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La faune et la flore

J'avais envie d'une semaine dans un coin tranquille. On m'avait dit : « Va à Stockholm ! Tu vas voir c'est gé-nial ! C'est vert ! Et la ville, découpée en îlots avec ses bras de mer ! » Pour moi la Suède, c'était juste encore un de ces pays « neutres » pendant la deuxième guerre mondiale, la route de Louis Ferdinand Céline pour fuir la Libération... Mais bon, c'est aussi ABBA et Stig Dagerman. Le conseil me semblait improbable, donc pas inintéressant. Et lors d'une nuit d'insomnie, j'ai cédé devant les billets à 40 euros.


Quelques jours plus tard, me voilà dans un avion en plastique Ryanair. L'oncle irlandais est si radin, que même le hublot de ma machine à laver pourrait mieux me protéger que la double couche de plexi qui me sépare du vide. Des hôtesses expliquent au reste des passagers et à moi-même, comment gonfler un gilet de sauvetage en cas de crash en pleine mer après une chute de 10 000 pieds. Ça semble jouable. Ça ne perturbe personne. Je mets ma ceinture, je m'endors. Deux heures plus tard, je suis réveillé par des hourras et des applaudissements, me voilà en Suède.

Une heure de bus après je suis à Stockholm, gare centrale. Au moins cinq niveaux dévolus tant au transport qu'au commerce. Un temple comme on en voit peu... L'avantage et l'inconvénient des départs impromptus, c'est ce que je viens d'en dire : rien de spécial en vue, rien de prévu, la-lala-lala. C'est le moment d'ouvrir mon guide, de sortir la carte, et de trouver une stratégie de survie économique et si possible, délurée. Je m'installe sur les marches à l'entrée d'un café de la gare. Je compulse le guide en mode accéléré, m'attache à tenter de discerner les quartiers essentiels... Relevant un instant la tête, j'aperçois un homme qui vient vers moi, laissant derrière lui deux acolytes : « Hey, are you going to the camp as well ? »Je ne sais pas trop de quoi il parle :« No i'm not. But what is this camp ? ... Am looking for a place to stay actually. »« It's a No Border camp, people getting together against migration policy, talking about struggles for freedom of movement ». Ça m'a l'air chouette. Et ces trois-là m'ont l'air sympathiques, avec leurs têtes percées et leurs tatouages apparents. Ça me rappelle mes années grunge. Pis, Jack sera sans doute content que je m'enquière de la politique locale et lui ramène un petit papier.« It seems nice. You think i could go there with you too ? »« Yeah sure, no problem. »

 

On file pour prendre un métro. Nous passons les portiques automatiques de contrôle en collant des autochtones et nous engouffrant très rapidement derrière eux. Heureusement, j'ai déjà pratiqué ça ailleurs, suis pas dépaysé. Une demi heure de métro plus loin, nous sommes à l'air, humide, parce qu'il pleut. On enfile cape de pluie et k-way, et nous nous mettons en route à travers un petit chemin bordé de grands arbres. En discutant avec mes nouveaux compagnons, je découvre — la belle surprise ! — qu'il va sans doute falloir « construire le camp ». Un détail qu'ils avaient oublié de me signaler lors de notre première discussion... Cela aurait pu influencer mon choix. Douches, toilettes, cuisines, on allait devoir tout monter nous-même. Nous traversons des petits îlots résidentiels, en bordures de champs. Quelques virages plus loin, une colline, encore un virage et nous arrivons : un grand terrain, tentes, tonnelles, chapiteaux et encore d'autres édifices en tissu. Quelques frêles cabines en bois aggloméré, des bancs, des tables.

Nous passons une barrière boueuse, des gens s'affairent un peu dans tous les sens, d'autres sont retranchés à l'abri où ils peuvent. Certaines personnes sont trempées de la tête aux pieds, visiblement moins prévoyantes que nous ou d'autres personnes déambulant presque confortablement dans des complets cirés et de belles bottes en caoutchouc.

Il semblerait que nous débarquions à un moment important. Les gens se rassemblent sous un des chapiteau pour le départ d'une manifestation. La pluie ne les affolent pas, eux. C'est alors qu'une personne prend la parole. Elle nous explique qu'avoir nos papiers d'identité sur nous n'est pas une obligation en Suède, que supposément, la police a besoin d'un motif clair, qu'il est possible d'exiger d'elle, pour procéder à un contrôle ou à une arrestation... Mais que cela change si nous ne sommes pas citoyens européens... Insulter un flic n'est pas un délit, il est donc possible d'affubler ces oiseaux de malheur de tous les noms imaginables. La police peut nous retenir six heures pour essayer de découvrir notre identité. Pour ce faire, prendre notre ADN, nos empreintes digitales. Et elle peut prolonger ce délai de six heures supplémentaires. Au-delà, elle doit notifier un chef d'inculpation. Si elle le fait, au bout de 48 heures elle devra vous présenter à un procureur pour prolonger la détention jusqu'à 72 heures. Après, c'est la détention préventive. La prison quoi.

Non mais où est-ce que j'ai atterri ????? Le gars pouvait pas juste nous rappeler l'itinéraire et la station de métro la plus proche du début du parcours ? Je regarde autour de moi : juste des jeunes trempés ou en ciré. Ils n'ont même pas l'air étonnés, ni secoués. Pourquoi donc se feraient-ils arrêter pour une manifestation ??? J'interroge mon voisin sur le sujet. Il me répond dans un anglais parfait :

« Certains pays d'Europe n'hésitent pas à classer les luttes contre les politiques migratoires et en faveur de la liberté de circulation comme deuxième menace terroriste derrière Al Qaïda. Ils surveillent nos communications, nos déplacements, nos recherches, nos rencontres, nos actions.

Les flics ne savent pas faire la différence entre des hippies « peace and love » dans leurs fringues arc-en-ciel soutenant des sans-papiers, et des groupes politiques prêts à franchir des caps plus conséquents que le simple fait de manifester pour marquer leur opposition au pouvoir et lutter contre tous les acteurs des déportations. En conséquence, les camps comme celui-ci sont constamment infiltrés par la police, les abords du camp seront sans nul doute également pour elle des lieux de patrouille pendant toute la semaine où nous sommes là. Et nos manifestations peuvent être fortement réprimées tant la police craint des « débordements » ainsi que la spontanéité et l’imprévisibilité de certains groupes qu'elle juge radicaux... D'où l'utilité de connaître ses droits.

Par exemple, après une manifestation devant un centre de rétention lors du Camp No Border à Bruxelles en 2010, deux personnes ont été arrêtées et jugées pour « rébellion ». Accusées sans autres preuves que les déclarations policières, et pour l'une d'entre elle, en possession d'une baguette de tambour, les deux personnes ont été condamnées respectivement à six mois et à un an de prison avec sursis, cinq années de mise à l'épreuve, et des dommages et intérêts(1). Une autre journée, toujours à Bruxelles, la police a encerclé notre cortège, puis l'a carrément exfiltré d'une manifestation syndicale contre les politiques d'austérité européennes à laquelle nous participions.


Je me souviens avoir eu très chaud ce jour-là. La police gazait, frappait pour contenir la foule. Nous nous sommes échappés avec une amie, seulement parce qu'on avait l'air d'un jeune petit couple sans histoire, nous tenant la main, nous embrassant... Encore un autre jour de manifestation, la police a carrément procédé à plusieurs centaines « d'arrestations préventives ». Les groupes de plus de trois personnes étaient interdits sur tout un périmètre de la ville et les gens systématiquement interpellés, de manière « préventive », c'est-à-dire complètement infondée, dès qu'ils étaient en groupe de cinq personnes. La police a peur de la moindre marge de liberté que nous pourrions exploiter en faveur de nos idées politiques, comme souvent donc, elle gaze, matraque, et interpelle pour alimenter les fiches des services de renseignement. »

Les jeunes avec qui je suis arrivé ne m'ont jamais parlé de tout ça ! Ça craint à mort : serais-je dans un nid de rebelles enragés ? Si je me fais encore péter la gueule et que je rentre à Lille avec des frais d’hôpitaux une fois de plus, Jack va mettre un terme à ma misérable gonzo-carrière. Il faut que je me décide rapidement : les accompagner à cette manifestation, ou bien rester au camp et aider à poursuivre l'installation ? Il pleut décidément trop pour moi. Je reste au camp donc, et file des coups de mains, sous ma cape : ramener du bois, trimbaler des brouettes de sciures, brancher un réseau électrique, installer du wifi, peindre des panneaux, fabriquer des bancs, des poubelles... Les activités ne manquent pas, c'est ce que j'apprendrai plus tard, ces gens se revendiquent sous le nom « d'autogestion ». Entre deux tâches, je discute avec un forçat trempé. Je lui demande si selon lui les Big Mac suédois sont différents des Big Mac français. Il me répond un peu sèchement avant de s'en retourner à son labeur que le MacDo c'est de la merde, et qu'ici nous n'allons pas manger de viande de la semaine. Ni d'ailleurs aucun produit d'origine animale. La cuisine est « vegan » : du nom d'une internationale culinaire qui ne se nourrit que de légumes, fruits, céréales, et bien sûr de tofu. En regardant le gars s'éloigner je repense aux derniers lardons de mes pâtes carbo de la veille. Coincé sous la pluie dans un repaire de terroristes végétariens, brin ce séjour est pas super bien parti.

Je passe ma première nuit dans mon duvet, sur une planche elle-même posée sur des palettes en bois, à l'intérieur d'une tente dortoir. Autant dire que le matin arrivé, j'ai mal. Pour couronner le tout, la soupe de betteraves de la veille me reste un peu sur le bide. C'était vraiment étrange, comme plat. J'entends au petit déjeuner devant mes tartines de confiture et mon thé aux herbes, qu'il y a eu de nombreuses arrestations la veille au retour de la manifestation. Ces petits jeunes ont eu le droit à un bon « contrôle gestapo » dans le métro. Les flics ont bloqué un bon paquet de gens dans une station... Ils ont dû vouloir leur montrer qui étaient les plus forts, pour le premier jour de leur rassemblement. Un peu naïf de leur part, que de croire qu'ils peuvent se balader dans des transports en commun truffés de caméras de vidéosurveillance à cent, peinards, sans susciter l'envie policière pavlovienne de savoir quel-genre-de-gauchiste-tu-es-pour-oser-être-là-et-penser-ce-que-tu-penses-avec-ton-look-marginal-et-ta-couleur-de-peau-pas-très-blanche. Des campeurs ont l'air traumatisés, d'autres doivent ne rien suivre de ce qui se passe. Des gens manquent à l'appel. Sans doute encore entre les mains de la police.

Après avoir testé les toilettes sèches. Je me dis qu'il est temps pour moi de faire un peu de tourisme, histoire de dépenser mes belles et maigres couronnes. Je m'éclipse du camp, direction le métro. Mince, avec l'enthousiasme, j'en avais oublié les portiques anti-fraude. Allez, Mouline, c'est pas grave, pour une fois tu peux bien payer un ticket de métro. Après tout, tu vas rien payer en hébergement et à peine un prix libre quotidien pour la bouffe alors... Je demande un ticket de métro à un type avachi derrière son guichet forteresse : 44 couronnes. 44 couronnes !! Mais ça fait plus de 5 euros le ticket ! C'est quoi l'arnaque ? Durée de validité : 1h15 ? Punaise ! Je file la thune au gars qui ne moufte pas devant ma mine décomposée. J'ai la sale impression de m'être fait arnaquer sévère. Mais non, c'est le vrai tarif. Trente minutes plus tard, me voilà dans le centre. Pour bien entamer la journée, une petite marche explorative ne me fera pas mal, histoire de me trouver un endroit propice à l'écriture, avec une petite vue sympa peut-être, et une petite bière. Je trouve refuge dans un troquet en bordure d'eau. Je commande une bière : 50 couronnes. 50 couronnes !! Brin mais ça fait plus de 6 euros ! J'ai l'impression qu'on vient de m'arracher un doigt. À ce rythme-là, je ne tiendrai jamais la semaine.

Deux heures plus tard, je déambule, la saveur de ma bière déjà derrière moi. Je n'ai pas osé en reprendre une deuxième et me dis que j'aurais dû compulser la rubrique « alcool » de mon guide avant de partir. Déambulant, donc, je divague, mon esprit se pose sur les arbres, court avec les eaux, vole avec le vent. Il me semble entendre une samba au loin. Une animation ? Excellent ! Je presse le pas et suis les sons festifs, joyeux, entrecoupés de paroles dont je ne distingue pas les mots : sans doute une procession locale ! Quelle chance ! J'accélère le pas, ne prêtant presque pas attention aux deux camionnettes de police qui me dépassent. Je me rapproche, et au détour d'un dernier virage, je tombe nez-à-nez sur les troubadours, accompagnés de drôles de gus : la samba avance à petits pas, attirant les passants les plus curieux. Jusque là rien de particulier. Mais elle est suivie par des gens habillés entièrement en noir, cagoulés pour certains. Je comprends maintenant les paroles, en anglais, reprises par l'attroupement. Ça fait : « No Border ! No Nation ! Stop Deportation ! » Et d'un seul coup je reconnais certains de mes drôles de compagnons campeurs. Oh oh.

 

Il est déjà trop tard lorsque j'aperçois une rangée de CRS fermer la rue derrière moi. Mon instinct me dit que ça sent l'intervention prochaine. Je remonte ce qui ressemble maintenant plus clairement à une manifestation sauvage, pour tenter de fuir par l'autre bout, mais une autre rangée de CRS bloque mon issue. La samba ne peut plus avancer mais elle continue à jouer. Elle jouera encore quelques minutes, avant que tout le monde doivent se couvrir le visage sous l'effet de ce qui semble être des gaz lacrymogènes. Comment ça peut – encore – me tomber dessus ? Je suis déjà interdit de territoire au Mexique... C'est pas vrai ! J'y crois pas ! Je vais pas encore me faire péter la gueule ?! Les flics resserrent leur étreinte autour des manifestants, continuant à distribuer du gaz... Nous nous retrouvons bientôt collés les uns aux autres. Ceux qui sont en première ligne au contact du cordon de flics ont le choix : se prendre des coups de matraque ou bien s’asseoir. Certains essuient des coups avant d'obéir, d'autres plient spontanément lorsque se lèvent les gourdins. Soudain, une brèche sur un coté, des personnes s'engouffrent et commencent à courir, sans réfléchir, m'éloigner des gaz, je les suis. Nous prenons la direction d'un boulevard, celui d'où je suis arrivé. La ligne de CRS n'y est plus, attelée à regrouper tout ce petit monde.

 

 

Certaines personnes tentent de tourner à droite, d'autres à gauche. Le résultat sera le même : à peine arrivons-nous au croisement que deux vans noirs braquent devant nous à toute allure, freinent dans un crissement de pneu qui résonne encore dans ma tête. Descendent des véhicules des êtres mi-hommes mi-robots. Ils sont habillés en noir de la tête aux rangers, portent des cagoules. À leur ceinture, pend ce qui ressemble à un gros flingue. Ils ont des gilets pare-balles, un casque sur la tête, orné d'une caméra. Et ils passent de 0 à 40 kilomètres heure en deux secondes et demi. À peine le temps de dire « aïe » que l'un d'entre eux se jette sur moi. Plaqué au sol, je sens mes bras arrachés derrière moi vers le bas de mon dos. Mes poignets sont enserrés d'un métal froid. Si je me prends encore un procès, Jack va me tuer(2)... Pourtant je n'ai en tête que ces dernières lignes du matin : « Au quai des amphores on peut se mêler du ciel, dépasser la question de la revanche et la belle. C’est un bout de cervelle que j’imagine en toi, où tu passes les frontières qu’on a plantées là. Au quai des amphores on pleure, on enrage en pluie d’éclairs, d'esclavage consommatoire en criminalité financière. Au quai des amphores on n'attend pas. On passe des heures à boire, à fumer, à camper les absences d’un monde sans égal. Un peu de prose éthylique et surtout des coups de gueule, quelques grains de poésie qui en sauvent du linceul. Au quai des amphores, à nous les feux de joies. On sent monter la fièvre, de la vie au trépas. On veut qu’une vie suffise, à changer la voie... »


(2) Après 72 heures de garde à vue et un procès expéditif, Jean Mouline a été condamné à une amende de 2000 euros pour « resisting arrest ».