- Catégorie : Reportages
- Écrit par Lille43000
C’est arrivé pas loin de chez vous…
On pourrait croire que le 43000 n’est qu’un immense tissu de craques. Ce n’est pas le cas, à peu de choses près. Quoi qu’il en soit, le texte qui suit respecte les principes fondamentaux du journalisme en relatant la stricte vérité. L’aventure qui est arrivée à son auteur ‒ dont nous tairons le nom ‒ est un parfait exemple du reportage qui-te-tombe-sur-le-coin-de-la-gueule, le truc qui n’aurait jamais dû exister. Et pourtant, il s’agit bien de la réalité : une rencontre bizarre et déjantée entre des graffeurs et un auto-stoppeur qui avait décidé de tout claquer. Un type répondant au nom de Benoît Poelvoorde.
• ACTE I : LA RENCONTRE
Lompret, mi-mai. On peint depuis une dizaine de jours 500 mètres carrés de mur « propriété SNCF » en mode « Somos los artistas ». Subventions, nacelle et circulation alternée. La nacelle est devenue un classique. C’est l’outil qui permet aux villes d’afficher leur goût nouveau pour ce qu’elles combattaient jadis. Elle sert aussi la politique de communication de la société qui nous la loue.
On peint en périphérie de métropole. Coincés entre les bourges, les bourgeons et les champs de pesticides. C’est loin. Pas l’ombre d’une ou d’un pote à l’horizon. Les journées sont longues et je les passe à faire des à-plats pour aider le copain Spaïk, la promesse mexicaine du street art mondial. C’est comme ça que l’appellent ses compères. Cette semaine, Dany Boy est là aussi. Amoureux de la spray depuis le milieu des années 1990, il a rejoint le collectif récemment. Un gros bébé, le sourire comme marque de fabrique et toujours plein d’idées graphiques. Le taf est pépouze. J’accompagne des peintres à réaliser des fresques dans le confort douillet du cadre légal. Des milliers de sprays et des pots d’acrylique en veux-tu en voilà. Alta qualidad.
On arrête le boulot vers vingt heures. Pressé de rentrer, je bourre sur les quatre kilomètres de campagne qui nous séparent de l’autoroute. Arrivés à l’embranchement, un déclic. J’ai oublié de remonter la nacelle dans laquelle y’a pas moins de 2000 euros de matos. On y retourne. Muy rapido. J’élève la machine et on reprend le même chemin. La journée n’en finit pas. Trois cent mètres avant l’embranchement, j’aperçois un gus, pouce levé, la cinquantaine bien tassée, petite chemise et valise à roulette. Le pur style « gare Lille Europe ». Ça pue le fric et l’excentrique. Mais j’ai la banane à ce moment et il reste une place dans le Chrysler. Et puis j’aime bien passer du temps avec les gens que j’aime pas. Histoire d’être sûr. Ni une ni deux, je décide de prendre le drôle en stop. Je le dépasse et fais crier les freins quinze mètres plus loin. Il pointe sa bouille côté passager. Son visage m’est familier. Son gros nez, sa voix. Je connais ce mec. Le genre de mec dont on a tous repris les phrases mythiques. Un type comique. Je me pince le bras pour en avoir le cœur net. Aucun doute : Benoît Poelvoorde est au carreau.
‒ Salut les enfants.
‒ Salut Benoît, tu vas où ?
‒ Je rentre en Belgique, j’arrête le cinéma !
‒ Diantre ! Nous, on rentre à Lille.
‒ Je viens à Lille avec vous !
On met sa valise dans le coffre et il monte à l’arrière, aux côtés de Dany Boy. Il est… excité, saoul, furibond : « On m’infantilise, les enfants, "Benoît, on mange dans vingt minutes", "Benoît, tu peux pas fumer ici". Moi je vous le dis, ce soir, j’arrête tout ! »
Je comprends rien. Spaïk encore moins. Je lui glisse à l’oreille ce qui est en train de se tramer. Il s’en tape. La journée l’a rincé. Benoît gratte une clope et déblatère encore. Je pige que dalle. À part qu’il a le seum, le grand, le vrai. Son téléphone sonne sans répit et chaque note le met un peu plus en colère.
ACTE II : L’ARRIVÉE
Nouvelle sonnerie. Je le sens tendu et lui propose de répondre à sa place. Vale, vale. Je me retrouve avec la productrice et commence à comprendre. Benoît est censé assurer la promo de son nouveau film – « Venise n’est pas en Italie » – dans le grand complexe cinématographique de la métropole. Autant vous dire que c’est pas un cinéma associatif. Mais, bordel, qu’est-ce qu’il fait dans ma caisse ? La prod est sur les nerfs. Mi-furieuse pour sa promo, mi-dépassée par ce qui lui arrive. Son acteur fétiche lui claque entre les doigts. Perspicace, elle constate que je ne suis pas Benoît et me demande, tremblotante, si je peux le ramener au Kinepolis. « Ben… non, ce n’est pas ce qu’il veut ». Dépité, elle me supplie de conserver son téléphone. « Ben… non, c’est pas le mien ». Vaincue, elle souhaite savoir si son acteur daigne encore lui parler.
‒ Benoît, tu parles à la prod ?
‒ Bien évidemment, je suis en colère contre personne ! Donne-moi le bigo !
Il lui explique qu’il faudra faire sans lui ce soir. Que de toute façon, il arrête tout. Il raccroche et rapidement le téléphone sonne une nouvelle fois. Sa compagne. Les enfoirés de la prod l’ont appelée pour faire entendre raison à l’acteur. Mais il tient sa ligne. Ce soir, il fout tout en l’air. Concrètement, il plante 500 personnes. Je lui propose de venir avec nous, boire des pintes au QG, i.e. l’auberge de jeunesse de Lille, à Porte de Valenciennes. Il est bouillant et l’idée de piqueter avec des peintres l’enchante. On apprend qu’il a joué avec des feutres avant de jouer devant les caméras de la francophonie. Le trajet se termine dans l’euphorie d’une rencontre improbable. Vers 20H30, on débarque à l’auberge. Je n’étais jamais rentré nulle part en présence d’un mec que tout le monde connaît. Ça chuchote, ça sourit complice, ça frétille. Personnellement, je fais un effort monstrueux pour banaliser la situation. Quelques potes sont déjà là. Benoît sort un billet de 50 zeuzs et propose de payer sa tournée. Vianney, le newbe du collectif, l’interpelle :
‒ Pourquoi tu sors ton argent ?
‒ Parce que j’en ai plus que vous.
‒ Mais t’es notre invité.
‒ C’est pas faux.
Cahin-caha, il arrive à nous payer les premières binches. On s’installe dans notre petit coin. La cour intérieure, comme le reste du bâtiment, est en forme de triangle. Nous, ça fait un mois et demi qu’on en squatte l’un des angles Faut dire que cette année, on loge tous les artistes invités ici. D’habitude, on mobilise les appartements de la Maison Folie de Moulins, mais Lille3000 a tout pris. Un classique dans la culture locale.
Des palettes en guise de banc. Des palettes en guise de tables. Ambiance indus et street furnitures. C’est dans l’air du temps. Une ambiance bidonville pour jeunes branchouilles. Partout chez nous mais dans ce coin-là un peu plus quand même. Il est bientôt dix heures, le soleil commence à se faire timide et tous les potes arrivent petit à petit. Accompagnés d’un ou deux gus. C’est l’effet Benoît. Tout le monde veut voir la star.
On picole, on papote, on fume. On délire autant qu’on débat sérieux. Buena onda. Parmi ce qu’il est possible d’écrire ici, une discussion sur la religion. Je ne m’y attendais pas mais Benoît prie :
‒ Ça m’a pris vers 35 ans, il m’arrivait tellement de choses incroyables qu’il fallait que je me tourne vers quelque chose de surhumain. Et comme beaucoup de Belges, le seul bagage spirituel que j’avais c’était la religion catholique. Alors des fois je parle à Dieu. Haha !
Rapidement, il enfile le pull du collectif et termine ainsi de s’intégrer à notre joyeuse bande. Un sweat noir à capuche. Benoît fait partie de la bande. Ce qui m’excite, c’est ce décalage, que je reçois comme la gifle d’un espace-temps qui s’est tordu pour permettre cette rencontre. Une « possibilité avortée », comme dirait l’autre. Entre les potes, les gars de la rue, les graffeurs du tertus et monsieur l’acteur réalisateur, c’est du grand n’importe quoi. En toile de fond, y’a aussi les gens de l’auberge. Clients et salariés. La présence du B génère une sorte d’euphorie contenue. Tout le monde kiffe.
Lui répète sans cesse : « J’avais une chance sur un milliard de tomber sur des gens comme vous, les enfants ! ». On le met frère. Pas de prise de tête, pas de Piédestal, pas d’autographes. Simple. Basique. Je comprends alors qu’on lui offre ce que personne ne lui offre plus : une soirée banale avec des bières pas chères dans un lieu commun entouré de gens ordinaires. En tout cas, des gens qui gardent les pieds sur terre.
Faut dire aussi que lui non plus n’est pas irréprochable. Ça rassure autant que ça irrite. Depuis le départ, la présence de nos amis mexicains – ceux-là même qu’on a invités pour notre festival – l’amène sur le terrain glissant des blagues foireuses. Il tourne en boucle sur une équation douteuse : Mexicains = banditos. Ça m’énerve. Je demande aux potes s’ils supportent la situation. Réponse : Chido Bueï. Tout va bien. Eux aussi se foutent de sa gueule. À leur manière, dans leur argot, avec leurs codes. Lui ne bite que dalle. Il est dans son rôle. Comme à la télé mais en vrai. Il ne triche pas. C’est fatiguant. Au départ, j’avais senti comme une ivresse dans cette situation. Incroyable, m’étais-je dit. Je m’étais même persuadé que c’était parce qu’en ce moment la vie me souriait que ça tombait sur moi. Mais là, il commence à m’énerver, il est seul dans son délire et s’en fout complet. Il se moque de mes potes, en fait. Je me rends compte à ce moment-là qu’on ne vit pas le même monde, qu’on n’a pas le même rapport à l’altérité. Le temps et les expériences me rendent timide avec les nouvelles têtes. Lui passe ses journées à rencontrer des nouvelles têtes et semble avoir brisé les précautions de la bienséance. Selon lui, son humour est partagé et s’il ne l’est pas… mahlich.
Avec Lax, un rappeur du tertus local, on est sûrs d’une chose : on pourrait pas se le coltiner tous les soirs. Énergivore.
ACTE III : COMME DES GOSSES
Benoît aime la vie, Benoît aime la bière mais Benoît aime aussi le dessin. Coup de bol pour lui, on a tous au moins deux pieds dans la peinture. Particulièrement pendant la Biam, notre festoche d’art mural. Cette année, on a choisi de s’associer au mercenarios de la cultura qu’incarne Lille3000 auprès de certains autochtones. Pas simple comme décision. Ça a jazzé dans le collectif. Une partie de l’équipe était contre un tel partenariat avec les pouissants diablotins de la culture officielle. Mais le vote en a décidé autrement. Bougre de nous, les collabos de la mairie en matière de peinture dans l’espace public ! Si seulement nos détracteurs daignaient nous rencontrer… savoir qui compose ce collectif, ce qu’on fait… bref. Benoît aime la peinture, disions-nous.
Cix Mugre, un de nos invités mexicains, sort son book – format A4 s’il vous plait – et on entame un dessin collectif. Stylo et cahier passent de main en main. Chacun y va de ses courbes, de ses cassures ou de ses délires. Une fois le tour terminé, on change de feutre et on recommence. Comme des gosses. Pendant presqu’une heure on s’applique, inspirés. On s’implique, transpirant. Ça fait beaucoup d’un coup. À la fin du process, la feuille est à l’image de ce qu’on représente. Moitié de la calle, moitié « chicanos », moitié « burrachos ». Vers minuit, les employés de l’auberge nous invitent à rejoindre le bar. Faut dire que Benoît a la gueulante facile et le rire féroce. Célébrité ou non, y’a des gens qui dorment et on les gave. À l’intérieur, ça se disperse. La tension retombe tranquillement. On nous offre des bières et je vois le B accoudé au comptoir. Il est pas là pour piqueter. Il veut dessiner, encore, et donne du « ils sont où les feutres ? Je veux des feutres, les enfants ! ». Un pote lui ramène sa trousse et c’est reparti pour un excès de création. À ce moment-là, je vrille, ivre de binches. Je me désintéresse. Je vois les autres comme des groupies agglutinées autour de leur guru. J’étais dans cette posture deux heures plus tôt. Mais je leur en veux. C’est naze. Ou alors c’est l’alcool. En tout cas ma joie de vivre fond comme neige au soleil et cède sa place à une forme de lassitude. Moments éphémères. Comme nos peintures.
ACTE IV : ALLEZ CIAO
Il est une heure du matin, je ressemble plus à une queue de pelle qu’à autre chose. Sur le parvis de l’auberge, ça s’organise. Benoît veut mordicus rejoindre la gare et attendre comme un schlag son train pour Bx. Ça craint. Les potes lui disent. Ça craint. Finalement, une pote, friande de vitesse et de grosses cylindrées, propose de faire le taxi. Ils sont trois à l’accompagner. Première arrêt chez Julien. Schnaps and cigarettes jusque trois heures. Puis l’équipe se met en route. Ça délire dans la voiture, direction un hôtel bruxellois. Le lendemain, Benoît a une bonne dizaine d’interviews à donner. Il est pas loin de cinq heures du tam quand Marina, notre pilote officielle, arrive à bon port… crevée. Benoît demande sa chambre mais, problème, le réal l’a prise. Il lâche alors une utlime punchline :
‒ Comment ça le réalisateur a voulu prendre ma chambre parce qu’elle est plus spacieuse… ?! Il est tout petit, le réalisateur !
Le groom lui en offre une nouvelle. L’acteur ne dit pas non et propose à la joyeuse bande de se reposer dans sa suite. Marina s’écroule dans la méridienne. Les deux gus se retrouvent en slip à partager le même king size que Mister B. Ça roupille pépère. Des étoiles dans les yeux et des souvenirs plein la tête. Allez ciaaaaooo !
C’était la première fois que je prenais en stop un mec de mon imaginaire, un mec connu. J’ai aimé. D’autant plus qu’on en dira ce qu’on voudra, Benoît n’est quand même pas de la pire race du cinéma francophone. Y’avait qu’un déluré comme lui pour tenter le stop à Lompret. Poolvoerde, c’est un peu comme New York. On croit le rencontrer pour la première fois mais on le connait déjà. C’est ce que j’ai ressenti. Un pote de plus ? Peut-être bien. En tout cas un pote comme les autres, y’a des trucs géniaux chez lui et d’autres… plus énervants.
Pendant un bon mois, je suis aussi devenu « celui qui a pris en stop Benoît Poolvoerde ». On me présente en l’état, j’en joue pas mal, j’en jouis un peu. J’en sais quelque chose, le spectaculaire suscite l’intérêt. Avec Benoît, j’ai mis, sans le vouloir, la barre un peu haut. J’aime bien. •