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La presse libre peut-elle se passer de stagiaires ?

Hasard du calendrier, en janvier 2020, alors que le monde n’était pas encore confiné, le « fanzine » Bonne & Bourrée et la revue Jef Klak organisaient la même semaine une soirée de sortie de leurs numéros. En galère de thunes, il nous fallait savoir comment ces petites publications se démerdent pour tenir financièrement. Si l’enquête fut laborieuse, oscillant entre l’échec et la décadence, un espoir est né dans la lutte contre la matrice de la presse pourrie.


« Qu’est-ce que t’as petit-déjeuné ce matin, Sirène ?

De la frangipane.

Dis-moi, toi aussi t’es bonne et bourrée ?

Bien sûr que je suis bonne et bourrée parce qu’à la base, en début de journée, j’suis bourrée. Et puis dans la journée je deviens bonne parce que le maquillage fait des miracles. Et j’ai un copain magicien.

Et depuis combien de temps t’es une sirène ?

Je suis née Sirène, mais je me cherchais énormément. En vrai, on ne naît pas sirène, on le devient. À l’adolescence on me disait t’aimes les filles ? Les garçons ? Je répondais je ne sais pas moi je mange du poisson. Du coup, au bout d’un moment je me suis dit vas-y je vais être poissonnière. Parce qu’on me disait tout le temps, avec ta voix, tu peux être poissonnière.

Ça t’a demandé longtemps avant de devenir une sirène ?

C’est vraiment Bonne & Bourrée qui m’a permis de me libérer, délivrer, je ne mentirai plus jamais.

Ah ok, et tu peux me dire c’est quoi les fondamentaux pour être une vraie sirène ?

Ja… Toujours suivre la queue ! Ahahah ! »

La raison pour laquelle j’étais en train d’interviewer, un dimanche soir, une nana pailletée, sympathique et éméchée, déguisée en Splash, devant le café des Sarrazins, à Lille, était somme toute assez simple. Tout était parti quelques jours plus tôt d’un mail du Directeur de l’École Néogonzo de Lille (ENL). C’était début janvier 2020.

Objet du mail : Bonne et bourrée

Ce magazine vient de sortir après un hello asso :

https://www.helloasso.com/associations/bonne-bourree/collectes/imprimer-le-premier-numero-du-magasine-bonne-bourree-1

1300 euros!! Je l'ai pas encore dans les mains, mais on m'a dit que c'est pas non plus le truc de ouf… 1300 balles… quand est-ce qu'on fait un Hello asso pour rafler la mise bordel ?

Bruegel ! Elles font une soirée de lancement, un truc dans l’genre. C’est dimanche, c’est rue des Sarrazins, il y aura sûrement plein de bières, c’est un sujet pour toi !

Jack

PS : Fais en sorte de savoir comment elles se sont débrouillées pour récolter autant de thunes, il faut absolument qu’on renfloue les caisses de l’École.

Il fallait que ça tombe sur moi. Esteban s’était mis en tête de devenir la nouvelle Agnès Varda ; Cœur-de-Bœuf ne répondait plus aux appels tandis que le stagiaire, Docteur Kasoif, avait décidé de se consacrer à des sujets soi-disant plus sérieux autour des échanges d’infirmières entre l’Allemagne et la  France (à croire qu’il sait lire l’avenir, ce petit). Une fois de plus, je me retrouvais envoyé au front d’un reportage sauvage dont mon estomac risquait de ne pas se remettre.

Fort heureusement, la veille au soir, alors que j’assistais pépouze au concert d’un groupe prénommé Farouche, au café Le Cirque, rue des Postes, le destin de ce reportage prit forme.

Je m’enquillais dans un coin sombre de la petite salle de concert. J’accrochais le micro au plafond et à part surveiller du coin de l’œil mon H1n Zoom, je n’avais pas grand-chose d’autre à faire qu’apprécier. Mon expertise sur les bars moitié branchés moitié populaires avait frappé : j’avais commandé deux rhums gingembre et une cinquante de Saison – m’évitant par là-même des allers-retours épuisants au bar, pris d’assaut. Il ne restait plus qu’aux instruments et aux voix à s’accorder et la soirée pouvait commencer à s’étaler.

C’est à ce moment-là, quand la tension montait inexorablement, qu’un mec ressemblant vaguement à David Lynch, en plus jeune mais pas moins punk, est venu me « taxer » une gorgée de bière. Je lui tendais volontiers le verre, tant le sujet me paraissait perverti et libre. À l’époque, je n’avais pas de gestes barrières aussi efficaces qu’aujourd’hui, je ne me méfiais de rien. Quand il me retendit la bière, sûrement infestée d’un bon millier de microbes, il remit de niveau sa brosse, et me regarda droit dans les yeux :

« Tu connais Mulatu Astatké ? »

Évidemment je ne pus l’empêcher de s’épancher sur le père fondateur de l’éthio-jazz dont j’apprenais à ce moment même l’existence. Pour moi, Bruegel, qui avait développé mes techniques d’entretien féroce jusqu’à l’ultime précision, c’était une surprise. Moi qui avais l’habitude de lancer un entretien sur le pouce par un « Qu’est-ce que t’as déjeuné ce matin ? » et lâcher mes serres sur le chaland, j’étais décontenancé par l’imprévisibilité de cet homme à l’apparence mature et expérimentée mais au regard juvénile, emprunt d’éternité. Une sorte de pureté désintéressée.

Je le suivis une heure après au bar, où il rejoignait son pote, son mentor disait-il, un mec qu’il avait rencontré à l’armée, au temps du service militaire obligatoire, ce qui vous fixe l’âge des bonhommes. « Les étoiles sont alignées ! » aurait proféré Esteban. Je parvenais à recruter deux stagiaires à qui je promettais, outre des bières à foison, une formation express aux règles du journalisme « embedded ».

« Emb quoi ? me répondit le sosie de Lynch, qui semblait plus intéressé par l’origine de ma veste en peau de fesse de chèvre albinos que par le fanzine sur lequel je devais enquêter.

Embedded ! Ça veut dire du journalisme embarqué si tu préfères. En gros, ça vient de ces reporters qui sont embarqués avec les armées pour suivre les actions au plus près, tu vois ?

Tu veux dire, renchérit alors l’autre gus, lui aussi habillé d’une veste en cuir assez stylée, qu’on va devoir se déguiser et être armé ? »

Même si ce mec semblait totalement dépourvu de flair, il avait ce côté intrépide prêt à se brûler les phalanges pour ramener une info d’une réunion d’orties. Une sorte de goutteurs de bières ‒ il avait l’air calé sur le houblon ‒, de faux troubadour. Il m’a dit : « S’il faut faire des interrogatoires, je suis avec toi ! » J’ai dit « Banco ! À la guerre comme à la guerre ». Je leur donnais rendez-vous pour le lendemain, à savoir le dimanche 19 janvier.

Je me dirigeais tranquillement vers mon vélo pour repartir quand le fan d’Astatké m’interpella.

« Hey Bruegel ! C’est ça, Bruegel ?

‒ Oué ?

‒ Regarde cette affiche, elle est trop classe ! Elle est pas signée, elle a du style ! »

Le collage qui avait fixé l’attention du stagiaire était effectivement assez chouette et énigmatique pour flatter nos imaginations de fin de soirée. En plein mouvement contre la réforme des retraites, ce poster vandale avait quelques odeurs annonciatrices d’apocalypse. « Il a l’œil ce con ! » me suis-je dit avant de monter sur ma selle.

Sunday B&B Boum Party #2

J’avais décidé, pour être dans une forme optimale, de me balader à vélo toute la journée en suivant le canal de la Deûle puis le canal de Roubaix. Il faisait un peu froid, mais l’air était bon. J’avais besoin d’éprouver mon corps, de faire du sport et de me préparer à une soirée de reportage brut. Je n’oubliais pas que le journalisme gonzo était avant tout du journalisme sportif, une certaine capacité de résistance, dans le seul but d’aller au bout. Le temps passa, passa et ce n’est que le coucher rapide du soleil qui me rappela à mon rendez-vous. 18H30, j’avais déjà du retard et deux textos sur mon portable. Pas le temps de me changer et c’est en short collants et k-way jaune fluo que je me rendis à la petite sauterie organisée par l’équipe de Bonne & Bourrée pour le lancement de son deuxième numéro.

Quand j’arrivai, mes deux stagiaires étaient déjà en position, sur la terrasse du café des Sarrazins, une bière à la main. Je ne fus pas surpris de les voir sans stylos ni carnet. Prévoyant pour le coup, je sortis mon H1n Zoom de ma poche.

« Tu vas enregistrer ? me lança le stagiaire à la veste de cuir.

Non je vais chanter ! Qu’est-ce tu crois ? Que je suis venu ici pour danser et me bourrer la gueule avec tous ces hippies ? Va me chercher une bière le temps que j’explique les consignes. »

Le sujet des consignes se résuma finalement à ramener méthodiquement les bouteilles au bar. Au moins pour le stagiaire lyncho-punk, qui laissa son cœur girouette aller au gré des rencontres.

L’homme à la veste en cuir montra alors une potentialité déconcertante. En trois minutes, il m’expliqua qu’il était « comédien amateur » et que ça « pourrait lui servir pour enquêter ». Il avait pour lui une certaine ténacité, voire de l’ambition. Il m’accompagna hardiment au-devant des rédactrices de Bonne & Bourrée.

Ce n’était pas simple, tant il y avait du monde agglutiné. On aurait dit une scène de carnaval bruegelien, les verres volaient, il fallait risquer d’écraser un pied, ou de se faire écraser soi-même, pour se frayer un chemin. Il devait faire 40 degrés à l’intérieur et nous allions de Camille en Camille (elles s’appelaient majoritairement comme ça, même qu’au début j’avais cru à une vaste blague type ZAD). J’apprenais au stagiaire à tenir un micro, bien tendu vers la bouche de l’interlocutrice. J’essayais de toucher au plus profond de son cerveau, d’y creuser et d’y amarrer quelques réflexes de survie journalistique. De ceux que j’ai pu expérimentés en pleine tempête. Comment regarder son interlocuteur avec le regard dégueulant d’admiration et d’intérêt, quand hocher la tête, quand froncer des sourcils, écarquiller les yeux… L’art de l’entretien sur le zingue résidait dans l’harmonie entre la vivacité et la patience, ne pas se laisser embrouiller par d’éventuels fauteurs de troubles, des sanguins, des criards. Tenir la barre tout en maîtrisant la dérive. Vous l’aurez compris, je sentais chez ce stagiaire la volonté d’apprendre, l’irrépressible besoin d’avoir des réponses. Le problème, enfin son problème, c’était une tendance trop certaine à intervenir. Plusieurs fois il vint me couper ou, sacrilège !, couper la réponse de l’interviewée, finir sa phrase par exemple, bref, le pire truc qu’on puisse faire. Malgré ça, il comprit vite mes yeux noirs puis il fit le taf.  Juste après le premier entretien, je lui offrais un verre en lui disant : je t’ai trouvé un nom, tu vas t’appeler « The Answer ».

Les concerts s’enchaînaient, et plus la soirée avançait, plus il y avait de people dans ce rade aux allures de radeau. J’avais réussi à soudoyer la rédactrice en chef qui voulut bien m’accorder un entretien si je lui payais un rhum. « N’importe lequel ! » Je choisis donc le gingembre qui, d’après les recherches du Docteur Kasoif, permettait une désinhibition immédiate. Je m’installai sur le parvis avec elle. Petite surprise, elle ne s’appelait pas Camille, mais Roxanne.

« On est une bande de meufs. C’est très simple chez nous, on vit dans un tout petit périmètre, entre la rue des Sarrazins et… bref Wazemmes. Dans l’équipe on est quatre nanas, noyau de base, avec nos vies, avec nos problèmes, nos moments de down, de up, et on fait bien comme on peut quand on peut. Mais on est capables de se mobiliser, avec une belle énergie de copines. Je crois que j’ai jamais été aussi copine avec ces nanas-là que depuis que je fais ce projet avec elles. »

Entre-temps, une femme s’était incrustée à ma gauche, elle aussi avec un micro. Elle disait « bosser » à Radio Campus. J’avoue qu’elle posait des questions très bateau et ça m’empêchait de mettre mon plan en application, à savoir trouver les bienfaiteurs financiers de ce magazine et, par là même, une alternative à la presse de salon financée par les ventes d’armes.

De l’argent, il en avait fallu pour payer l’impression. Papier glacé, tout en couleurs, ça devait coûter une blinde. Mais ça ne paye pas une ligne éditoriale, sujet sur lequel j’enchaînais.

« Oh entre nous, des fois, on s’est bien taillé la gueule. "Ce que tu as écrit c’est nul !" Et débat débat… "Oui parce que féminisme, parce que machin…" On a toutes notre point de vue. Ça c’était pour le premier numéro. Pour le deuxième on a dit "Ok, l’auteur écrit ce qu’il veut". Nous on est là pour corriger et éviter les trucs choquants. En vrai, on a fait ça à l’arrache la première année, j’ai tout porté et là [pour le deuxième numéro], ça a pris mieux. J’suis pas militante, j’vais pas en manif, y’a trop de monde même si ici il y a plein de monde. Mais c’est pas la même chose. »

La meuf avait réussi à me faire perdre le fil. Bizarrement, c’est là que j’ai commencé à me sentir déséquilibré, d’autant plus que la « journaliste » de Radio Campus rajouta des questions sur l’horoscope – elle avait déjà lu le fanzine – et d’autres trucs chiants à mourir. Je commençais donc à m’embourber dans la bataille. J’attendis patiemment qu’elle en finisse et, prétextant d’aller chercher un nouveau rhum, je revenais un peu plus tard quand Roxanne était « seule ». Ce fut alors un échange bref et intense, où elle parla d’élan collectif, de féminisme, d’amitié. Le stagiaire en profita pour poser les premières questions de sa carrière et nous buvions littéralement ses paroles au même rythme que les boissons gingembrées.

Quelques minutes plus tard, j’avais perdu mes deux stagiaires. J’en profitai pour feuilleter le fameux magazine. 40 pages, cinq euros, ça fait cher de prime abord. Dès les premières pages, on comprenait bien le délire, à travers des publicités assez bien senties.

Le reste naviguait bon an mal an entre trucs loufoques et ovni éditorial, jusqu’à ce que je tombe sur un texte de deux pages, extrêmement sensible. « Moi, moche & paumée » m’agrippa l’attention sans prévenir, comme tout bon texte qui se respecte.

J’en étais à la moitié quand une main se posa sur mon épaule. L’autre main déposa délicatement une cinquante d’Hommel à côté de moi.

« Alors Bruegel, t’as fini ? T’as eu les infos de "Jeune et Jolie" ?

Écoute Answer, merci pour la bière. Mais ça n’a rien à voir avec JJ ! T’as encore beaucoup à apprendre…

Ah si que ça à voir, le titre est une référence à "Jeune et Jolie" ! C’est ironique bien sûr, mais c’est une des rédactrices qui me l’a dit ! »

Et merde, deux heures de stage et je me tapais déjà la honte. Comme porté par son scoop, The Answer continua : « Écoute, j’ai remarqué une femme là-bas, elle est déguisée en sirène, il faut aller la voir ! » Voilà comment, cher lecteur, chère lectrice, je me suis retrouvé devant la fameuse sirène. Complètement délégitimé dans mon rôle de maître ès journalisme, je torchais l’entretien et prétextai la fatigue pour me rentrer. Les deux stagiaires étaient sur le dancefloor qui n’en finissait plus et semblaient déterminés à explorer toutes les possibilités de cette soirée. Ce fut l’instant d’un premier flash, mélange de lassitude et de discréditation. L’homme qui ressemblait à David Lynch se retourna vers moi, et me balança : « C’est complètement rétrograde de partir à cette heure-là. T’avais pas dit que le gonzo c’était celui qui restait debout jusqu’à la fin de la nuit ? Le dernier homme. » Malgré son manque d’éducation flagrante et son apparente inadaptabilité au monde, ce stagiaire semblait lire les choses plus vite que n’importe quel gratte-papier de l’École Néogonzo de Lille (ENL). Je compris son désintéressement le plus total quand je lui proposai de lire quelques articles du blog pour se former. « J’ai pas internet, et je compte pas payer un abonnement. Tes conneries, j’en ai rien à foutre. »

Je leur disais « à plus tard » et enfourchais mon vélo, déjà trop plein de bière, avec le sentiment d’être trop vieux pour ses conneries.

"Le Télérama de l’ultra-gauche"

L’histoire pourrait s’arrêter là si Jack de L’Error, décidément au courant de tout, ne m’avait propulsé une autre sommation dès le lendemain matin.

Objet du mail : Jef Klak

Salut Brueg’, alors c’était bien hier soir ? T’as trouvé comment elles se sont démerdées pour ramasser autant de thunes ?

Bon j’ai appris que jeudi la revue Jef Klak présentait son dernier numéro au Théâtre de la Verrière. Attention mon gars, là c’est le top niveau, la Ligue des Champions du journalisme. Une revue propre et politique, avec une maquette de ouf, des sujets intéressants, c’est le Télérama de l’ultra-gauche. C’est pour toi !

PS : Essaye de savoir comment ils font pour imprimer de si gros pavés et si ça rapporte de l’argent. Je te rappelle que les caisses sont vides et qu’il n’y a plus d’alcool dans le frigo des locaux.

Voilà comment, le jeudi 23 janvier, je me retrouvais au Théâtre de la Verrière, rue Alphonse Mercier à Lille. J’avais rencardé les deux stagiaires, leur vantant une expérience unique d’intellectualisme radicalisé. À mon arrivée, The Answer était déjà au bar. Ce stagiaire apprenait vite. Son comparse avait déclaré forfait après s’être « lamentablement cassé la gueule de son vélo en sortant du café des Sarrazins ! Depuis, il est injoignable », me dit Answer qui semblait tout à fait paniqué : « Ce mec, c’est quand même bizarre, mais il a la faculté d’aimanter les gens les plus louches dans un 50 m2 ! » J’avais remarqué aussi ce pouvoir très troublant. C’était comme un signal, « ce mec » avait quelque chose en plus, mais quoi ?

Answer avait des idées plein la tête. Il m’expliqua qu’il avait rencontré une chanteuse le dimanche soir. « Une pote à la sirène ? » osai-je. Mais cela ne le fit pas rire. Il voulait parler sérieusement.

« Franchement, on pourrait lire certains textes des revues sur lesquelles on enquête ? Ça donnerait bien je pense !

Écoute stagiaire, le coupai-je, l’heure est à la prise d’infos. On verra plus tard pour ton plan lecture. »

L’ambiance était totalement différente cette fois-ci. Pas de concert, ni de dancefloor, encore moins de file d’attente au bar. Il y avait là une bonne trentaine de personnes et la moyenne d’âge avait grimpé en flèche par rapport au dimanche. Quelques tables de presse avec le journal La Brique et les éditions Les Étaques accompagnaient, bien évidemment, les numéros de Jef Klak.

Je m’évertuais à expliquer les nouvelles règles du lieu à Answer.

« Écoute stagiaire, ici, c’est pas la même que dimanche. Plus de hippies, de "tout le monde il est gentil" ou je ne sais quoi de dégoûtant. Ici, mets-toi dans la tête qu’ils aiment pas les journalistes, surtout les fouineurs avinés comme nous.

Ah ? Pourquoi ça ? C’est pas une revue journalistique, Jef Klak ?

C’est plus compliqué que ça. Écoute, j’ai pas vraiment le temps de te faire un dessin, mais si je devais te résumer, ici, on est au royaume des intellectuels déclassés. Des mecs et des meufs qui écrivent foutrement bien, qui font des enquêtes savamment fouillées sur des sujets qui ne vendent pas. Des oiseaux de passage quoi, des gens qui ne jurent que par la presse libre.

La presse libre ?

Oué la presse libre, la presse alternative, la presse sauvage quoi. Bref, la presse qui n’appartient ni aux marchands de canons ni aux magnats de l’Internet.

– OK je vois. J’ai lu un article pas mal dans leur dernier numéro en t’attendant. C’est le genre de texte que je pourrai te lire pour le reportage ! »

Il n’en démordait pas, et j’essayai de bifurquer :

« Oué, on verra. En tout cas, là, on fait profil bas, je vais voir si je peux caler le H1n Zoom quelque part. »

La réponse ne tarda pas. Elle prit d’abord la forme d’une tape sur l’épaule puis celle d’un visage que j’avais presque oublié.

« Hey Brueg’ !

Capitaine ! Dis-donc ça fait un bail !

Et oué mon gars ! Qu’est-ce tu fous là ?

Bah… en reportage… Jack m’a…

Ah oué ! Trop bien, tu viens écouter les auteurs du livre sur Roubaix ? »

Il s’avérait que le Capitaine Cœur-de-Bœuf était venu spécialement pour écouter des universitaires autour d’un livre publié aux éditions Amsterdam, La ville vue d’en bas. Je ne lui ai pas dit que j’en avais pas grand-chose à carrer de ces histoires de sociologie. J’ai même profité de l’aubaine.

« Ah super. Tu crois que je pourrais poser mon micro ? Ça les dérangerait pas ?

Non je pense pas. Je vais aller voir. »

Réponse affirmative, problème résolu, je pouvais regarder The Answer avec un air de « Prends-en de la graine ! ». L’apéro en mode clope sur clope dans la cour du théâtre pouvait s’étaler. Par bonheur, je tombai sur deux gars, un grand blond un peu sec et un petit trapu très brun et très poilu, soit une sorte de Terence Hill et de Bud Spencer à l’envers.

L’un et l’autre participaient depuis 2014 à l’aventure Jef Klak. La revue sortait son sixième numéro : « Pied à terre ». Pourquoi cette expression, c’est Terence Hill qui me répondit :

« En fait, une comptine sert de fil conducteur à Jef Klak : chaque numéro a un thème dans l’ordre de Trois p’tits chats – Marabout, Bout d’ficelle, Selle de ch’val, Ch’val de course, etc. Et on déroule chaque thème selon des questions sociales, esthétiques et politiques. »

Vous l’aurez compris, ils ne rigolaient pas et ne me donnaient pas envie d’en savoir plus sur leur ligne éditoriale. C’est le stagiaire, alerte comme pas deux, qui osait questionner le « Pied à terre ».

« C’est simple, répondit Bud Spencer, on a déplié l’expression et on s’est intéressé à des questions aussi éloignées et variées que les résistances à la touristification, en croisant des témoignages ou encore l’ataraxie dans les Cévennes.

L’atara quoi ?

L’ataraxie, c’est la tranquillité de l’âme. »

Les deux gars volaient bien plus haut que je l’imaginais et comme les bières s’accumulaient, je me sentais en peine de compréhension. Pour moi, Jef Klak se résumait à une image, un poster que j’avais chez moi et qui datait du deuxième numéro.

La discussion s’arrêta nette quand Answer s’énerva :

« Ça va commencer !

Qu’est-ce qui va commencer ? demandai-je.

Oh… y’a une sorte de spectacle théâtral, la revue de presse par la Compagnie La Vache bleue. Et après c’est le débat ! »

Du théâtre, un débat de haute volée… j’ai senti que mon angle m’échappait. Encore une fois, l’événement semblait se jouer de moi et j’imaginais déjà Jack en train de m’insulter quand je lui confesserais mon échec. Encore une fois, j’étais parti au-devant de la foule déchaînée pour ramener des informations basiques que j’étais incapable de débusquer. Pire, mon propre stagiaire faisait preuve d’une inventivité qui manquait cruellement à ma stature : « Ça c’est parfait ! Du théâtre, de l’info et des bières ! » Il fallait fuir et c’est alors que j’ai eu un autre flash, décisif celui-là. Je me retournai vers le stagiaire.

« Écoute Answer, j’ai un imprévu, ça te regarde pas. Mais je crois aussi que c’est ton destin : tu vas devoir assurer la continuité pédagogique tout seul. Je te laisse mon micro, voilà comment on l’allume. Tu enregistres tout, OK ?

Mais… Bruegel, je vais pas y arriver seul !

Écoute bien stagiaire, tu es programmé pour réussir et survivre en milieu sauvage. Tes réflexes au bar, ta vivacité et ta hargne, je n’ai plus rien à t’apprendre.

Plus rien ? Vraiment ?

Vraiment, mon pote – je le prenais dans mes bras à ce moment-là. Tu as la réponse en toi, laisse-toi dériver. Prends confiance. Ton rôle dans l’histoire est clair. T’as déjà vu Matrix ?

Euh oué je crois, enfin, c’est quoi le rapport ?

Tu es un combattant mon gars, un reporter sportif profilé, tu es une avant-garde contre le système pourri de la presse pourrie. C’est toi qui vas permettre au virus de la presse libre de gagner cette guerre.

Mais de quelle guerre tu parles j’y comprends plus rien à ton truc !

Mais contre la matrice justement mon gars ! La matrice de l’information, la frelatée, la formatée, la pré-fabriquée, la pré-mâchée, avec ses armées de fait-diversifiers et ses généraux éditocrates. C’est la guerre, mon gars ! À partir de ce soir tu seras Morpheus !

Mor quoi ?

Morpheus, mec ! Laurence Fishburn dans Matrix ! Le mec à qui l’oracle a dit qu’il trouverait l’élu !

Ah oué, OK. Sympa je dois trouver l’élu ! Trop simple la mission.

T’inquiète mon gars, je crois que tu l’as déjà trouvé. Ouvre les yeux. On se capte plus tard, désolé je dois y aller. Si t’as un problème, tu vas voir le Capitaine. Oué, lui, celui qui s’enfile des Saison Dupont. Allez ! Ciao ! Et surtout, n’oublie pas que tout repose sur toi. »

Épilogue

Je remontais sur mon vélo avec le même sentiment que le dimanche précédent. Je ne me sentais ni assez bon, ni assez bourré. Je me raccrochais au sentiment d’avoir trouvé des stagiaires prometteurs pouvant remettre en cause l’ordre établi de la presse pourrie.

Quelques jours plus tard, je reçus un nouveau mail de Jack.

Objet du mail : Re : Jef Klak

Salut Brueg’, bon tu trouveras en pièce jointe l’enregistrement audio que j’ai récupéré auprès de ton stagiaire. J’ai pas bien compris comment il s’appelait d’ailleurs ; Hanswearth ? Il m’a raconté un truc complètement délirant autour de Matrix, d’un journaliste pur, une sorte de messie néogonzo, bref, il avait l’air bien chargé. Toutefois, il me semble sentir chez lui une espèce de conviction, un esprit libre et curieux. Il n’a pas arrêté d’interroger les gens avec des questions bizarres, genre « Qu’est-ce qui pourrait t’arriver de mieux ce soir ? » ou un truc dans l’genre. Bref, quelque part il m’a rappelé… moi, il n’y a pas si longtemps que ça, animé d’une foi inébranlable dans la quête de la vérité avec une dent particulière contre la presse aux ordres.

Sinon, j’ai écouté vite fait les sons, y’a rien sur ce que je t’ai demandé, rien de rien, aucune réponse à nos problèmes financiers !

Alors tu te demandes comment j’ai fait pour récupérer ces fichiers. C’est simple, je me suis pointé à la fin de la conférence à La Verrière. J’ai récupéré le micro et ton stagiaire, et on est partis tous ensemble faire la tournée des grands ducs avec les journalistes de Jef Klak. (D’ailleurs tu trouves pas qu’ils ressemblent à des personnages de western spaghetti là le grand sec et le petit trapu ?)

J’ai pas vraiment su comment ils se démerdaient pour financer leur revue, je crois qu’ils galèrent en fait et qu’ils essaient de choper des subventions. 15 balles le numéro, c’est cher quand même !

Par contre, ils avaient la carte bleue facile, ils payaient bière sur bière ces cons ils avaient l’impression d’être au Bhoutan tellement les gueuzes étaient peu chères. Ça doit être ça d’être de la capitale.

Enfin bref, je ne te félicite pas, Brueg’ ! Je te missionne pour obtenir une info de première importance, et tu me colles au cul un stagiaire illuminé et des bruits de soirée bizarres qui ne ramèneront aucun lecteur !

PS : Essaye quand même de faire quelque chose de tes enregistrements. D’ailleurs j’ai fini par promettre à ton stagiaire qu’il pourrait lire des textes avec une chanteuse, une certaine D’Artagnan je crois, en échange de quelques bouteilles de rhum.

PS 2 : Magne-toi ! Ponds-nous un putain de reportage !