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Panique sur le vote

Quand Jack de L'Error m'a envoyé couvrir le meeting du candidat socialiste, je ne me doutais pas que je mettais le pied dans un engrenage infernal, où m'attendaient la joie et la détresse, la crainte et le dégoût. Tout commence il y a un mois et demi quand je reçois un coup de fil paniqué : « Allô, Brueg' ? C'est Jack ! Je rentre des Bahamas. Les choses sérieuses reprennent mon gars. Putain mais t'aurais pu me prévenir que Hollande se pointait à Lille ! Je t'attends dans deux heures devant le Grand Palais ! »


• Et merde, après un éléphanteau socialiste, voilà que je dois me taper tout le troupeau. Pis, encore une fois, j'ai la pression : Jack rentre de cure, il va être d'une humeur massacrante. Mais, comme d'habitude, je ne peux pas le décevoir.

Son come-back est un événement. Je me dis que tout le monde devrait être de la fête. Le portable de Mouline ne répond pas, as usual. Bertoni fait la gueule, il n'a jamais vu les Bahamas. Il me reste le Capitaine. J'ai plus de chance.

« Allô Capitaine ! Qu'est-ce tu fous, mec ? T'as oublié le meeting ou quoi ?

Oué Bruegel, bien ou quoi ? Ecoute mon gars, ça va être chaud pour moi... Francis Hollande ahaha Francis Hollande ahaha ... [Il répète une dizaine de fois ces deux mots sans que je puisse l'interrompre]. Non mais, Francis Hollande, c'est quoi ce délire ?

Bah quoi, Jack m'a convoqué, il veut faire son grand retour ce soir. C'est pour ce soir, Capitaine, pour ce soir ! »

Sur ces mots, je lui raccroche au nez. C'est pas la première fois que cet enflé de Capitaine me lâche. D'ailleurs, avec Jack, il avait payé cher son arrogance. À croire qu'il a perdu la mémoire et le souvenir de ses jours d'internement à la campagne à bosser avec des furieux néo-ruraux qui dorment tous nus par moins dix. Contactés par téléphone, ceux-ci sont sans concession : « Faut dire qu'il en avait tiré son parti, se murgeant à tout va à la moindre fête de village. Et les « ploucs » s'en souviennent ! »

***

De mon côté, je file vers le métro le plus proche. Mais là, porte fermée : c'est la grève. Qu'importe j'irai à pied. Je remonte la rue d'Artois et c'est le déluge qui s'abat sur moi. Pendant vingt minutes, j'affronte le vent froid, la pluie finasse et le ciel bas. Plus j'avance et plus j'ai froid. Mes pompes dégorgent vite et mes doigts, mes putains de doigts deviennent aussi bleus que les yeux d'Eva Joly. J'arrive devant le Grand Palais. Il n'y a qu'une légère file d'entrée. Et pas mal de flics. Coups d'œil à droite, à gauche : pas de Jack. Répondeur. Il doit être dedans. Cette fois-ci, pas besoin de subterfuge pour entrer. Les vigiles fouillent à la tête. J'ai rien bu, rien pris, je rentre tranquille, micro caché dans la veste, me voilà embedded au Parti Socialiste.

Deux heures plus tard

Une nouvelle fois, je viens d'affronter le froid, la pluie, le vent et tout ce que cette ordure de pays peut produire au mois d'avril. Je suis congelé quand je rentre dans le bar à bobos wazemmois où m'attendent le Capitaine et… Jack ! Et oui, cher lecteur, chère lectrice, Jack est là, tranquille, le teint mate, sourire aux lèvres. Il s'empiffre de cacahuètes et me regarde avec pitié pousser la porte du café.

« Alors Brueg', ce meeting, éhéhéhéhé...? »

J'imagine déjà ce qu'il s'est passé. Apprenant la nouvelle de son retour, Cœur-de-bœuf appelle Jack, et le soudoie en lui promettant des litres et des litres de bière. Je me sens con, aussi con que si j'avais voté Royal en 2007. Mais je ne me dégonfle pas.

« Oué c'est ça c'est ça. Rigolez... Mais moi je ramène du lourd, là. Le meeting, c'était trop bidon ! »

Il faut croire que ma réplique excite ce qui leur reste de cerveau disponible.

« Quoi ? C'était bidon ? Y avait pas de bière ? s'informe Jack l'air soudain gêné pour moi.

— Et oui y avait rien, c'était sandwich poulet-estragon à 3,50€ et jus de fruit. Le dégoût. Et franchement, j'en aurais eu bien besoin tellement c'était triste.

— C'est quoi ce délire ? pouffe le Capitaine. Triste comment ? C'était nul ce qu'il a raconté, Francis Hollande ?

— Mais tu comprends rien, Capitaine. Hollande, il était là pour faire son show télé, et tout le parti avec. Y avait Jospin, Montebourg, Aubry, ils étaient tous là, dans leur carré VIP, c'était dé-gueu-lasse. Je vous raconte un peu : Hollande…

— Francis Hollande !

— Oué oué Capitaine, Hollande, donc, part du fond de la salle pour traverser une haie d'honneur à coups d'accolades, en embrassant les premiers venus. Le gars, il arrête pas les allers-retours entre les deux bords du chemin, tac tac tac... Sur une techno-house de derrière les fagots ! Ça a duré dix bonnes minutes, c'était trop la scène de théâtre. Le show quoi, à l'américaine. Mais c'est surtout après que c'était la folie.

— Ah ? Il a dansé Francis ? [Sur ce, je me rappelle que le Capitaine, quand il est bourré, est vraiment trop lourd. Je préfère l'ignorer, lui voler une gorgée de bière et continuer.]

— Donc, là, une fois qu'il est seul sur scène, l'écran ne fonctionne plus, et, hasard ou coïncidence, toutes les personnes du fond de la salle, oui je dis bien toutes les personnes, se barrent !!! Elles se cassent fissa. Il a à peine commencé son discours que la salle s'est vidée d'un tiers ! J'hallucine. J'interpelle une militante et elle me dit, désolée : « Oh les gens sont venus pour le voir, c'est tout. Et c'est triste. »

— Délireeeee, souffle le Capitaine.

— Oué bizarre, renchaîne Jack, ça serait pas des supporters d'Aubry qui ont fait acte de présence ? Ça sent le coup bas ça... je vais faire jouer mes réseaux pour en savoir plus. »

Bruits de couloirs

Sur ces mots, une première bière arrive dans mes mains. Puis une deuxième presqu'aussi sec. Je prends le temps de transmettre l'ambiance, les cols roulés et les costumes, le peuple socialiste en costard, trentenaire et quarantenaire, les gens croisés, ici ou là. Ces vieux militants à casquette et T-shirt rouges. Au-dessus de l'escalier, ils battent le rappel devant l'exode public : « Revenez ! Les écrans fonctionnent ! Revenez ! Les écrans fonctionnent ! » Pathétique.

Il y a cette vieille femme. Elle attend dans le froid, sur le parvis. Elle vient de Maubeuge. Deux bus. Elle y croit, mais « se sent trop vieille » pour profiter de l'instant. Elle refuse poliment mon micro. Dit qu'elle bégaye, qu'elle n'y arrivera pas. Et me crie sa confidence : « L'important c'est de voter ! »

Et ces sans-papiers, marqués à la culotte par les RG et la BAC. Que pouvaient-ils penser d'un meeting où ils doivent ranger leurs banderoles, attendre l'accord d'un chef socialiste pour que les vigiles les laissent entrer. Pour y voir Jospin, qui promettait en 1997 la régularisation et l'abrogation des lois Pasqua-Debré, se permettre quelques saluts de guest star.

Ou encore ce jeune casquette vissée et keffieh au cou. Il vient de Béthune. Et me taxer une clope. Il a 20 ans, à peine. N'a pas de feu. Il est venu en bus. Il a sa carte. Il veut sentir le changement, maintenant. Il n'a fait que l'effleurer.

« T'es militant ?

— Oué. J'ai ma carte. Chaque année je la renouvelle. A Béthune, c'est là où Hollande a fait son plus gros score dans la région aux primaires.

— Et tu es déjà dehors ?

— J'étais là au passage, sur son arrivée. Je vais te dire, franchement, j'étais venu pour lui serrer la main, et là, il est passé comme ça... il m'a ignoré ! Je suis dégoûté, sérieux. Et je l’emmerde ce fils de pute ! »

Le gars est perdu. Il ne sait plus ce qu’il dit. On parle ensuite des autres meetings. Lui il a été voir Sarkozy. Et aurait bien voulu pour Mélenchon. Il n'empêche. Il préfèrerait Aubry à Hollande. Voire Mélenchon à Aubry. Va comprendre.

Six jours plus tard

Lundi 23 avril. Les résultats sont tombés. Impitoyables. Increvables. Putain de réflexe d'extrême droite. J'ai une sale gueule de bois. Et pas seulement parce qu'hier soir je n'ai pu faire autrement que me rincer au rhum toute la soirée. 18, 19, 20%, peu importe la marge d'erreur : les chiffres ne cessent de rebondir dans la cage qui enferme mon cerveau. Et ce ne sont pas les résultats du Nord-Pas-de-Calais qui viendront éclaircir ce ciel sombre par nature.

Le Capitaine s'est exilé, les autres restent injoignables. Ils cuvent. Ils cuvent la nouvelle qu'il faut bien avaler. Je pense à mes amis, à mes camarades, à mes potes immigrés, de la première ou la dernière génération, si enthousiastes quand les sondocrates annonçaient du 15% pour le bonhomme du Front de Gauche. Vertige du désespoir. C'est triste à en pleurer. Je pense. Et je repense à ce meeting de merde la semaine dernière. Et l'écho mnémonique de la voix du Capitaine, à l'heure de trouver un sauveur face aux 45% cumulés de la droite extrême et de l'extrême droite : « Francis Hollande...ahahah...Francis Hollande ahahah... » Et je revois la gueule soulagée des pontes socialistes quand Mélenchon annonce qu'il « faut battre Sarkozy ». J'ai des vertiges de mémoire. C'est le reculoir permanent. Mieux se défendre. Certes, « La rivière est sortie de son lit », mais c'est bien un ouragan que je prends sur la tête. Le peuple a pris le pouvoir, pas dans le sens où je pouvais l'espérer. Le peuple a pris le pouvoir et je peux le dire maintenant : ce peuple est un con, un gros vieux con à moitié raciste et nationaliste. Je n'attendais rien de ces élections. La campagne était pourrie. Je n'attendais rien et me voilà maintenant bousculé. Un connard sur deux, une connasse sur deux que je croise dans la rue vote pour l'expulsion des étrangers, pour la préférence nationale, pour la peine la double peine et pour l'intolérance généralisée. À Hénin-Beaumont, 35% ! À Lens, 26% et une progression de 1400 voix en cinq ans. À Loos, ce sont 2061 personnes qui basculent pour le FN.

Et ce ciel de merde qui ne cesse de pleurer comme s'il compatissait à notre triste mort. Et ce soleil absent qui nous prive de lumière. Ce soir, Bruegel a cessé de sourire, de rêver, d'imaginer. Ce soir je tremble, seul dans mon nid d'épervier, comme abandonné. Je tremble seul, et ma crainte n'a d'égal que mon dégoût.

Panique sur le vote

Putain j'ai voté. J'y crois pas. Je me vois encore devant la salle des fêtes du village. J'ai pris un tract des sans-papiers au cas où. Au cas où je craque. Je rentre par la droite, je ressortirai par la gauche. Une fois dans la salle, l'univers n'est plus le même. Des gens rigolent. D'autres regardent les électeurs se succéder. Merde, faut que je regarde ma carte, je suis un peu perdu. Mais quel est mon bureau ? Le 2. Va. Je m'arrête devant une table, il y a les bulletins. Je prends Francis Hollande, pas la peine de faire semblant. Je prends l'enveloppe, j'ai chaud, putain j'ai chaud. Mes jambes flagellent, tremblent. J'ai des vertiges. Je me dirige direct vers l'urne. Que ça aille vite ! Et puis... et puis j'oublie qu'il faut passer par l'isoloir. Alors je fais demi-tour, entre dans la cabine d'essayage. Là, c'est le sol qui se dégonfle sous mes pieds. Les discussions alentours m'empêchent toute réflexion. J'entends les rires, les « a voté ». Alors, pour me reprendre, je ferme les yeux. Le bruit cesse peu à peu. Je suis dans l'obscurité. Une petite tête apparaît dans mon horizon. Elle grossit, je l'entends même parler. Je me concentre, je n'arrive pas à distinguer mais si ! Cette voix ! Cette dégaine ! Ce rire entendu : Capitaine ! Et je vois sa tête venir à toute allure vers moi, elle tournoie sur elle-même en répétant sans cesse « Ahaha Francis Hollande ! Ahaha Francis Hollande ! » C'en est trop j'ouvre les yeux, difficilement, comme quand on sait qu'on va se réveiller, qu'on est à demi éveillé mais qu'il nous faut faire malgré tout un effort pour lever les paupières. C'est bon. Je sors, j'ai l'enveloppe dans la main et me dirige à pas forcés vers la dame qui contrôle les identités. Je présente mes papiers, elle prend son temps, baragouine un truc mais je suis déjà ailleurs, je baragouine pareil, elle me dit « C'est bon », je vote et je m'enfuis mais là, une autre femme me dit « Monsieur, il me faut votre signature. » Elle me tend une liste d'émargement. Je n'arrive pas à l'entendre, je suis embrumé. Je signe. Merde : « Non pas là, aaaaah, ici ». J'ai signé pour le premier tour, merde je panique grave. Elle me laisse partir, je m'en vais sans rien dire, sans me retourner. Je sors, m'enfouis dans la caisse. J'ai froid, j'ai l'impression d'être un con.

Le roi est mort ! Vive le roi !

20H04. Les résultats sont tombés. J'ai à peine le temps d’avaler un rhum-jus de pomme que je suis déjà à vélo vers Lille. Je m'arrête dans une épicerie. J'achète une flasque de whisky, histoire de. Le mec rigole, voit mon sourire devant la bouteille : « Je vous félicite pour Hollande ! » Sur ce, je m'insurge : « Eh là, je m'en fous d'Hollande. Moi je fête l'autre qui dégage ! Oué qu'ils dégagent tous ! » Le gars me sourit : « Alors je suis d'accord avec vous ! »

Tu m'étonnes. Je fonce là où me guident les bruits. Je trace la Place de la République, je vois des drapeaux roses filer vers le centre, j'atterris Grand’Place. Y a du son, des fumigènes et quelques centaines de personnes. Beaucoup de jeunes, quelques adultes. Je croise un pote, on boit un coup à la santé du coup de pied au cul final : « Oué, non je m'en fous d'Hollande. Franchement, ça fait trop du bien qu'il vire. Trop-du-bien ! » me dit-il en avalant goulument son champagne à deux balles. Je continue d'observer. Les gens dansent, l'air heureux. Je me souviens avoir été sur cette même place un soir de deuxième tour. En mai 2007. On voulait clamer notre refus et en guise d'accueil, c'étaient hélicoptère et CRS. Alors oui, c'est un premier changement. Je bouge un peu car un gars derrière moi n'arrête pas de dire « Dans le cul Sarko ! Dans le cul Sarko, sale pédé... » OK, c'est pas gagné. Plus loin je vois un gars avec un gros autocollant PCF sur la poitrine. Moi :

« Alors heureux ? »

Il me tance. Il a l'air surpris : « Oué oué. Disons que c'est déjà ça... Moi j'ai pas voté aujourd'hui. Mais c'est pas fini, y a les législatives, Hollande si on le pousse pas au cul, il va rien faire. Il faut gagner de nouveaux droits ! » Alors je sais pas, je crois que c'est pour me justifier mais je lui dis le bien que ça me fait de les voir dégager tous, ces rastons de merde. Le « Je vous ai compris » de Chirac en 2002, les explosions identitaires à chaque fois qu'il fallait flatter le saucisson franchouillard, le voile, le paysan africain, j'en passe. Rien que pour ça, je réussis à le faire trinquer du whisky. Il me demande si je vais voter aux législatives. Je lui dis que non. Il me dit « Mais si ! » La conversation s'arrête là.

Je bifurque et me retrouve avec trois vieux, deux femmes et un homme tout à fait hirsute. On discute. Ils me disent leur soulagement. Moi : « Mais au fond, est-ce qu'il faudrait pas se mettre en grève générale, comme en 36 ? » Ils rigolent. Me disent que oui, qu'ils ont voté Mélenchon au premier tour mais qu'avant il faut absolument se remobiliser dans quelques semaines. Toujours la même rengaine. Alors j'esquive les circonvolutions. Je m'éloigne doucement du concert. Le son tape de plus en plus fort. Il y a de moins en moins de monde. Il est à peine 23 heures et avant de partir, je me dis qu'il me faut un coup d'éclat. Il faut leur ouvrir les yeux. Alors je monte sur une barrière et je crie : « Bourgeois regardez-moi, c'est la guerre qui commence ! »Mais mes paroles se fracassent sur l'écho de la techno. Je redescends, finis ma flasque d'un seul trait. Et je m'en vais. •