ils trouveront de l'amour, du nouveau.

Là-bas, un bon soleil chauffera leur carcasse

Et fera se gonfler leur cœur et leur cerveau.

 

Là-bas, c'est le pays de l'étrange et du rêve,

C'est l'horizon perdu par-delà les sommets,

C'est le bleu paradis, c'est la lointaine grève

Où votre espoir banal n'abordera jamais.

 

Regardez-les, vieux coq, jeune oie édifiante !

Rien de vous ne pourra monter aussi haut qu'eux.

Et le peu qui viendra d'eux à vous, c'est leur fiente.

Les bourgeois sont troublés de voir passer les gueux. » •

Les autres chroniques sétoises :

- 1/4 : « Violentes trombes sur l’Île singulière »

- 3/4 : « Les mélodies solaires d’une balade en enfer »


(1) Pierre Gras, Le temps des ports. Déclin et renaissance des villes portuaires 1940 – 2010, Tallandier, 2010.

(2) « Voici ce que j'ai pensé : pour que l'événement le plus banal devienne une aventure, il faut et il suffit qu'on se mette à le raconter. C'est ce qui dupe les gens : un homme, c'est toujours un conteur d'histoires, il vit entouré de ses histoires et des histoires d'autrui, il voit tout ce qui lui arrive à travers elles; et il cherche à vivre sa vie comme s'il la racontait. » Jean-Paul Sartre, La Nausée.

(3) Markus Rediker, Pirates de tous les pays. L'âge d'or de la piraterie atlantique, Libertalia, 2008.

(4) Je lui ai demandé confirmation et elle m'a répondu que non, finalement elle voulait être « princesse des neiges ». Les enfants n'ont aucune parole.