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Le festival d'Aurillac est crade et dépravé !

« Les hippies, c’est pire que les collabos ! » C'est avec cette phrase que je m’étais endormi, mais c’est quand je me suis réveillé que les soucis ont vraiment commencé. Je ne sentais plus mon corps, à peine mon âme. J'étais tel un tronc d'arbre desséché. Ne pouvant relever la tête trop rapidement, comme coincé à mon matelas de fortune transpercé par la dureté d'un vieux parquet, je commençais par scruter attentivement mes mains étrangement scarifiées. Des légères griffures un peu boursoufflées dévalaient le long de mes bras. Mais bordel, qu'est-ce que j'avais bien pu faire ?


• Je rassemblais les derniers grammes de force qu'il me restait pour me retourner et, doucement, relever le torse. À peine la tête droite qu'une barre de métal apparut dans mon cerveau, se mettant à tourner, ondoyer, tourner, oui tourner aussi sûrement qu'un couple de valseurs. Le plus désagréable, c'est que je me voyais obligé d'assister à ma propre déchéance neuronale. J'aurais bien pu fermer les yeux, fuir la lumière moqueuse de mon destin, mais l'obscurité rouge amplifiait le tournis de mes sens, la barre de métal fondait sur mes parois, entraînant un système ingénieux mettant en branle tout mon écrin : j'étais devenu une centrifugeuse sauvage, le moteur d'une machine mode essorage. Il me fallut quelques longues minutes, et une haleine sèche à faire fondre la banquise pour trouver le courage de faire contrepoids au cycle infernal de mon enveloppe. Malheureusement, la barre n'était pas partie, et c'est en marchant tel un épouvantail, buste, cou et tête immobiles, que je réussis à trouver la salle de bains. Les premières gouttes d'eau avaient à peine le temps d'émoustiller mes sens que ma peau les évaporait. Dans le miroir, je ne voyais qu'un visage rouge vif, une boule de billard, et autour de mes lèvres, comme si un mauvais vampire m'avait maquillé pour une soirée dark-gothique, plusieurs saignées moitié verdâtres, moitié violettes, remontaient chaque extrémité de ma bouche. J'avais comme un sourire de Joker et autant le dire tout de suite, ma journée semblait déjà cramée à l'avance.

Ce n'était pas grave en soi, tant la première journée du Festival International de théâtre de rue d'Aurillac est toujours un moment de perdition à la découverte frénétique des bons plans. Je le savais déjà pour l'avoir expérimenté : dans la capitale du Cantal, pas de meilleure communication que le bouche à oreille. Surtout le premier jour. Car il n'est jamais simple de se retrouver dans ces mille et un spectacles qui s'affichent dans les rues, formant une cacophonie multicolore d'informations, de rendez-vous sur le pouce, avec les artistes qui viennent vous chuchoter, ici un clown qui renverse tout, là des circassiens défiant les lois gravitaires. À moins que le but de la manœuvre ne soit de se perdre !

Mais n'allons pas trop vite dans ce récit. Aurillac était l’aboutissement d’une longue semaine où il fallut convaincre Jack de la légitimité de cette entreprise. Mes arguments étaient simples, un grand rassemblement, la fête et des spectacles. Il n'a pas fallu longtemps pour qu'il m'entende. Il faut dire que j'y mettais un dernier argument massue : l'observation privilégiée de la jeunesse française et de sa décadence à chaque crépuscule de l'été, quand l'heure du retour se faisait proche et que des milliers de jeunes errants hirsutes, mal lavés et gavés de drogues, se donnaient un rencart géant pour le grand au revoir. Oui, Aurillac était ce rencart, que dis-je, ce pèlerinage où toute la décadence de la route se retrouvait pour, tel un phénix, fêter la mort de l'été et se cramer jusqu'au bout du bout pour repartir.

***

Il faut dire également qu'au cours de notre traversée, avec Jack, nous avions vite compris que cette espèce humaine allait jalonner les rades qui nous serviraient de pose-tente. Dès notre premier arrêt, après avoir déchiré la première moitié de la France dans la grosse baleine rouge qui nous servait de voiture, la problématique de notre voyage fut nette et précise. Nous avions repéré un petit festival paumé dans les campagnes de Tours, répondant au doux nom de « Cosmopolites », un petit rassemblement de cul-terreux certainement, mais qui avait l'avantage d'offrir le camping douche à cinq euros. L'endroit était perdu et vide de verticalité. L'horizon à perte de vue, des openfields partout au sud de Paris, la richesse agro-industrielle de la France, ses grands propriétaires et ses multinationales de la bouffe.

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Nous venions de transpercer la Beauce, les « Grandes Plaines » françaises, dans une course sans fin avec l'horizon. Une fois garés dans le champs qui servait de parking, nous n'aspirions qu'à boire et faire la fête, car il fallait bien honorer ce sentiment jouissif de partir en vacances tout en croisant, de l'autre côté des routes, des kilomètres et des kilomètres de bouchon. Nous tournions le dos au travail, aux semaines et à leurs agendas, aux heures de jour et de nuit, oui, désormais, plus rien ne comptait réellement, si ce n’est vivre et cramer ce qu’il nous restait de jeunesse. Je me souviens juste que nous étions le vendredi 17 août 2012 et que cette étape allait décider du sort de notre voyage.

À la porte du festival, un écriteau aux lettres majuscules affichait l'interdiction des bouteilles et autres réjouissances si chères à Baudelaire. Il fallait prendre une décision, et vite, car l'entrée du festival garantissait la douche et le coin tranquille pour dormir. Sans hésiter, Jack fit demi-tour en marmonnant des jurons. Arrivé à la voiture, il sortit la bouteille de jaune de son sac, et d'un air rageur, servit une triple dose carabinée en lançant : « Si c'est ça, Bruegel, il va falloir qu'on se charge, vite et bien. » On se partagea les gorgées d'eau chaude, dépourvus qu'on était de glaçons dans cette première journée de canicule estivale. Trois quarts d'heure plus tard, notre humeur était plus sereine et nous pouvions partir la tête haute vers les concerts. Les bières se succédèrent alors à la cadence infernale d'un train de marchandises. La musique était globalement inintéressante et le seul intérêt que nous trouvâmes dans ce bled infâme était un gars qui tenait un stand pour faire connaître son projet d'hurluberlu : construire des scènes musicales autour de la zone sinistrée de Fukushima. Je l'avoue, au premier abord, je me suis dit « Oh non, encore un de ces crétins d'humanitaires sur fond de catholicisme charitable ! » Traverser l'ouest français était une chose. S'y poser et affronter ses habitants étaient une autre paire de manches. Je ne sais pas si c'est mon côté athée, mes relents anti-royalistes, anti-aristocratiques, anti-noblesse ou simplement mes souvenirs de 1793, mais il y a toujours un truc qui me dérange au moment d'aborder ces contrées. À force de croiser, à chaque carrefour, dans chaque campagne, voire dans les cours des maisons, des crucifix, des calvaires en veux-tu en voilà, ma patience était vite à bout, et ma colère d'exploser.

Alors quand le jeune homme commença par nous proposer des fèves japonaises, histoire de prouver je ne sais quelle viabilité de l'agriculture nippone, il essuya mon refus net. Mais pas celui de Jack, visiblement revigoré par son haleine anisée. Dégoulinant de bière, Jack tailla la bavette de façon urbaine et intéressée. Il avait l'air comme absorbé par le projet, quand le mec racontait le devoir de solidarité, qui était pour lui aussi un geste familial. Marié avec une Japonaise, cela le touchait d'autant plus. Cela le touchait de penser à ces territoires martyrs, ces hommes ces femmes et ces enfants restés là faute de pouvoir aller ailleurs. Il faut dire que quelque part, il était dans le vrai. Un an que la catastrophe avait eu lieu et le sujet avait disparu des médias... jusqu’à ce mois de septembre 2012 où l'État japonais annonçait sa volonté d'abandonner d'ici trente ans (!) le nucléaire, cette saloperie qui nous fera bouffer puissance dix ce qu'on a fait bouffer à la Terre, tout ça pour consommer toujours plus. C'est qu'il commençait à m'amadouer avec ses idées.

« Le projet c'est de construire trois salles de concert dans le but de recréer des lieux de vie, de rencontres, de dialogues, de partages et d'échanges. C'est très symbolique ! » Au final, il avait gagné la bataille, car au bout d'une demi-heure, je goûtais ces sortes de haricots-cacahuètes. Elles n'avaient en fait aucun goût, et j'en fus un peu déçu. Là n'était pas l'essentiel et après avoir pris ses contacts, nous avons traversé la nuit en picolant tout ce qui passait. C'est à la fin des concerts, vers deux heures du matin, que nous avons rencontré Grégoire, un jeune homme tout à fait sympa qui nous proposa du rhum arrangé au fond de son camion. Tout en allant chercher la bouteille derrière une femme qui dormait nue à l'intérieur, il se retourna et soupira : « C'est bien moi, ça. Je gare le camion dans un festival et voilà que des punks à chiens viennent s'installer juste à côté et faire la teuf. À chaque fois c'est pareil ! » Malgré son jeune âge, le gars avait de la bouteille et un métier hors du commun : chercheur en biologie marine. Chaque année, il se tapait un voyage avec des pêcheurs histoire d'aller prélever je ne sais quel plancton au fin fond des royaumes aquatiques. Je me disais à ce moment-là que certains d'entre nous avaient vraiment des vies de fous.

Je ne sais plus bien à quelle heure j'ai regagné la tente, je me souviens juste que nous avons fini sérieusement titubant devant le camion qui crachait du son destroy à la gueule. Ce dont je me souviens bien par contre, c'est notre réveil. Il faisait déjà 40 degrés dans la tente quand des hauts de voix ont commencé par nous réveiller. Un regard rapide sur le portable pour constater qu'il est neuf heures et demie du matin. J'avais mal au crâne, le bide en vrac et la bouche pâteuse. Le constat n'était pas fini mais les hauts de voix se faisaient plus réguliers, plus clairs. «  Viens ici putain ! Mais te sauve pas, lopette. Viens ici ! » Entre deux hurlements, je constatais que Jack était dans un piteux état et que notre chambre suintait et dégoulinait de sueur alcoolique. Pas le temps de trop penser que la voix sans réponse continuait ses aboiements rauques et graves : « Viens ici putain, mais t'es qu'une salope ! Viens ici, connard, espèce de pédale, je vais te défoncer ! » Je sortis doucement la tête, et, à demi-allongé, aveuglé par la lumière d'une campagne sans ombre ni vent, je distinguai un groupe de jeunes gens, bières et joints à la main, en train de jouer une espèce de ballet improvisé autour de deux acteurs, une course lente entre deux jeunes hommes. L'un, tout sec, ne parlait quasiment pas et se contentait de marcher plus vite que son pote qui lui hurlait dessus. Marcher est un grand mot, car mon œil fatigué perçut très vite que l'espèce d'homme qui éructait aux quatre vents ne faisait que tituber, trébucher, voire tomber. Il était pathétique et c'était bien l'avis de Jack qui se redressa d'un coup hargneux : « Mais c'est quoi ça putain !? »

« Ça ? Jack ? Ça ? C'est simplement l'image de la décadence. Tu peux même pas le sauver ce mec, c'est un ivrogne doublé d'une triple buse, un gros porc au look de hardos moitié dreadeux qui a oublié d'aller se coucher et d'y rester à jamais. Une merde. »

- Fais chier. Il est tard déjà ? »

Il n'était pas encore dix heures mais les cris ne cessaient pas. En fait, ils allaient durer presqu'une heure, une putain d'heure de course au pas entre deux potes, entre deux gars qui se reprochaient pour l'un d'être un « fils de pute », pour l'autre d'être une « lavette pédale salope enculé qui a peur de se battre ». Voilà le contexte de notre comédie humaine. Jack et moi nous sommes dépêchés de prendre une douche de fortune, à quelques mètres des teuffers de la veille. Pendant ce temps, j'essayais de réfléchir, entre chaque insulte, à cette situation improbable. Mais qui sont ces gens ? Qui leur a appris à être aussi vulgaires, cons et repoussants ? Mon coupable était tout trouvé : c'est cette saloperie de société qui en a fait des… qui en a fait des... mais quel mot mettre sur ces têtes tordues ?

Quand Jack me répondit : « Laisse tomber, c'est des putains de hippies ! », je compris qu'il me faudrait dès lors m'intéresser aux marginaux, aux néo-hippies, aux déviants de la route, aux zonards ou encore aux « nomades du vide » comme le sociologue François Chobeaux s'est évertué à les nommer[1]. Je ne devrais pas avoir de mal à en trouver, et comprendre l’essence de leur triste destin décadent. Ce jeune de sexe mâle originaire de la localité voisine de Loches, car c'était bien de lui qu'il s'agissait à cet instant, m'apparaissait comme le César de la décadence, l'égérie de la connerie avec son gros bouc qui lui servait de garde-manger quotidien. Avec ses insultes si phallocrates, cette sorte de vulgarité qu'on ne retrouve que dans les bérézina de la défonce, ce jeune homme symbolisait pour moi le visage d'un fascisme phallique avec lequel il faudra bien un jour en finir.

Quand nous quittâmes ce camping maudit, le barbu dégoulinant d’alcool n'en avait pas fini de brailler et je me disais que le spécimen ne correspondait pas vraiment à ce qu'on puisse appeler un hippie. Je n'avais pas de mots vraiment précis, vraiment vrais. Qu'est-ce qui nous poussait donc, Jack et moi, à désigner cette espèce bipède par le nom de « hippie » ? Était-ce un trait de langage, une stigmatisation même, comme me l'expliquera plus tard une amie très proche : « Mais non, les hippies, c'est pas ça. Les hippies, c'est les années soixante – soixante-dix, c'est les fleurs, la non-violence, l'opposition à la guerre... Aujourd'hui, si tu veux en trouver, t'as qu'à aller dans le Sud, en Ardèche, en Lozère, ou encore dans les éco-villages ! » Elle avait certes raison, quelque part, mais je dois bien avouer que ce qui m'intéressait, ce n’était pas les hippies aux cheveux gris, mais bien les hippies 2.0, ceux qui peuplaient les routes de leurs camions pourris, ceux et celles qu'on retrouvait à se baigner nus dans des endroits improbables... bref, la jeunesse de la route, dreads sales en avant. C’est en feuilletant, un peu plus tard, la très sérieuse enquête de François Chobeaux que les mots prirent une tournure plus précise : les « zonards », dont il avait fait son sujet d’investigation, n’hésitaient pas eux-mêmes, pour certains, à se définir comme tels : « Nous sommes les hippies d’aujourd’hui ! » J’avais donc réglé, en partie, mes problèmes de terminologie.

De notre côté, la soif était devenue trop pressante pour reprendre la route. À la première zone commerciale, nous nous engouffrâmes dans un de ces endroits qu'on croirait inventés pour les lendemains de cuite : les Macdonald. Les fast-foods présentent un triple avantage pour des reporters gonzos sur la route. Premièrement, la bouffe qui est servie est prédigérée et, accompagnée de Coca ou de n'importe quelle boisson pétillante, même coupée à l’eau, c'est un vrai bain de jouvence pour l'estomac en souffrance. Deuxièmement, ces lieux sont tellement aseptisés, tellement rapides et donc interchangeables, que vous n'avez guère à vous soucier de qui vous entoure, puisque cinq minutes plus tard, la place est vide, puis réoccupée. Enfin, vous avez une connexion internet, ce qui, dans notre cas, était bien sûr d'une importance cruciale pour pouvoir rester connectés au reste de l'École. Grâce à la magie du wifi, on avait pu avoir quelques nouvelles de nos collègues, et un rendez-vous pouvait apparemment se profiler dans le Middle West, où le regretté Bertoni avait fini par se poser après avoir sillonné la France en quête d'amitiés nouvelles, tandis que le Capitaine avait émis quelques signaux de fumée indiquant qu'il était dans le coin, et pourquoi pas disponible pour enquêter du côté d'Estaing, champêtre village sur les bords du Lot qui avait la particularité d'héberger un château du XVIème siècle qui nous intéressait... mais ceci est une autre histoire. Avec Jack, nous sommes restés une bonne heure et demie au Mac Do, à décuver en pente douce tout en observant les allées et venues continuelles de la France moyenne en short, familles, couples, sportifs en vacances, en ce samedi 18 août 2012, le petit Mac Do perdu au milieu des champs était bondé. Les travailleurs eux aussi s'agitaient beaucoup. Et pour cause, Mac Do venait d'installer des bornes automatiques qui permettent de faire sa commande juste en appuyant sur l'écran tactile (ce qui existe depuis 2010, mais dois-je vous rappeler que nous étions en pleine zone rurale ?). Magie blanche de la modernité et magie noire d'une société sans contact. Plus de paroles, même plus de « Bonjour, merci, Bon appétit » mais juste un écran, des clics et des menus. Rapidité, efficacité. Tout ça enrubanné de sauce « bons sentiments » : « Notre objectif est triple, explique à la "presse" Jean-Noël Pénichon, directeur du développement digital chez McDonald's France. Nous souhaitons élargir notre capacité d'accueil, diminuer la pression de nos agents de comptoir et permettre à nos clients d'être autonomes ». Je me disais alors que la vraie autonomie des clients serait de se faire des burgers soi-même.

***

Après avoir avalé plusieurs centaines de kilomètres sous la canicule et avoir planté notre tente aux aléas des vents du voyage, Jack et moi étions rincés. Nos corps pâteux et nos intestins ravagés ne faisaient que renforcer nos cernes déjà entamés. Bertoni et le Capitaine nous avaient donnés rendez-vous dans un camp de formation néogonzo du Middle West. Nous arrivâmes en milieu de soirée, le temps de se joindre au repas et d'arroser pour de bon notre arrivée. Le Capitaine était déjà hors d'état de nuire tandis que Bertoni, malgré les victuailles et les monceaux d'alcool présents sur la table, était bizarrement absent. On s'en inquiéta et Simon de Bavoir nous fit un signe du menton vers la maisonnée. Quelle ne fut pas notre surprise quand nous vîmes Samuel S. Bertoni en personne, quasiment nu, allongé sur un canapé, en train de se faire masser par un hippie slovène qui ne parlait que l'anglais ! Même le Bertoni, dont la gouaille est universellement reconnue, se laissait manger les neurones par ce jeune homme en bermuda qui, deux heures par jour, se posait dans les champs pour regarder le soleil les yeux grands ouverts afin, disait-il, de « se brûler la rétine ». C'en était beaucoup, beaucoup trop pour nous, malgré l'air détendu de Bertoni, peu soucieux de notre insurrection bruyante. On essaya bien de lui proposer du vin, de la bière, de la Mirabelle et même de l'eau de vie, mais rien n'y faisait, Bertoni était aspiré, envoûté que dis-je par les mains huileuses du hippie slovène. Deux heures que ça durait, nous disait-il, en poussant des petits bruits de satisfaction. C'est à ce moment-là que la fête s'accéléra et que le Capitaine, dans un délire dont il est coutumier, attrapa un couteau à viande, et voulant faire la peau à ce sale hippie qui jetait la corruption décadente sur notre honnête collègue, trébucha et finit par planter le couteau… dans la main droite de Jack ! La fête devenait gore, la main du directeur pissait le sang et c'est avec ces souvenirs que je me réveillai la gueule enfarinée sur le parquet, le corps couvert de griffures.

***

Ce mercredi 22 août, nous mîmes une bonne heure avant de rejoindre Aurillac. La soirée débutait à peine et nous avions loupé la quasi-totalité de la première journée de festivités. Impossible de se garer dans ce foutu bled, la seule solution étant de s'éloigner en hauteur, ce que nous finîmes par faire. Nous arrivâmes donc à pied dans la cité des arts de rue, grouillante de lumières et de gens. Dans le centre-ville, la masse était informe, nébuleuse et semble-t-il bien heureuse, mais ce qui me marqua le plus, c'est que nous étions tombés directement sur deux cars de CRS qui regardaient au loin si « tout se passait bien », si la fête pouvait continuer, si aucun fouteur de merde n'était présent. Eux et moi étions reliés par le même genre de personnes. Une recherche commune, mais avec un objectif bien différent. La présence des CRS n’était pas anodine. Littéralement assaillies par des hordes de jeunes gavés de drogues et sales comme leurs chiens, les villes festivalières avaient depuis longtemps trouvé des parades. Si aujourd’hui le phénomène était différent (en août 1995, ce sont 500 à 1000 travellers qui se rendirent au festival d’Aurillac… « l’âge d’or des zonards », me dira un vieux de la vieille), les questions de sécurité avaient depuis longtemps déjà animé l’action des municipalités : « C’est à Aurillac qu’a lieu à l’automne 1995 un colloque national des villes festivalières pour la sécurité urbaine, portant sur les problèmes posés par l’afflux des jeunes en errance durant les festivals »[1]. Là où étaient les zonards étaient les flics. Ce qui explique qu’en cette année 2012, comme les précédentes, la fréquentation a sensiblement baissé, autour d’une centaine à Aurillac : « "C’est trop organisé", "C’est plus comme avant" sont les phrases le plus souvent avancées par les zonards pour expliquer leur désaffection […]. C’est exact : l’époque initiale de toute-puissance et leur non-encadrement dans des villes non préparées à leur présence est terminée ».

De notre côté, nous décidâmes de nous rassasier de prime abord, et quand nous en eûmes fini avec nos rafraîchissements, l'heure était déjà avancée. On eut à peine le temps de déambuler dans la rue des Carmes, la rue centrale, de croiser le camping sauvage des punks à chiens en face d'un supermarché, et d'assister à un concert tout à fait bizarre de « Brigitte et ses putes ». À cette occasion, nous rencontrâmes quelques lillois en perdition. Tout émoustillés, ils venaient d’assister à la représentation de CRAC, une pièce de théâtre folklorique autour d’un centre de réinsertion artistique en milieu carcéral. J’examinais avec tout mon esprit embrouillé le fly qui présentait leur concept pour « de réelles solutions en prison. » Le lendemain, interloqué par cette utopique volonté, je me rendais sur une des places d’Aurillac pour voir Daniel le pianiste déséquilibré, Franck le voyou politisé, François le trader élève modèle et Corentin le surveillant émotif et armé, expliquer comment l’art et la marelle pouvaient aboutir à la plus belle des réinsertions. À vrai dire, cela valait vraiment le coup et j’aimais ces moments, où les artistes n’hésitaient pas à mettre les pieds dans le plat. Quand l’art de rue se met à secouer les casseroles politiques, de belles leçons d’humanisme sacrifié rebondissent dans nos oreilles. Plus que leur humour, c’était bien leur énergie gâchée dans la quête ultime de la réinsertion, entre autoritarisme hiérarchique et confusion des rôles, qui m’avait parlée. Il faut dire qu’au même moment, un vent de changement soufflait même jusque dans les couloirs de la justice française. Christiane Taubira venait de dégainer ses nouvelles orientations en matière de prisons et de justice. Elle parlait un langage inaudible ces dix dernières années, elle parlait d’en finir avec le tout carcéral, avec les peines planchers ou encore de reconsidérer la justice des mineurs. Au même moment, et dans un autre registre, son collègue de l’Intérieur annonçait la création du récépissé pour les contrôles policiers. Oui, chers lecteurs, chères lectrices, au mois d’août de l’an 2012, le vent du changement annoncé quelques mois plus tôt soulevait quelques feuilles d’espoirs. Et c’est avec la nostalgie de ces temps pas si lointains que j’écris aujourd’hui et que je sais, depuis le 18 juin dernier, que la France a battu son record de prisonniers avec 67977 enchristés pour une capacité de 53725 places, et que Manuel Valls a réussi finalement à enterrer le projet de fliquer les flics. J’étais bien naïf d’espérer.

Quoi qu’il en soit, le lendemain, après avoir dormi à même le sol pour ma part, dans sa voiture pour Jack, et je ne sais où pour le Capitaine, nous partîmes d'un pas décidé pour enfin assister à des spectacles dignes de ce nom et pourquoi pas, rencontrer quelques hippies égarés ici ou là. Sans aucun doute, c'était à Aurillac qu'il fallait être pour croiser tout ce que la Terre pouvait enfanter de hippie-attitude, de « babos » et tout ce qui ressemble, de près ou de loin, à un petit blanc nomade tout sale avec des dreads. Dans la foule agitée du festival, il était assez aisé de remarquer leur présence : généralement nu-pieds, torse-nu, avec une espèce de pantalon très souple, les néo-hippies ne se cachaient pas ; au contraire, ils prenaient la place, d'un pas décidé qui faisait comprendre que, durant le festival, cette cité était la leur. À Aurillac, l'alliance tacite entre les nomades de la route était telle que la confusion régnait à chaque nouvelle rencontre. Comment distinguer les personnages ? Les zonards des hippies, les hippies des teuffers ? François Chobeaux m’avait une nouvelle fois apporté une aide non négligeable pour déjouer les tours de passe-passe : « À la fin des années 1990 les terrains d’accueils festivaliers ont été de plus en plus investis par de grands adolescents et par de jeunes adultes fortement attirés à la fois par la fréquentation des zonards et par l’ambiance festive qui s’y développait parfois. Des jeunes « bien sous tous rapports » : en pleine réussite scolaire, sociale et professionnelle, vivant dans des familles de classes moyennes intellectuelles, avec petites tentes propres, sacs à dos neuf… Et invariablement matériel de jonglage et tenue baba cool-rasta ou techno punk ». Le mélange des genres expliquait donc les confusions.

***


Se repérer dans Aurillac n'est pas très difficile, mais cela vous demande quelques efforts pour associer les différentes pastilles numérotées aux lieux adéquats. Une vieille connaissance du Capitaine nous avait parlé d'une artiste qu'il ne fallait pas louper.

Trente minutes plus tard, en plein cagnard, nous voilà Cour « La Jordanne », qui n'était en fait qu'une école réquisitionnée. Sous le soleil percutant et nos yeux plissés, une clown complètement désarticulée faisait valser les restes de poussières sur les fenêtres des toilettes des maternelles. Elle accueillait Georges, son envie, son bien-aimé, son but. Mais Georges était aussi muet qu'elle était seule, désespérée par le fol espoir de retenir sa liste de bienséances. Mais Georges était aussi muet que bouche bée devant sa bière. Alors sa bière, Georges, elle lui violait et lui volait dans les plumes. Elle cherchait la route, sa route. Et la route ne se dérobe que trop à celles qui se retournent le bras en cul-sec et s’aspergent de mousse de bière. Les gens applaudirent, les sourires se délièrent, les enfants braillaient. La clown passa ensuite le chapeau, les pièces résonnèrent, quelques pièces... Elle, la clown, c'est Véronique, et c'est seulement quatre heures plus tard que je pourrai discuter avec elle. Sieste oblige. Faire descendre la tension, et le taux d'alcoolémie.

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Ça me plaisait, alors je restais là à divaguer sur mon carnet, prenant des notes sur les gens qui passaient sous les nuages de plus en plus menaçants. Étrange spectacle qu'une cour avec ses Compagnies, son bar à café bière crêpes. J'écoutais d'une oreille discrète les conversations autour de moi. Ça parlait de tel ou tel spectacle, ça se rencardait, ça parlait même du lycée... C'est fou d'ailleurs ce que les gens ont tendance à s'identifier par leurs cursus scolaires, leurs études, faut toujours qu'ils y reviennent, comme si ça donnait un passeport pour la suite. Je m'ennuyai vite de ces considérations scolaires et nostalgiques et profitai qu'un homme seul dégustait une crêpe pour aller l'importuner. Ça tombait bien, il était circassien, artiste et intermittent. Il s'appelle Bertrand[2], la trentaine, et l'œil fatigué. Pour lui, « Aurillac est un passage obligé, malheureusement. » Apparemment il ne porte pas ce festival dans son cœur, un festival « qui se mousse un peu ». Il parle vite fait du Royal de Luxe, la grosse compagnie nantaise et tête d'affiche de l'édition 2012. Elle se produit à deux pas et comme « il leur faut des jauges énormes et sécurisées, ils nous ont bloqué tous les accès derrière l'école, ça détourne les badauds... » soupire-t-il d'un air dépité. Lui, il est parti depuis mi-juin, et c'est pas facile avec les enfants, me touche-t-il en prenant son môme de cinq ans dans les bras. Les relations avec les organisateurs, il n'en a pas eu directement, juste des courriers, et il n’en veut pas forcément plus : « On est déjà content, on a une cour, un bloc électrique, après on se débrouille. » Alors ils se dépannent, un frigo par ici, une table par là. « C'est l'autogestion, avec tous les aléas à gérer. Par exemple, on ne peut pas monter de chapiteau ici, alors c'est plutôt galère car une journée de pluie et c'est une date en moins, une possibilité d'être vu en moins... » Un festival, c'est de l'énergie à perte pour trois boulettes d'euros. Là ne semble pas être l'essentiel car « humainement, c'est très riche. » Il préfère néanmoins « Chalon, plus à taille humaine. » Comme leur création, quand j’irai les voir le soir-même, malgré les quelques gouttes qui menaceront continuellement le spectacle. Des bouts de ficelle pour se faire un habitacle utile, « de la récup', beaucoup de récup' », souligne-t-il. Lui, il jongle, avec tout ou n'importe quoi, mais ce soir-là c'était avec nos yeux hypnotisés par ses boules blanches qui rebondissaient dans la nuit tombante. Moi je lui dis quand même mes interrogations, ce festival Off, ce festival In, c'est quoi merde ? Qui profite de qui ? Il me répond « Bonne question », me dit que les organisateurs pourraient au moins faire « l'effort de faire un parcours fléché » et me laisse un peu en plan... Il a déjà le quotidien à gérer... et au moins, moi, j'avais compris le pourquoi de ce bordel continu d'affiches, de flèches et de flys en tout genre qui décoraient les murs de la ville.

La conversation à peine terminée, je vis la clown s'étirer doucement de sa sieste.

Je l'alpaguai, elle en fut surprise mais accepta quand même de prendre un verre. Elle était timide quand elle n’était pas en clown, paraît que c'est le syndrome des clowns... Elle, elle bosse avec des handicapés dans un hôpital et c'était son premier Aurillac, « super pour rencontrer le public et les artistes. » Elle aime ce mélange dans le public, elle y trouve de tout, même des mômes « alors que le spectacle est assez trash. » Vero, elle est grande et elle est belle, vraiment ténébreuse, avec des yeux noirs à vous faire visage pâle, les traits fins et aussi elle a un copain, Julien, qui nous suit un peu pendant l'entretien. Je tais mes impressions, et la lance sur sa « performance ». Son spectacle sonne comme un programme : « Aïe love you… je même pas mal »

« Y a un truc qui m'intrigue dans ce que tu as fait, c'est comme si tu essayais de te plier à d'impossibles conventions. Ça vient d'où en terme d'écriture ?

- Des choses de la vie, qu'elle me dit comme un clin d'œil bien senti. Je m'engouffre dans la brèche.

- Oui donc, c'est un peu politique ça, un peu féministe ? C'est voulu ?

- Pas tellement, non. Mais si les gens en retiennent ça c'est intéressant. [Petit silence] Mais oui ça vient d'histoires personnelles, d'expériences vécues, notamment quand je me suis séparée. »

J’étais bien content, je l'avais touchée en parlant de ça mais je ne voulais pas faire le malin avec ce genre d'histoire, je me contentai de retenir la leçon, tout ce qu'on fait dans sa vie nous revient comme un boomerang dans le présent, et des fois ça prend la forme d'un show. Pas grand chose à comprendre à ce que les gens mettent dans leurs actions si ce n'est leur passé qui les pousse au cul. Et pour elle, « être clown, c'est l'émotion à l'état pur », me disait-elle tout en se réfutant : « Oué écris pas ça, je fais un spectacle assez dur, assez trash, être clown pour moi, c'est se soustraire de son éducation et les festivals c'est génial pour ça ! »

Dans le cadre de mon enquête sur les hippies en tout genre, c'était bien sûr une information de première importance. « Se soustraire à son éducation »... Il est 22 heures quand je quitte l'école, direction Les Marmiers, un « spot » sur les hauteurs de la ville, où « on peut faire tranquillement la fête » selon le Capitaine. Le temps d'y aller à pied, environ une demi-heure, je m'interrogeai sur cette maxime que la clown m'avait lâchée : « Se soustraire à son éducation ». Alors que nous remontions une des artères principales d’Aurillac, je repensai à tous les dessins-animés qui avaient jalonné mon enfance, et sûrement celle des nomades en tous genres. Les Bouba, Candy, Princesse Sarah, Rox et Rouki, tous ces « films » avaient éduqué toute une génération à la tristesse et à la nostalgie, bordel de merde ! Était-ce tout cela qui m'avait forgé ce caractère de jamais content, d’éternel insatisfait ? N’étais-je et n’étaient-ils que des enfants des années 1980, gavés d’animateurs cocaïnés et de mangas détournés ? Pour chaque adulte d’aujourd’hui, combien de destins balisés par des dessins animés ? Chaque psychanalyste le sait, il suffit de brandir des souvenirs enchantés de l’enfance pour comprendre quelque chose des adultes. S’il était facile de faire un lien entre les fans de foot et un « Olive et Tom », je me creusais pour déterminer l’enfance d’un hippie, d’un chapatte ou d’un punk à chien, bref, d’un « zonard ». Les Cités d’or étaient par trop avides de gains pour les avoir fait rêver. Albator, malgré son côté pirate, était trop guerrier pour être pacifiste. Ce n’est que peu à peu que la lumière m’est apparue. En croisant un punk avec un rat sur l’épaule et une guitare sur l’autre, j’ai eu comme une illumination. Je me mis alors à imaginer tous les punks à chiens en culottes courtes en train de pleurer devant Rémi sans famille. Dès lors, la faute originelle ne revenait pas tant à la société qu'à la télévision. Avant d’arriver au « spot où on peut tranquillement faire la fête » et de croiser des bandes de néo-hippies avinés jusqu’à l’os, je voyais Rémi sans famille comme le premier des punks à chien. Mon regard avait changé.

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***

Le Capitaine avait raison. Nous avons fait la fête aux Marmiers jusqu'à pas d'heure. Mais après une nouvelle nuit sur le sol dur, quelque chose se cassa. Ce troisième jour fut donc celui de la séparation. Jack et le Capitaine étaient épuisés. On aurait dit qu'une vague de boue les avait giflés par avant et par arrière, de dessus et dessous, la fatigue se mélangeait à leur crasse suintante. Jack avait particulièrement la tête des mauvais jours. Barbe et cheveux hirsutes, la peau hâlée par l'alcool et la poussière, il ne s'était pas lavé depuis deux jours et me semblait proche du burn-out. Il fallait bien quelqu'un pour finir cette enquête et je ne parlais qu'à moitié de mes entretiens.

« Écoute Brueg' moi j'en peux plus, j'en peux plus de ces putains de dreads, regarde là, ils sont partout, partout », me disait-il tout en me conduisant vers le camping histoire que je puisse m'imprégner davantage de l'ambiance décadente du festival. « Je peux plus mec, mais regarde-les, avec leur fausse identité autour d'une dread. Mais moi j'ai plus qu'une seule envie, c'est de leur couper ces foutues dreads. Mais c'est n'importe quoi ! À la limite je comprends plus l'identité flamande que ces hippies de merde ! Des blancs avec des dreads, non mais quoi encore ? C’est quoi cette fausse identité ? » Que Jack en vienne à mieux comprendre ces crétins nauséabonds d'identitaires flamands était clairement un signe de fatigue psychique avancée. Pourtant, difficile de le contredire car plus on se rapprochait du camping, plus on croisait de hippies. Il continuait à parler, les yeux toujours plus rouges. « Ça me fait penser aux paroles de La Rumeur dans 365 cicatrices. Puis merde, il faut vraiment que je me lave, regarde-moi je suis en train de devenir un putain de hippie », rigola-t-il avec des larmes retenues.


Il touchait là à une théorie que j'avais élaborée dès les premières heures de cette enquête. À Aurillac, l'ambiance est contagieuse, le mal à chaque coin de rue. Des allures qui se ressemblent toutes, des yeux qui chantent la Marseillaise à toute heure, et surtout cette langueur placide des cafards. Sauf qu'à l'inverse des cafards, les hippies n'avaient par bonheur encore subi à ce jour aucune extermination, pas même une purge. Malgré leurs cheveux gras et sales, leurs muscles saillants et bronzés étaient encore partout. Cette comparaison osée, je la devais à une de mes préoccupations du moment, à savoir un roman qui me renvoyait à ma propre situation dans ce milieu somme toute hostile. Oui, Cent ans de solitude me hantait et guidait sûrement un peu ma façon de voir. Jack avait à peine fini sa salve de lassitude que les mots de Garcia-Marquez provoquaient un écho interminable dans ma cage écervelée : « Le vieux libraire, qui connaissait le goût d'Aureliano pour les livres que Bède le Vénérable avait été le seul à lire, l’invita instamment, non sans une certaine malice paternelle, à s'entremettre dans la controverse, et ainsi ne prit-il même pas sa respiration pour expliquer que le cafard, le plus ancien des insectes ailés apparu sur terre, était déjà la victime de choix des coups de savate, dans l'Ancien Testament, mais qu'en tant qu'espèce, il était définitivement réfractaire à toute méthode d'extermination, des tranches de tomate au borax, jusqu'à la farine au sucre, car ses seize cent trois variétés avaient résisté à la plus ancienne, à la plus tenace et à la plus impitoyable persécution que l'homme eût jamais déployée depuis ses origines à l'encontre d'un être vivant, y compris de l'homme lui-même, à tel point que s'il était attribué au genre humain un instinct de reproduction, il fallait bien lui en reconnaître un autre, plus précis et plus contraignant encore, à savoir l'instinct de tuer les cafards, lesquels n'étaient parvenus à échapper à la férocité des hommes qu'en se réfugiant dans les ténèbres, où ils devinrent invulnérables à cause de la peur congénitale qu'inspire l'obscurité à l'homme, mais en revanche s'avèrent vulnérables à l'éclat du plein jour, de telle sorte qu'au Moyen Âge déjà, aujourd'hui même encore et pour des siècles et des siècles, le seul recours efficace pour venir à bout des cafards était la lumière aveuglante du soleil ». À force de confondre les profils, les hippies se mélangeaient aux babos, aux bobos en vacances, aux chapattes, aux teuffers et aux punks à chiens. J'étais, comme un vulgaire Aureliano Buendia, un peu perdu dans tout ça et c'était donc bien une sorte de peur du vide qui nous poussait à avoir crainte et effroi devant ces gens, rien de plus. Cette même peur du vide qui me fit traverser le camping tel un douanier en pleine cannabis cup.


Au moment d’investir les lieux, vous recevez les précautions de bon usage et de mise en garde sanitaires contenues dans le package camping (sac poubelle, plan, mesures de précaution). Simple routine qui n’en est pas moins pleine de sens : ce petit papier dans lequel on vous explique poliment les règles d’hygiène et de voisinage élémentaires découlait de l’autre face visible du traitement des zonards : ici point de question sécuritaire, mais plutôt de la prévention.

La traversée de ce no man’s land s’avéra riche d’enseignements. Il était à peine cinq heures de l’après-midi et déjà les mêmes yeux et les mêmes regards vitreux, les mêmes allures et les mêmes styles s’étalaient lamentablement. Le hippie avait le don d’ubiquité. Je trouvai refuge dans un coin abandonné, loin des tentes agglutinées aux camions de teuffers. J’avais appris ma leçon.

***


Le vendredi matin n'avait pas encore succombé que je me retrouvai à l'espace d'accueil de la Fédération Nationale des Arts de Rue, celle-ci mettant en avant sa dernière campagne « L'art est public », « signée par tous les candidats de gauche » me précisera plus tard son président, Pierre Prévost.

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Une femme bien avenante me conduisit jusqu'à lui. Il se retourna, verre à la main, il était en plein pot ou cocktail, je ne sais pas bien dire. L'homme de la Fédération me sembla resplendissant, avec son chapeau et sa tenue chic et décontractée à la fois. C'était un bien mauvais effet de miroir qui me fit penser ça. Sa bonhommie estivale resplendissait comme un soleil sur ma décrépitude vestimentaire, sanitaire et corporelle. Je venais d'enchaîner deux nuits de cinq heures sur le sol, complètement saoul. Je me sentais un peu rouge et gonflé, mais cela n'avait pas l'air de le faire ciller. L'expérience sans aucun doute. Il me donna rendez-vous une demi-heure plus tard, déjà pris dans une conversation qui me semblait plus amicale qu’autre chose.

En attendant, je n’eus pas de difficulté à me trouver une occupation. Le buffet était en mode open-bar et c’est avec un verre de rosé à la main, T-shirt sac à dos, que je m’engouffrai dans la petite sauterie. Les gens étaient bien sapés, ils avaient l'air tout à fait propres, certains avaient même des mèches ! Ça discutait avec des cartes et des badges harnachés sur la poitrine. France Cul était dans le coin, Télérama avait même ramené ses transats. En écoutant subrepticement les conversations, je compris que ces gens n'étaient pas du commun des mortels. Faisant et défaisant les spectacles à coups de private joke, je compris vite que je n'étais pas dans mon monde. Et je n’avais aucune envie de devenir le Laurent Binet des gens de culture…

Quelques instants plus tard, je repérais Pierre Prévost dans l'assistance. Il parle beaucoup (il me le confiera dès le début d'entretien) à beaucoup de monde. Une fois débarrassé de ses interlocuteurs, des jeunes vieux bien contents d'être là, il m'invita derrière le stand de la Fédération. Je n'eus pas besoin de mentir pour dire que je ne connaissais pas trop l'histoire des « Arts de rue », juste une vague idée. J'en avais une image plutôt subversive, mais tout était relatif supposais-je. Je savais que ce festival avait été créé par Michel Crespin en 1986, la même année que Tchernobyl. C’était déjà un signe inquiétant. J’inaugurais en montrant mes faiblesses.

« Dis-moi alors, les arts de rues ont une histoire ?

- Tu sais, ça a commencé dans les années soixante-dix quand un certain nombre de théâtreux commencent à se faire connaître grâce au relais de programmateurs issus de l'éducation populaire. Il y a eu des villes pionnières : Le Havre, Aix en Provence, Bagneux avec des circassiens qui se rejoignent.

[Dans ma tête, je me disais « Oué des hippies, des beatniks ». Putain de blocage.]

- Et moi qui ne connaissais que Chalons, lui dis-je tout penaud.

- C’est l'ancien festival présidé par l'actuel président d'Aurillac. Tout ça c’est un ensemble qui s’est installé au fur et à mesure tu vois. Mais j’ai une autre histoire : Yves Deschamps. »

Il s’en suivit un long moment sur cet inspecteur général du théâtre, qui se vit en charge d’une patate chaude en 1991 quand « 36 acteurs éminents de la profession s’invitèrent au ministère pour pousser un cri d’alarme : la mise en place du plan Vigipirate menaçait purement et simplement toute manifestation de rue. C’est donc Yves Deschamps qui chapota l’observation qui déboucha sur plusieurs dispositifs de soutien : un centre de ressources (Hors les Murs), un centre national de création (Lieux Publics), des financements et des soutiens aux festivals (…). »

Puis le président de la Fédé, Pierre Prévost, me perdit un peu dans les années 1980, du rôle des ministres... Déjà qu'Audrey Filippetti était là aujourd'hui et la veille, qu'elle faisait un des trois éditos du « journal » du festival... J'ai rien contre cette femme en particulier, c'est plus la fonction qui m'interroge, d’autant plus quand ça concerne les Arts de rue. Après deux mois de nomination, c'était assurément un moment à ne pas manquer pour elle, the place to be. C'est bien pour cela qu'une petite interview à La Montagne, le journal local, s'imposait. Il faut bien avouer que ce journal dépasse largement La Voix du Nord en terme d'ennui. C'est vous dire. Dans cette interview, la Ministre parle donc théâtre de rue pour qui elle «  souhaite qu’au niveau du ministère, il y ait des initiatives, qu’on crée un conseil national des arts et de la culture dans l’espace public. » Ah cette foutue manie de créer des conseils et des observatoires... Tout un programme. Mais elle analyse froidement la situation : « L’un des obstacles pour les arts de la rue, c’est justement que la rue, les places, l’espace public, c’est contrôlé par les autorités, police, gendarmerie, etc. Il faut qu’on reconnaisse de manière institutionnelle que l’artiste a toute sa place, a droit de cité dans la cité justement. Manuel Valls, à qui j’en ai déjà parlé est tout à fait sensible. Nous allons mettre en place un groupe de travail pour permettre aux artistes de pouvoir s’exprimer sans être dérangés de manière intempestive et parfois injustifiée. » Manuel Valls en sauveur de la Culture, donner le droit de cité dans la cité, la ministre utilisait ses plus beaux oxymores ! Sa réflexion faisait écho aux premiers mots de Prévost quand il me briefait sur l’histoire des arts de rue : « ça a vraiment commencé avec Vigipirate en 1995/1996, on s'est alors trouvé dans une impasse. »

« Qu'on reconnaisse de manière institutionnelle », qu’elle disait la Ministre ! Très jolie manière d'aborder la galère qu'ont connue ces artistes avec le déclenchement du plan Vigipirate en 1991, lorsque la première Guerre du Golfe occupait les médias. Créé en 1978, ce dispositif de sécurité antiterroriste a eu pour principal effet, selon Mathieu Rigouste, d'intensifier « la militarisation du quadrillage urbain » et « l'emploi de l'armée dans la fonction policière. »[3]

Avec ces mesures qui font des libertés démocratiques des peaux de chagrin, le bipède qui parlait dans la rue était dès lors considéré comme potentiel terroriste, une norme pourrait-on dire aujourd'hui. Il fallait régler ce problème, urgent pour certains, et la ministre semble satisfaire à ces revendications. De mon de point de vue pervers, j'ai la douce impression d'une anguille sous roche. Institutionnaliser la culture, et plus particulièrement celle de la rue, qui se fait par et pour la rue, semble mission impossible. Toutes ces compagnies, qui peuplent Aurillac et le festival Off, sont soit sur leurs rotules vaillantes, soit à la dérive maquillée. J'avais bien connu ça à Lille, cette idée de la culture qui vous éblouit pour mieux vous squatter les espaces publics, comme une avant-parade à tout ce qui suit, hausse des loyers, des impôts, bobos et étudiants à mèche. Que de vils desseins la culture peut-elle enfanter ! Et officialiser la culture ? Non mais qu'est-ce que cela signifie en terme de contrôle ? Pour les artistes qui gagnent leurs vies, combien de galériens à l'ombre des chapiteaux ?

Pierre Prévost, pendant que mon esprit divaguait sur les pentes de la culture, de l'État et du terrorisme, continuait de parler. Il m'expliqua ainsi comment, au début des années 1990, certains artistes avaient investi le ministère de la Culture pour faire entendre leur voix. Depuis était née l'idée d'une fédération, qui vit le jour en 1997. Très vite, la droite au pouvoir aidant, ce sont des années « pas folichonnes » qui s'enchaînaient, et notamment cette année 2003 qui vit une tripotée d’intermittents en tous genres faire grève, annuler des spectacles, perturber des festivals pour protester contre la réforme des assurances chômage et la précarité. À cette époque la Fédération nationale des Arts de Rue avait fait le choix de protester sans annuler de spectacles. Soit.

Pour Prévost, une des grandes luttes actuelles est de « remettre en cause l'excellence, d'arrêter avec cette culture sacralisée où le grand artiste dispense son œuvre. » Pour lui, la culture, « ça ne se décrète pas, ça unit et ça désunit, c'est tout ce qu'on vit. » Cette année, avec la Fédération, ils se sont dit « On participe à la campagne », et peu à peu s'est formé « L'Appel » : « L'Art est public », signé par sept ministres, Francis Hollande himself, et « tous les candidats de gauche ». L'idée, c'est ce constat : « La logique culturelle actuelle nous pousse dehors, il faut que ça change ! »[4] Les premiers mots de Filippetti le rassurent donc un peu, mais les dernières annonces ministérielles sur les coupes budgétaires ne présagent rien de bon. Quant à moi, qui hésitais entre la vision de l'artiste sans conscience politique et celui politisé mais dans le sérail, je n'avais pas encore fait mon choix.

***

Le son, le son, le son. Nous sommes en fin de soirée, vendredi. Après avoir pris un énorme plaisir avec les Five Foot Fingers, une bande de barjots moustachus plutôt beaux gossesgenre Cabaret Tex Avery, j'avais enfin trouvé la possibilité d'un retour, et cela m'enchantait tant la météo et l'ambiance étaient fatiguées. Au moment où la nuit avait définitivement chassé les derniers fantômes du jour, je me sentais complètement alcoolique, sale et dépravé. Et c'était juste la présence des gens autour de moi qui me censurait. Il était une heure du matin, ou plus, ça discutait, ça téléphonait. Nous écoutions à quelques-uns du jazz-caravane qui sortait des mains d'un guitariste maniaque. Au bar le serveur me matait et se demandait bien ce que je foutais là, l'air complètement défracté, à noircir mon calepin. Un jeune homme se posait à côté de moi, regardait le carnet et apostrophait ses potes : « Hé un putain de poète ! » La voix sonnait comme celle de Jack, je devais halluciner et je préférais ne rien dire, peut-être de peur de parler tout seul. Si seulement cet « autre » savait ce que j'étais en train d'écrire. Il devait être au mieux dans le même état inconscient que ma conscience. Comme toutes celles et tous ceux qui m’entouraient et allaient bouffer la nuit jusqu’au dernier os, c’était la faim de vivre qui nous tenait. Je ne savais pas si nous avions trop vite grandi ou pas assez mûri, mais il est certain que ce qui nous rassemblait, nous unissait même dans cette fuite inébranlable vers le néant, c’était cette furieuse envie de jeunesse, d’aller aussi vite, voire plus vite que la musique, de cramer notre fatigue sur l’autel des délires, de dire merde à la mort tout en espérant, quelque part, que la vieillesse nous laisserait quelques instants pour pouvoir toiser, comme des anciens combattants, ces moments de légende. Nous étions ces alpinistes qui ne savent pas encore s’ils auront la chance d’atteindre le sommet. Car, entre l’effort de grimper et le réconfort de la victoire, nous n’avions pas encore choisi.

Tout le monde bourré, nous étions une quinzaine alors qu'au loin les clameurs du public nous renvoyaient par vagues les tremblements des concerts. Tout le monde bourré, comme partout, comme ailleurs. Je m'éloignai du bar pour naviguer à vue sur la scène des Marmiers. Des hordes de gauchistes et de hippies buveurs de bières, des aliénés de l'utopie, des clowns tristes et des clones anarchistes. Et ce sont des gens, des gars, des meufs qui t'interpellent, te grattent et te frottent. À cette heure-là, le festival s'écrit en off du off. Plus rien d'interdit, plus rien d'officiel. Comme je l'ai déjà dit, la nomade attitude reprenait le dessus. Je m'arrêtai quelques instants pour admirer un jeune homme, allongé par terre, comme mourant, le bras tendu et à sa main une canette de bière. Lui avait choisi. Le sommet était encore loin. Je m'extasiais devant ce spectacle de la décadence quand des paroles retentirent, provoquant une sorte d'émulation compulsive autour de moi où les gens, se levant droit comme ils pouvaient, se dirigèrent vers la scène en suivant les flots continus de la batterie et des mots jetés :

« La vie s'écoule, la vie s'enfuit, les jours défilent au pas de l'ennui, parti des rouges parti des gris, nos révolutions sont trahies. Parti des rouges parti des gris, nos révolutions sont trahies. Le travail tue le travail paye, le temps s'achète au supermarché, le temps payé ne revient plus, la jeunesse meurt de temps perdu. Le temps payé ne revient plus, la jeunesse meurt de temps perdu. »


Des dreads, des torses, des portables qui filment, mais à cette heure-ci, faut-il le rappeler, tout le monde était raide. Défoncé, défracté, carvé. L'ambiance était au schlag alors que René Binamé fracassait nos tympans avec les paroles de Raoul Vaneigem. Sans trop savoir pourquoi, je me retrouvai dans la fosse, au plus près des énervés. Les gens sautaient, surtout les gars, ça pogottait un chouilla, ça « slidait » à mort... Je me laissais envahir par les paroles et le rythme et au fur et à mesure des chansons, ma conscience observatrice poussait des cris enroués de l'œil tandis que ma mémoire frappait dur avec les mots jetés par mon frère un jour de haine : « T'es qu'un putain de hippie ». Oui, on était tous le hippie de quelqu'un, comme on est tous le bobo d'un autre. Je me sentais appartenir à ce monde de fête sauvage au poing levé, à ces tatouages et ces crêtes de défiance. L'Espagne livide n'était pas si loin, les néo-hippies semblaient avoir disparu, ne restaient que des punks à chiens et des punks tout court, ou bien est-ce moi tout simplement qui m’était perdu, évadé, comme vampirisé par l'ambiance générale ? Toutes ces personnes avaient choisi la jeunesse en faisant un bras d’honneur à la mort. Ils avaient cette allure des gens qui ont trop vite grandi, comme des adolescents désarticulés. Leur liberté m’était dérangeante, me renvoyant à mes prisons écervelées, à ces barreaux invisibles qui nous empêchent de prendre la rue, qui nous imposent de nous laver et de sentir bon, de dire bonjour au revoir avec le sourire, et je voyais tous ces descendants de Rémi sans famille comme les reflets déformés des artistes de rue, car eux-aussi exprimaient la rue, criaient, rotaient, sautaient, volaient et mendiaient. Leur chapeau était peut-être moins beau, mais le principe restait le même : récupérer l'espace, le collectiviser, et emmerder tous ceux que ça dérange.

 

Il était temps pour moi d’en finir avec cette épopée. Jack était loin, les autres je ne sais où. Seul devant mon propre miroir décadent, à ne pas fermer les yeux rouges pour m’éteindre définitivement, je jetais un dernier regard halluciné vers les montagnes alentours, leurs cours d’eau vibrants scintillaient comme des étoiles filantes, leurs arbres qui dansaient au rythme du vent frondeur, c’est comme se tapir dans la nuit pour mieux sentir l’obscurité. Je ne savais plus, et je ne sais pas encore, où se trouvait ma réalité, cachée derrière les fumerolles d’un cerveau cramé. C'est dur de rêver parfois, quand les souvenirs te réveillent aux abois, c'est comme se voir mourir, rire rictus dernier soupir. C'est dur d'imaginer souvent, fermer les yeux contrôler le vent, quand la douleur est éphémère, c'est comme aboyer dans la mer. C'est dur d'exprimer toujours, haine amitié amour, expirer fumée qu'on espère brouillard, quand reviennent les cauchemars. C'est dur de vivre obscurité, à courir l'ubiquité, glisser des doigts dans tes cheveux, sillons effluves de temps heureux. Quand il est trop tard, c'est comme attendre un dernier hasard, s’accrocher aux dernières amarres, ne rien voir si ce n'est son avatar. •


[1] François Chobeaux, Les nomades du vide, éditions La Découverte, 2004.

[2] Pour des raisons de sécurité intérieure, le prénom a été modifié.

[3] Mathieu Rigouste, « L’ennemi intérieur, de la guerre coloniale au contrôle sécuritaire », Cultures & Conflits, 67, automne 2007, consultable ici.

[4] À lire, l’article de Pierre Prévost, dans la Revue socialiste, qui en dit bien plus que dans cette enquête.