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"Les révoltes actuelles auraient beaucoup à apprendre des luttes des populations noires"

A priori, Touches d’encre et moi, on avait peu de chance de se croiser. D’abord parce qu’il s’agit d’une petite maison d’édition indépendante qui, comme des centaines d’autres, n’est pas forcément facile à débusquer. Ensuite parce que ses premières publications versaient plutôt dans la littérature jeunesse ‒ et le bambin innocent que j’ai été n’appartient hélas plus qu’au domaine des rêves. Pour autant, c’est dans ma ville qu’Aude Béliveau et le dessinateur Lucien l’ont créée en 2013, et je ne pouvais qu’être sensible aux sujets abordés, ainsi qu’à leur pratique de type « do it yourself » : ils pondent des livres qu’ils aiment, pour des raisons qu’ils aiment, en gardant la main sur toutes les étapes de la fabrication ‒ impression mise à part. Surtout, je ne pouvais qu’être séduit par l’ouvrage qu’ils ont sorti au printemps 2019, un bel objet consacré à la longue lutte anti-raciste. Avec Dignités noires, Touches d’encre assume une œuvre politique.


Il existe un tableau qui en dit long sur la façon dont la lutte contre l’esclavage est représentée dans l’histoire française : L’Abolition de l’esclavage dans les colonies françaises en 1848 de François-Auguste Biard (1849). Sur la gauche, le bras se confondant avec le drapeau tricolore, Victor Schœlcher, l’homme du décret d’abolition. La République, c’est lui, et il offre la liberté aux esclaves noirs qui lui font face. Ces derniers ne cachent pas leur bonheur, évidemment. Ils lui rendent hommage, à genoux. À genoux… Le pire se trouve à droite : une ancienne esclave, toujours à genoux, sans doute en larmes, saisit la main d’une blanche, d’une ancienne maîtresse, comme pour la remercier. En somme, un peuple noir autrefois réduit en esclavage par un peuple blanc, aujourd’hui libéré dans la joie par ce même peuple blanc. La liberté est retrouvée, la dignité niée. Elle disparaît derrière la vision mensongère que véhicule cette œuvre. Car l’abolition n’a pas été donnée gracieusement. Elle a été prise par les esclaves après d’innombrables révoltes et insoumissions. Acquise, justement, au prix d’une lutte acharnée pour la dignité.

C’est sur cette vérité ‒ largement démontrée ‒ qu’Aude Béliveau a voulu jeter la lumière en écrivant Dignités noires. Accompagné des dessins de Lucien, le texte de cette autodidacte s’attache à dévoiler la force et la constance du combat que les peuples noirs ont mené contre la domination blanche. Certains me diront, un livre de plus, encore un, conçu par des blancs de surcroît. Et je répondrai : oui, un livre de plus, un livre nécessaire de plus. « Il ne m’est pas toujours facile de garder espoir quant à la disparition définitive du racisme, explique Aude dans son préambule, et surtout des systèmes qui le favorisent et le perpétuent, néanmoins j’ai une profonde et éternelle admiration pour tou.te.s celles et ceux qui n’ont cessé et ne cessent de le combattre ». Une « profonde et éternelle admiration » qui m’a touché, je l’avoue, et m’a conduit à lui proposer l’entretien qui suit, accordé à la faveur du confinement. Pendant ce temps, les événements ont fait écho à notre conversation : les statues de Victor Schœlcher déboulonnées le 22 mai en Martinique, le meurtre de George Floyd le 25 mai et le mouvement massif qui a suivi aux États-Unis et dans le monde, le rassemblement immense à Paris le 2 juin initié par le Comité Adama… À l’évidence, le soulèvement pour les « dignités noires » brûle d’actualité.

Tu t’attaques à un sujet éminemment politique, la lutte contre le racisme et ses systèmes de domination. Quelle était ton intention de départ ? Ta démarche était politique justement ?

Oui, dès le départ, ce projet avait une portée politique. Pour revenir un peu en arrière, avec l'illustrateur Lucien nous avions déjà créé ensemble en 2013 un ouvrage pédagogique illustré sur l'histoire de l'esclavage et de ses abolitions, De l'esclavage au Black Power, à travers le monde. C'est un projet qui nous tient particulièrement à cœur, car il s'agit de notre premier livre et du premier livre de notre maison d'édition. Sa dimension pédagogique, didactique et illustrée offre une sorte de « première étape » dans la connaissance de cette histoire. Et cet ouvrage nous permet aussi d'échanger régulièrement auprès d'élèves de collège ou de fin de primaire, ce qui est précieux.

"Je ne voulais pas présenter les victimes de l'esclavage, de la colonisation, de la ségrégation raciale, de l'Apartheid, uniquement comme des victimes passives, n'attendant qu'à être libérées. Cette vision est aussi réductrice qu'elle peut être dangereuse."

Mais, au fil des années, je me suis rendu compte qu'il me manquait une approche plus politique de cette histoire, et aussi plus globale ‒ ne pas réduire la domination blanche à la seule histoire esclavagiste, par exemple, et traiter des autres systèmes de domination opprimant les femmes et hommes noir.e.s depuis des siècles. Et puis il m'a aussi paru très important de mettre avant tout au centre, à l'honneur, de rendre visibles les personnes noires qui ont lutté contre ces oppressions qui les concernaient directement, ou qui concernaient leur communauté. Je ne voulais effectivement pas présenter les victimes de l'esclavage, de la colonisation, de la ségrégation raciale, de l'Apartheid, et plus largement du racisme sous toutes ses formes, uniquement comme des victimes passives, n'attendant qu'à être libérées (souvent par des personnes blanches). Cette vision est aussi réductrice qu'elle peut être dangereuse.

Ok, mais pourquoi ce sujet en particulier ?

J'ai toujours été très engagée, très indignée, contre le racisme et plus largement contre les différents systèmes de domination qui structurent la société et le monde, les traitements différenciés des individus et des territoires, ou encore les privilèges, voire l'impunité dont jouissent certain.e.s et les discriminations que subissent les autres. Dans cet ouvrage, j’ai essayé de transmettre et de représenter les luttes, sous toutes leurs formes, de remettre à leur véritable place dans l'Histoire toutes les femmes et hommes noir.e.s dont je parle, mais aussi de donner comme je peux une visibilité aux militant.e.s contemporain.e.s, aux penseuses, penseurs, femmes et hommes politiques, créatrices et créateurs, qui insufflent de l'espoir et de la force en ces temps troublés. C’est une tentative pour moi de lutter à ma modeste mesure contre le racisme structurel et d'autres injustices sociales qui peuvent l'accompagner, en espérant que ces combats inspireront et donneront de la force aux luttes présentes et à venir.

En lisant Dignités noires, j’ai eu l’impression de parcourir une petite « encyclopédie illustrée ». Bon, j’avoue que c’est très subjectif… En tout cas, le livre est une somme d’histoires différentes qui se passent à des époques différentes et sur des continents différents, et on apprend pas mal de choses. T’as dû faire un gros travail pour synthétiser tout ça…

Le travail sur ce livre a été vraiment très long, oui : cinq années pour être exacte ! J'ai commencé par un gros travail de recherches, par des lectures, des visionnages de documentaires, de fictions, par des écoutes d'émissions de radio, par des analyses d'archives, mais j’ai aussi porté une attention constante à l'actualité et au traitement médiatique et politique des questions raciales...

Tu as reçu une formation ? Tu as fait des études en lien avec la recherche ?

Je n'ai pas fait d'études en lien avec ça, à part des cours passionnants pendant ma licence qui m'ont, je pense, montré un chemin. Mais sinon j'ai appris toute seule à faire des recherches, à penser, à écrire, à synthétiser le tout, et aussi à mettre en page un livre ! Ces cinq années représentent donc le travail de recherche, d'écriture, de correction et de mise en page, mais il y a aussi eu beaucoup de temps essentiels de choix. De choix de sujets, de dialogues et d'inspirations entre les époques, les continents, les militant.e.s, de choix d'ordre chronologique, et aussi de choix plus personnels, liés à l'évolution de mes engagements, et de leur « radicalité »…

Comme quoi ?

Par exemple, c'est grâce à l'importance grandissante de mes engagements féministes que j'ai fait le choix de mettre au maximum à l'honneur des femmes noires combattantes, résistantes, artistes, que j'ai choisi de consacrer une partie du livre aux féminismes noirs et intersectionnels et que j'ai aussi fait le choix de l'écriture inclusive.

Une large place est accordée aux illustrations, de très belles illustrations… ce qui fait du livre un bel objet. C’était prévu dès le départ ? Comment Lucien a-t-il travaillé ?

C'était évident que le livre serait illustré, et qu'il serait illustré par Lucien. Tous les deux, nous croyons beaucoup aux dialogues entre les textes et les images, et nous nous connaissons assez bien pour que ce dialogue fonctionne. Et puis, comme l'idée avec ce projet était de « rendre visibles » les femmes et hommes noir.e.s qui ont lutté à travers le monde et à travers les siècles, c'était important de les rendre aussi visibles par les illustrations.

Sur le plan technique, Lucien s'est basé sur des images d'archives pour les portraits, mais il a aussi créé de toutes pièces des mises en scène pour représenter une ambiance, une idée, ou un événement particulier, à partir de ce qu'il connaissait des luttes en question, de nos échanges ou de mes textes. Je pense notamment aux illustrations d'esclaves en fuite, révoltés, à celle qui représente la manifestation de 1965 sur le pont Pettus de Selma, ou encore à l'illustration qui met en parallèle des manifestant.e.s aux États-Unis dans les années 1960 et celles et ceux de Pointe-à-Pitre en 1967, pour donner une idée de la même énergie révolutionnaire qui secouait le monde à cette époque-là.

J’ai aussi vachement apprécié toutes les musiques ou les films que tu insères dans le texte, avec une playlist en ligne pour jalonner la lecture de bons sons… Comment et pourquoi cette idée t’est-elle venue ?

J'ai effectivement voulu accompagner le livre d'une sorte de « bande-son » et de « bande-vidéo ». J'aime cette idée d'avoir une sorte d'approche multi-supports des sujets traités (comme pour la volonté d'accompagner le texte de dessins). Je voulais aussi permettre aux lectrices et aux lecteurs soit de faire des pauses, par la musique par exemple, soit d’approfondir les sujets, par le visionnage de documentaires ou fictions qui y sont liés ou la lecture d'autres ouvrages, conseillés à la fin du livre.

"Il était important pour moi que la musique accompagne le livre au fil des pages, car elle a accompagné les luttes dans la réalité"

Et pour ce qui est de la musique en particulier, il était important pour moi qu'elle accompagne le livre au fil des pages, ou en fond sonore grâce à la playlist en ligne, car elle a accompagné les luttes dans la réalité. Par la dénonciation des injustices, l'illustration des combats menés, le traitement des revendications identitaires ou révolutionnaires, ou par les chants scandés dans les manifestations ou actions de désobéissance civile – de « We shall overcome » pendant le Mouvement pour les Droits civiques à « To be young, gifted, and black » comme symbole du Black power, en passant par les morceaux célébrant les indépendances africaines, comme «  Indépendance Cha-Cha » de Grand Kalle ou « Birth of the Ghana » de Lord Kitchener, pour ne citer qu'eux, ou encore des morceaux qui, plus récemment, dénoncent le racisme structurel et ses conséquences, du mythique « Fight the Power » de Public Enemy à « Pas de justice, pas de Paix » de la Rumeur, jusqu'à « Lettre à la République » de Kery James, « This is America » de Childish Gambino, « Black Man in the White World » de Michael Kiwanuka et tant d'autres –, la musique a effectivement eu une place fondamentale dans toutes les luttes que j'aborde dans le livre.


Le but du livre est donc de rendre visibles, comme tu dis, les victimes du racisme par les luttes qu’elles ont menées contre lui. Qu’est-ce qui t’a fait sentir que c’était nécessaire ?

Il me paraît personnellement évident que les personnes racisées ne sont pas assez présentes dans le paysage médiatique, politique, historique ou encore artistique. Mais, au-delà de cette observation personnelle, je me suis surtout appuyée sur les observations, témoignages et revendications des personnes racisées elles-mêmes. Pour ce qui est de la France, je me suis par exemple beaucoup intéressée aux travaux de Rokhaya Diallo, dans ses livres, articles, documentaires  ou dans le brillant podcast « Kiffe ta race », qu'elle anime avec Grace Ly ; au propos et au travail militants de la cinéaste Amandine Gay, qui a notamment cherché à faire entendre les (trop rares) voix et réalités de femmes noires francophones dans son brillant documentaire « Ouvrir la voix » ; au combat que mène l'actrice Aïssa Maïga contre la stigmatisation et l'invisibilisation des actrices noires dans l'industrie cinématographique française ; ou encore au travail de la blogueuse Carole, du site Les Étoiles noires, qui, après avoir observé en tant que maman le manque de représentations des personnages noirs dans les ouvrages de littérature jeunesse, a choisi de répertorier sur son site ceux qui offraient au contraire un large choix de représentations et donc de moyens d'identification aux petites lectrices et lecteurs noir.e.s.

As-tu aussi observé les effets de cette entreprise d’invisibilisation dans ton parcours personnel ?

Oui, dans les échanges que j'ai pu avoir avec mon entourage ou avec des personnes à qui j'ai eu l'occasion de présenter ce projet de livre. Au cours de ces échanges, formels ou informels, j'ai souvent été surprise que des personnalités qui m'étaient pourtant apparues historiquement essentielles au cours de mes recherches, que ce soit des esclaves révolté.e.s, en fuite, des personnalités anti-esclavagistes, des militant.e.s indépendantistes africain.e.s, anti-racistes, anti-ségrégationnistes, anti-Apartheid, des artistes, des personnalités politiques, etc., soient parfois totalement inconnues des personnes face à moi, pourtant parfois passionné.e.s d'histoire ou politiquement engagé.e.s.

Tu parles de personnalités qui t'étaient « apparues historiquement essentielles au cours de [tes] recherches ». Si tu devais choisir une personnalité parmi toutes celles que tu évoques, une qui t’a le plus marquée, ça serait qui et pourquoi ?

Si je devais en choisir une ‒ c'est un exercice difficile pour moi et je pense vraiment que toutes celles et ceux dont je parle sont essentiel.le.s ! ‒, ce serait peut-être Angela Davis. Ses analyses politiques m'ont beaucoup apporté et je me rends compte que j'ai ponctué – et clôturé – mon livre de ses citations. Son expérience et son parcours sont aussi riches que longs, car elle n'a cessé de lutter – dans une « lutte sans trêve », pour citer l'un de ses livres ‒, des années 1960 jusqu'à aujourd'hui, et ce sur un grand nombre de sujets.

Si elle représente  d'abord le Black Power des années 1960, et l'effervescence révolutionnaire de cette époque-là, Angela Davis est toujours engagée dans des luttes contemporaines, que ce soit contre le racisme structurel, contre le capitalisme, contre l'incarcération de masse aux États-Unis et pour l'abolition carcérale, contre l'impérialisme américain et ses ravages, contre la politique de Trump et la suprématie blanche qu'il incarne, mais aussi, et ce depuis très longtemps, pour un féminisme intersectionnel. Angela Davis soutient également plusieurs combats à travers le monde, comme celui pour la Palestine et le peuple palestinien, ou encore le Comité Adama.

En plus de la lecture de ses livres, je recommande d'ailleurs très vivement d'aller visionner ou écouter l'échange qu'elle a eu avec Assa Traoré pour le journal Ballast ! Je trouve qu'il représente assez bien en quoi la longue expérience militante d'Angela Davis est un précieux soutien pour les nouvelles générations, et un apport intellectuel essentiel.


En parlant de nouvelles générations, ton activité d’éditrice te met au contact du milieu scolaire, comme tu l’as expliqué, pour les plus petits du moins. Quel regard portes-tu sur l’enseignement de cette histoire ? Dans les cours d’histoire, au collège ou au lycée, une place importante (bien qu’elle ne soit pas satisfaisante) est accordée à la Shoah, mais moins à la traite transatlantique ou aux différents systèmes de ségrégation. Comment perçois-tu ce décalage ? Ton livre dévoile une histoire du temps long qui a façonné et façonne notre société aujourd’hui… Comment le faire comprendre aux plus jeunes ?

Par ce que nous avons pu observer au cours d'interventions scolaires et par les retours que nous pouvons avoir d'élèves et d'enseignant.e.s, il semble évident que cette histoire n'est pas assez abordée. Il n'y a définitivement pas assez de place prévue dans les programmes scolaires pour traiter ces 400 ans d'histoire, les systèmes de domination qui ont suivi, et pour réfléchir à leurs héritages sur la société contemporaine. Après, je sais qu'il y a aussi parfois un malaise avec cette histoire, chez certains adultes, qu'ils soient enseignants, parents ou autres, comme si elle impliquait plus que son apprentissage, comme si le simple fait de l'aborder allait finalement remettre en question l'organisation sociale et questionner les rapports entre les individus, entre les territoires, la question raciale dans sa globalité...

Mais j'ai envie de dire, et ce n'est qu'un avis personnel : ce serait peut-être justement ce qu'il faudrait, que cette histoire questionne, qu'elle bouleverse les structures sociales, que ses héritages de dominations et de discriminations soient ainsi mis en lumière et, idéalement, déconstruits. Après, je ne veux surtout pas accuser les enseignant.e.s, car je crois que c'est surtout une question de moyens, de temps et surtout de volontés politiques. Mais je crois en tout cas qu'il y a encore du boulot !

Peux-tu expliquer le choix d’utiliser le terme « dignités » en titre ? C’est un terme qui est pas mal utilisé par ailleurs, et pas que par les luttes anti-racistes… Qu’est-ce que tu y mets derrière ?

J'ai choisi le terme de « Dignités », car c'est justement ce que les différents systèmes d’oppression ont tenté de retirer aux personnes noires, en plus de leur humanité et de leur citoyenneté. Et, en même temps qu'elles luttent pour se libérer, pour conquérir des droits, pour l'égalité et/ou la justice sociale, toutes les personnes dont je parle dans ce livre parviennent finalement à reconquérir, s'il le fallait, cette dignité morale, physique, culturelle et historique qui leur avait été niée et refusée.

"Alors que tout a été structurellement fait pour leur enlever toute capacité d'action, de réflexion et d'organisation, ces femmes et hommes noir.e.s ont quand même réussi à lutter"

Alors que l'esclavage, la colonisation, l'Apartheid, la ségrégation raciale et d'autres violences racistes, les ont relégué.e.s au stade le plus bas de la société, hors de l'Humanité parfois, alors que tout a été structurellement fait pour leur enlever toute capacité d'action, de réflexion et d'organisation, ces femmes et hommes noir.e.s ont quand même réussi à lutter, à s'organiser, à penser leur situation et à chercher à l'améliorer. Cela ne peut qu'inspirer et donner de la force aux luttes contemporaines. J'aimerais beaucoup que ce soit le cas, car je suis convaincue que les révoltes actuelles – et particulièrement de celles et ceux qui sont rabaissé.e.s, dénigré.e.s et invisibilisé.e.s socialement – auraient beaucoup à apprendre des luttes des populations noires à travers le monde et à travers les siècles, et de leurs différentes stratégies de résistance. Personnellement, je pense qu'on aurait par exemple aujourd'hui beaucoup à apprendre des stratégies, des actions et de la pensée politique des militant.e.s du Black Panther Party, ou encore de la pensée radicale et passionnante de Frantz Fanon.

On sent une certaine admiration de ta part pour les personnages et les mouvements collectifs que tu mets en lumière dans le livre. Certaines mauvaises langues pourraient te reprocher de les idéaliser, mais le ton que tu adoptes fait du bien, à mes yeux, car il contrebalance les discours qui visent à disqualifier les luttes ou les militants, des discours souvent produits par les pouvoirs en place et toute la planète facho. Des Black Panthers à la famille Traoré, les militants ont toujours dû affronter ces opérations de démolition. Pourtant j’ai tendance naturellement à me méfier des « héros »… Les luttes ont-elles besoin de héros selon toi ?

Je me pose aussi souvent la question de la figure d'héroïne ou de héros, tout comme sur la nécessité d'un ou d'une leader, dans les luttes et dans la société en général. Pour ce qui est des héroïnes et des héros, je pense quand même qu'ils peuvent avoir une puissance symbolique et une force de représentation très importantes pour les communautés opprimées qu'ils représentent. Comme si ces héroïnes et héros dessinaient un autre chemin, un autre destin, qu'ils montraient, par leur courage, leurs actions et leurs revendications publiques, que la lutte, le refus de l'oppression, la révolte ou les déconstructions sociales et politiques sont possibles.

"Je pense qu'il faut donc surtout se méfier du moment où les héroïnes ou héros des luttes sont récupéré.e.s et célébré.e.s par les pouvoirs dominants"

Et peut-être que la véritable question à se poser, c'est : qu'est-ce que les pouvoirs dominants – politiques, médiatiques, économiques – font des héroïnes et des héros ? Est-ce que, quand ils les honorent, c'est pour leur donner raison, pour suivre leurs revendications et ainsi combattre les injustices qu'ils dénoncent ? Ou est-ce que ces valorisations individuelles servent seulement à paraître « progressistes » et « ouverts d'esprits », souvent en invisibilisant ou en dénaturant les luttes collectives qui accompagnent ces héroïnes et ces héros ? La chercheuse Françoise Vergès ‒ notamment dans son ouvrage Un féminisme décolonial ‒ explique par exemple très bien le processus de « pacification »  qui peut accompagner la valorisation de ces femmes et hommes par les pouvoirs politiques en place. C'est-à-dire comment des personnalités – par exemple Martin Luther King, Mandela ou encore Rosa Parks – ont pu être « vidées » de toute leur radicalité, et parfois des nuances et de la richesse de leurs engagements, lorsqu'elles sont devenues des héroïnes et héros largement célébrées. Comme s'ils devenaient ainsi plus « acceptables ».

Je pense qu'il faut donc surtout se méfier du moment où les héroïnes ou héros des luttes sont récupéré.e.s et célébré.e.s par les pouvoirs dominants, se demander s'ils n'invisibilisent pas ainsi les luttes collectives au profit des consécrations individuelles, et si cette consécration a véritablement un impact pour la lutte elle-même.

Est-ce que tu t’es rapprochée de certains collectifs ? Je sais que vous reversez une partie de vos ventes au Comité Adama, comment ça s’est décidé ?

Malheureusement, au cours de mes années de travail de recherches et d'écriture, je ne me suis pas assez rapprochée de mouvements, collectifs et associations anti-racistes. Je ne suis pas fière de cette posture solitaire et casanière dans mon travail. Mais, pour contrebalancer, j'ai néanmoins essayé de rester la plus attentive, curieuse et consciente possible des différents combats portés par les militant.e.s, artistes et politiques noir.e.s contemporain.e.s. Je me suis ainsi attachée à suivre très précisément les revendications et leurs évolutions – notamment l'approche en France de l'anti-racisme politique comme alternative à l'anti-racisme moral traditionnel –, pour les retranscrire de la manière la plus juste et la plus actuelle possible dans le livre.

Pour ce qui est du Comité Adama, 15% des ventes de chaque exemplaire du livre lui seront effectivement reversés. Cela s'inscrit dans notre volonté que le livre ne soit pas qu'un livre purement historique, mais qu'il ait aussi une portée politique, et pas seulement par les sujets abordés. Et le Comité Adama s'est imposé naturellement car, selon nous, il est actuellement l'un des collectifs qui, en France, incarnent et portent le plus le combat pour la dignité des personnes noires, contre les violences policières et sociales, et pour que la justice ne soit pas qu'un idéal français réservé à certains, et dénié à d'autres. Aussi, ma volonté avec ce livre étant de rendre hommage aux femmes et aux hommes noir.e.s qui luttent pour leur communauté avec courage, force et résilience, je pense qu'Assa Traoré, la sœur d'Adama Traoré, incarne particulièrement cela. Je voulais donc que, par ce petit geste, nous fassions autant honneur à elle qu'au combat qu'elle mène avec le Comité Adama.

Tu évoques dans ta réponse « l'anti-racisme politique comme alternative à l'anti-racisme moral traditionnel ». Tu peux m’en dire plus ?

Disons que l'anti-racisme dit « moral », qui est l'anti-racisme « traditionnel » en France – SOS Racisme, par exemple –, s'organise autour d'une vision individuelle du racisme, qui ne serait qu'une violence personnelle d'un individu à un autre ou à un groupe, et qui est souvent considérée comme une discrimination fondée sur l'ignorance, le manque d'éducation, d'ouverture d'esprit, etc. Partant de là, l'anti-racisme « moral » considère qu'il faut lutter contre ce racisme en expliquant aux personnes concernées que tous les individus sont égaux, en éduquant la population sur les différentes cultures et civilisations à travers le monde, en valorisant la richesse de chacune, etc.

L'anti-racisme politique a quant à lui une approche plus institutionnelle, structurelle et politique du racisme. Ses militant.e.s considèrent en effet que le racisme des individus est fondé, encouragé et impuni par des structures et institutions politiques, sociales, culturelles et économiques, et pas seulement par leur sens moral qui serait « défaillant ». Si on prend l'exemple des violences policières à l'encontre des personnes noires ou considérées comme « arabes », par exemple, l'anti-racisme politique ne va pas s'attaquer uniquement au supposé racisme des policiers concernés, mais va questionner plus largement l'institution policière elle-même. Les militant.e.s se demandent alors si celle-ci favorise le racisme, protège les policiers qui pourraient en être les auteurs, et, plus largement : « Qu'est-ce qui est fait sur le plan politique, judiciaire et médiatique pour combattre le racisme dans l'institution policière ? ».

J’ai une dernière question qui m’interroge personnellement : en tant que blanche, as-tu réfléchi spécifiquement à la place que tu peux occuper dans cette longue histoire des luttes pour les dignités noires ?

Oui, effectivement, je me suis longuement questionnée, et je continue de le faire, sur la place que je peux avoir en tant que personne blanche dans les luttes dont je parle dans ce livre. D'abord, je garde à l'esprit que je suis issue du groupe dominant en cause, que je jouis des privilèges qui y sont liés, que ma place n'est pas légitime « en soi », que, surtout, mon avis n'est pas nécessaire, et que je dois donc essentiellement suivre, défendre, soutenir les combats portés par les personnes noires. Ensuite, en tant qu'autrice blanche, je sais que ma parole sera plus écoutée, plus validée, plus légitimée que celles des personnes noires, alors même que ces dernières sont les seules concernées par les sujets que je traite. Je dois donc faire attention à ne pas jouir de ce privilège à leurs dépens, mais par exemple à plutôt l'utiliser pour mettre en lumière leurs luttes.

"Je garde à l'esprit que je suis issue du groupe dominant en cause, que je jouis des privilèges qui y sont liés, que ma place n'est pas légitime en soi"

C'est pour ces raisons que je me suis attachée à prioriser les paroles, les pensées, les points de vue, les stratégies politiques et les créations artistiques des personnes noires dans les luttes qui les concernent, et cela en essayant de ne jamais donner mon avis personnel. En effet, je pense que je n'ai décemment pas à critiquer, valider ou à « dialoguer » avec les luttes anti-racistes, à donner un avis dominant sur des situations dont je ne suis pas victime et dont je ne fais pas l'expérience, et surtout sur la façon de les régler. Ma réussite en tant qu'autrice pour ce projet ne serait donc pas d'être honorée pour la qualité de mon écriture, pour mon sens des formules et de la mise en page ‒ ça, c'est de l'ego, et il n'a pas sa place ici. Ma réussite serait plutôt d'avoir pu faire connaître les femmes et hommes noir.e.s présent.e.s au fil des pages, d'avoir permis de transmettre leur courage, leurs idées, leurs combats, leurs créations, leurs voix, d'apprendre qu'ils ont peut-être inspiré les lectrices et les lecteurs, et idéalement que ces dernier.e.s soient ensuite allé.e.s lire, écouter, soutenir, défendre toutes ces personnes noires qui ont lutté et qui luttent encore, et les combats anti-racistes qu'il reste à mener.