• Catégorie : Reportages

Kronik sous C

Affligés par ma lamentable escapade bruxelloise, les autocrates du 43000 m’ont généreusement offert une nouvelle chance de valider mon stage. La tournée mondiale des Étaques faisait escale mi-décembre 2019 à Marseille pour promouvoir leurs écrits séditieux et je me voyais chargé de reportager cette étape cruciale dans l’enclenchement de la glorieuse « Révolution© ». Chargé, c’est sûr que je l’étais. Et malgré la surveillance serrée de mes chaperons, Mouline, Cœur-de-Bœuf, Pirson et Guzzi, je crains d’avoir encore failli à ma mission. À défaut de luttes urbaines, ce reportage a pris une tournure sanguine, germanique et animale.


Qu’est-ce qui peut bien se passer dans la tête d’un clébard baveux au milieu d’un salon enfumé au petit matin ? J’en sais rien et, de toute façon, je n’allais pas l’interviewer pour en savoir plus : cela faisait quelques heures que mon enregistreur n’avait plus de batterie. Je n’y connais rien en canidé mais de fastidieuses recherches sur le net ont établi son pedigree. C’était un dogue allemand et cette massive bête nous matait. Haut sur patte, les joues molles et le regard apitoyé, il m’avait dans le viseur ainsi que mon acolyte, Thierry, un patron de bar marseillais qui, au détour d’une ruelle, venait de me proposer de finir la soirée chez lui. La présence du dogue à quelques décimètres de nous magnifiait l’incongruité de la scène.

Cette scène, la voici : un rhum arrangé dans une main, une clope dans l’autre, j’étais vautré dans un infâme mais moelleux canapé avec mes baskets pour seuls vêtements. Et pendant que j’alternais l’ingurgitation d’alcool et de nicotine, mon hôte qui, lui, ne portait même plus ses chaussures, avait plongé sa tête entre mes cuisses et s’efforçait de m’émousser. Le clébard n’avait pas l’air plus excité que moi par la situation mais il était curieux, bien que visiblement rompu à l’exercice. D’après mon hôte, je n’étais d’ailleurs pas le premier visiteur à poil du soir. Avant sa suggestion de nous désaper, il m’avait fait un rapide topo de son début de soirée, qu’il avait passé en compagnie d’un ami tout aussi hétéro que moi mais lui aussi suffisamment docile pour se soumettre à la discipline des lieux. La contrepartie de la généreuse délivrance de rhums et de poudrage de nez consistait à suivre, pas à pas, les suggestions du Thierry au poitrail velu : accepter qu’il se mette à l’aise en retirant ses fringues superflues, manifester mon ouverture d’esprit en ôtant les miens, souscrire à ce qu’il vienne poser son cul à côté de mon séant et répondre à son envie de me déniaiser puisque, autant l’avouer :  le Dr Kasoif n’avait jamais goûté de garçon ou, plus précisément, n’avait jamais été goûté par un garçon. Secrètement, j’entrevoyais la satisfaction des maîtres de l’ENL : à peine quelques heures après mon arrivée à Marseille, je tenais déjà l’angle de mon reportage.

Pendant que mon hôte s’affairait sans succès à me sustenter, je glissais une nouvelle rasade d’alcool dans le gosier pour mieux remettre mon cerveau d’équerre et comprendre ce que je foutais chez ce type. Au lieu d’être tranquillement rivé à mon plumard comme tout bon scribouillard de la presse conventionnelle, j’approfondissais mon investigation intérieure. La raison de ma présence en ces lieux tenait à trois facteurs malheureusement corrélés : la libido, la panne et l’appétit. Pour en décliner les ressorts et les effets, il me faut remonter le temps et revenir au point de départ de cette enquête.

L’existentialisme est un alcoolisme

Nous étions un jeudi soir de mi-décembre. Il pleuvait à Lille. Et je contribuais, par mes larmes, ma salive et ma sueur, à l’humidité ambiante. Accoudé au comptoir de L’Occaz, un de ces odieux bouges wazemmois, je vidais des hectolitres de bière pour oublier l’humiliation de mon renvoi de l’ENL. Furieux d’avoir échoué à prendre le contrôle de Lille, Jack de L’Error considérait que mon papier de fin de stage avait inutilement éventé ses intentions putschistes et contribué à son éviction du microcosme politique lillois. Tandis que j’expliquais les causes de mon chagrin à un acolyte anonyme éméché, je sentis mon téléphone vibrer. Un SMS. Jack. JACK ! JJJJAAAAACCCCKKKK ! Il me relançait : « Stagiaire. Tu es le plus piteux élève que l’ENL a recruté. Mais dans ma grandiose mansuétude, je te pardonne, fils. Tu as minablement croqué Bruxelles. Tu renaîtras grandi en narrant Marseille. Les Étaques y célèbrent leurs écrits. Tu vas les suivre. À ta charge bien sûr. Ton avion décolle demain. Démerde-toi et ponds-nous le plus sublime papier du 43000. Et n’oublie pas stagiaire : trouve ton angle ! »

Mes tremblements manifestaient les sentiments partagés que la lecture de ce SMS provoquait en moi. Parallèlement à l’excitation offerte par cette rédemption, j’entrevoyais déjà l’ennui de ces longues heures de bavardages autour de l’obscure littérature militante que proposaient Les Étaques. Mais il me fallait être à la hauteur et, pour surmonter l’angoisse d’un hypothétique nouvel échec aux yeux de mes maîtres, je commandai une nouvelle pinte que j’agrémentais, toutes les cinq gorgées, de petits shots de rhum-gingembre. À défaut de m’assurer un lendemain qui chante, ce cocktail avait l’avantage de me rendre insensible à la dépense et c’est avec un désintérêt flagrant pour son prix et mon bilan carbone que je réservai mon vol pour Marseille.

Ami.e lecteurtrice, je t’épargnerai le récit des inutiles et douloureuses heures précédant mon entrée en scène à l’aéroport. Il était 19 heures au terme d’une pénible journée et c’est vêtu de ma plus seyante chemise à fleurs que je franchissais les contrôles dits de sécurité. Tandis que je posai mon cul sur l’un de ces délicieux sièges métalliques de la salle dite d’attente, j’observais le curieux manège du gars en face de moi. Il lisait Les Mots de Sartre. Ou plutôt il les avalait ces mots, vu que son livre était littéralement collé contre son museau. Intrigué, je décidai de changer de place pour m’asseoir à ses côtés. Je le sentis gêné et pour cause : ce visage chafouin dont j’entrevoyais désormais certains des traits m’était familier. Une crinière brune, un menton carré, une barbounette naissante : Jean Mouline ! Narquois, il se tourna vers moi et me lança :

« Tiens stagiaire, toi aussi tu vas à Marseille ?

‒ Oui, sur ordre du patron. Il me remet dans la boucle.

‒ Je pourrais feindre la surprise mais je préfère être honnête avec toi, stagiaire. Je suis chargé de te surveiller. Tes conneries bruxelloises nous ont coûté cher. Adieu la prise de Lille. Bon, c’est pas plus mal. Mais surtout adieu ces dizaines de milliers d’euros que Les Étaques avaient promis au 43000 en échange du reportage promotionnel que nous devions leur fournir. Il va falloir te remobiliser stagiaire et je te préviens, je ne t’autoriserai aucun vagabondage. Foi de Sartre et foie de Mouline, tu retranscriras mot à mot chaque minute du débat de demain. »

L’annonce du décollage imminent de notre vol mit un terme à notre échange. Le hasard des distributions aléatoires des sièges nous plaça aux deux extrémités de l’avion mais je prenais soin de noter sa place, la fameuse 3B. Une demi-heure après notre montée au ciel, j’alpaguai l’un des stewarts : « C’est l’anniversaire de mon ami. Il est assis au 3e rang, 2e siège à partir de la gauche. J’aimerais bien lui offrir de quoi agrémenter son vol de son plaisir le plus précieux. Mais ne lui dites pas d’où vient ce cadeau, c’est une surprise. » Accompagnant mon baratin de quelques billets, je parvins à convaincre mon interlocuteur de rincer Mouline d’une demi-douzaine de petites fioles de gin. De loin, je guettais la réaction de mon chaperon. Le bougre, il était ravi de ce don du ciel et je le vis déguster chacune de ces mignonettes avec entrain et un air de plus en plus goguenard. Nous devions avoir à peine survolé Lyon qu’il avait liquidé son paquetage orgé et entrait dans une somnolence que j’espérais durable. Je pus ainsi descendre tranquillement de l’avion, sans même avoir à m’assurer par le regard que ma volonté d’échapper à la surveillance de Mouline avait porté ses fruits. L’ouïe suffisait : ce sbire ronflait plus bruyamment que les turbines du Boeing.

Les premiers pas sur le tarmac me rappelèrent vite à quel point le climat marseillais était clément. Même à la nuit tombée, même à la mi-décembre. Faisant virevolter ma chemise à fleurs, la douceur de l’air me donnait soif et j’espérai que le bus reliant l’aéroport à la gare Saint-Charles circulerait vaillamment. Je devais retrouver l’équipe des Étaques aux Maraîchers, un rade du centre-ville dont j’aspirai surtout à faire au plus vite la connaissance des tireuses à bière. Ayant à peine franchi le seuil du bar, je fus hélé par une voix reconnaissable entre mille, celle du Signore Guzzi :

« Stagiaire ! Mouline n’est pas avec toi ? »

Merde, le 43000 avait prévu un dispositif serré pour garantir que, cette fois-ci, le Pulitzer du publi-reportage ne m’échapperait pas. Peinant à trouver une réponse convenable à la question suspicieuse de Guzzi, je remarquai aussitôt qu’il n’était pas seul. Félicien Pirson et Cœur-de-Bœuf étaient eux aussi de la partie. Ils bordaient une tablée bruyante et principalement peuplée de ces éditeurs lillois dont je devais suivre le périple méridional. Pendant que je bredouillais quelques mots obscurs au sujet de l’égarement de Mouline, je saluai humblement ces quelques têtes connues jusqu’à croiser le regard du massif gaillard qui, par sa carrure et son crâne rasé, dominait l’assemblée. Il se présenta : « Slobodou. C’est moi qui assure la sécurité des Étaques sur Marseille. Des mariolles comme toi, j’en ai matés plus d’un dans les Balkans donc tu vas devoir te tenir à carreau ». Tout en acquiesçant hypocritement, je lui suggérai que ma docilité serait d’autant plus acquise que mon besoin de rafraîchissement serait comblé. Il m’autorisa à commander une pinte au comptoir et je découvris vite que sa surveillance n’allait pas être optimale : les yeux rivés à son téléphone, Slobodou ne cessait de faire naviguer son index musclé à droite ou à gauche de l’écran au gré de ses humeurs libidineuses. L’algorithme de Tinder accaparait son attention ; la mienne restait dominée par mon alcoo-rythme.

Malgré la présence de cette armée de garde-chiourmes, je parvenais à me greffer à ces conversations comparant avec dépit les dégâts urbanistiques à Lille et Marseille. J’avoue que ce sont leurs vies nocturnes respectives que je voulais avant tout confronter, ce que l’humeur badine de mes compagnons de tablée rendait plausible. Félicien et Slobodou semblant avoir une connaissance acérée des commerces festifs locaux, l’équipe des Étaques leur proposa de nous faire goûter certains de ces lieux. Nous nous rendîmes place Jaurès, dans le quartier de la Plaine et, si je mentionne cette indication géographique, c’est bien parce qu’il s’agit de la dernière que je serai capable de restituer. Par la suite, je me contenterai de suivre les pas de mes comparses jusqu’à ce moment où mes déambulations marseillaises ne feront que se caler sur les absurdes intuitions de mes synapses éthylées.

Et soudain, le scoop-foudre…

L’étape de la Place Jaurès n’eut comme seul intérêt que de préfigurer la suite des aventures. Et tout repose sur une conjonction de relations de causes à effets dont les ressorts agrègent habitudes culturelles et réactions chimiques. Commander un verre au bar = le boire = glisser quelques millions de molécules C2H5OH au fond de son estomac = (au terme d’un processus digestif dont je ne restituerai pas les tenants et les aboutissants) les incorporer dans son sang = les faire interagir avec certaines zones idoines du cerveau = devenir stupide tout en abandonnant la pudeur et la prudence inculquées tout au long de nos années d’apprentissage de la discipline sociale.

Quoique l’alcoolisation peut aussi se lire comme un puissant révélateur de ce que nous sommes et de ce comment nous avons été (mal) façonnés. Demandez à Pirson qui, lors de l’étape suivante, eut le bonheur de croiser une bande de phallocrates avinés. Plutôt que de joyeusement traîner leurs guêtres au comptoir (ce que je m’empressais de faire pour déguster quelques élixirs locaux), ces abrutis s’affairaient à se mêler de conversations féminines dans l’espoir de ne pas repartir seuls chez eux. Plus les meufs leur faisaient comprendre qu’ils feraient mieux de dégager, plus ces crétins vivaient l’instant comme un défi à leur piteuse virilité. Pirson s’interposa et son crâne glabre eut le bonheur de croiser un poing qui ne lui était initialement pas destiné. Par souci de symétrie, son crâne eut la joie de se frotter à une main lancée de l’autre camp. Félicien venait de subir un double assaut, cependant que je me tenais courageusement à l’écart de peur que ces déplorables incidents n’abîment ma ravissante chemise à fleurs.

J’eus d’ailleurs bien fait de ne pas m’en mêler : ma parure ne manquait pas d’attirer les regards lorsque je me mis à déployer mes ailes sur la piste de danse. En chef de meute raisonné, Félicien avait en effet décidé de nous éloigner de ce lieu nauséabond pour nous entraîner vers des contrées plus chamarrées. Une cave voûtée, de la musique rétro, des Heineken comme seules munitions disponibles : nous étions dans l’un des derniers espaces ouverts du quartier, une simili discothèque peuplée de trémoussements grisants, de pupilles survoltées et de sourires enjoleurs. Et notamment celui, enchanteur, de Henrike (dont vous remarquerez qu’à quelques lettres près, son prénom était l’anagramme d’Heineken).

C’est ainsi que la première variable qui me conduirait au pied du dogue allemand et de son maître chevelu s’enclencha. Ce facteur liminaire manque dramatiquement d’originalité : sur la piste de danse, le Dr Kasoif ne résiste jamais à l’invitation d’une frimousse séduisante.

N’ayant décidément pas la verve musicale d’un Musset ou d’un Hugo, je ne vous infligerai pas la description en alexandrins de ce qui m’anima. Mon cœur battait pourtant dans une rythmique poétique, alimentant chaque partie du corps d’hormones passionnées.

Sans savoir si ses vers font douze ou treize syllabes,

Le docteur devenait une machine à vapeur

Il lui fallait un verre d’Heineken en rab

Pour trouver la force de surmonter ses peurs

Pirson, Slobodou, Cœur-de-Bœuf, Guzzi, la clique des Étaques : tous m’environnaient de quelques mètres, mais ils n’existaient plus. La prestance d’Henrike sur la piste accaparait mon attention et ma liquette fleurie semblait aspirer la sienne. Après que nos regards croisés aient piqué les premières banderilles, elle vint se figer face à moi et, profitant de l’air de flamenco sur lequel glissaient nos pas, prit ma main pour nous entraîner dans une parade peu respectueuse de notre voisinage. Sans cesser de caler nos corps au rythme de la musique, nous tentâmes d’engager la conversation malgré l’intensité sonore. Je compris, à son accent, qu’elle venait d’Allemagne mais je ne parvenais pas à glaner d’autres informations. Sur l’instant, je ne voulais de toute façon pas en savoir plus. Seul importait le langage du visage et l’intensité de la situation. Marseille m’offrait ce que Lille refusait désespérément de m’apporter : le fameux scoop-foudre. J’abandonnai tout scrupule journalistique. Adieu objectivité, distance aux sources et narration formatée : la conférence des Étaques se déroulerait sans moi, ce week-end à Marseille serait celui de ma rencontre avec Henrike et les lecteurices du 43000 se contenteront d’en lire le récit.

Enlacés, nous tournions au fil des fantaisies du lieu. Les morceaux s’enchaînaient comme s’ils nous étaient exclusivement destinés. Du monde qui nous environnait, je ne retenais qu’un étrange ballet, ou plutôt une surprenante vague : la piste se vidait puis se remplissait avant de se vider à nouveau sans que je réussisse à comprendre ces mouvements de population.

J’aspirai la douceur de l’instant, jusqu’à ce que mon épaule ressente une pression insistante. Je me tournais pour comprendre l’origine de ce geste brutal. La trogne était abîmée mais elle demeurait reconnaissable. Je l’avais quittée quelques heures plus tôt sans m’attendre à la recroiser. Jean Mouline se dressait face à moi, le menton crachant des gerbes de sang. J’étais surpris. Mais pas autant qu’Henrike qui s’écarta et retourna voir ses amis, me laissant seul face à ce Mouline amoché. Ses yeux puaient l’agacement et la colère. Il me sermonna :

« Stagiaire, tu pensais sérieusement te débarrasser de moi ? Ton numéro de bouilleur de cru dans l’avion a failli plomber mes agapes marseillaises… Je me suis réveillé il y a deux heures le cul vissé sur un chariot à bagage abandonné à la sortie de l’aéroport.

‒ Tu m’en vois VRAIMENT navré, Moul’. Mais ce reportage, je n’ai pas du tout l’intention de le cosigner. Marseille, c’est une occasion en or et je ferai tout pour devenir la star du 43000… D’ailleurs, mes lecteurices voudront certainement savoir pourquoi tu es en train de rougir mes chaussures avec ton hémoglobine fluide. Il t’est arrivé quoi là ? »

L’eucharistie selon saint Mouline

Et Mouline me raconta sa toute récente mésaventure. Nous nous fixâmes dans un coin pour échapper au bruit. Mais si mes oreilles pouvaient bel et bien l’entendre, elles ne l’écoutaient pas. Car ce coin me permettait surtout d’avoir une vue d’ensemble sur la discothèque et de m’assurer qu’Henrike n’avait pas quitté les lieux. Elle dansait toujours, mais au milieu de deux insupportables blondinets dont je devinais l’odeur de savon et la conversation sirupeuse. Elle semblait à présent se désintéresser de moi. Le récit qui suit, ce n’est donc pas de la bouche de Mouline que je le tiens. Je rapporte ici les mots que le Signore Guzzi me livra quelques jours plus tard lorsqu’au terme de ma remise en ordre cérébrale, je lui demandai de m’expliquer ces scènes que mes œillères amoureuses avaient refusé de voir. Les pièces s’emboîtaient et je comprenais alors mieux les raisons de ces flux et reflux sur le dancefloor.

Pendant qu’Henrike et moi tournoyions tendrement, Pirson venait de retrouver Laurine, une vieille amie marseillaise. Aux dires de Guzzi, son arrivée provoqua des étincelles. Si Slobodou abandonna toute velléité de matchage virtuel pour se focaliser sur le présent corporel de la discothèque, les membres de la clique des Étaques n’étaient pas en reste. Ils étaient tous devenus fous d’elle et tentaient successivement, et sans aucun sens de l’honneur, d’accaparer son attention. Homo homini lupus est : ils étaient de retour à l’état de nature, chacun pour soi, dans un état de rivalité sans sommation. Les goûts musicaux de Laurine déterminaient alors la densité des lieux. Dès qu’un morceau lui plaisait et qu’elle engageait un premier déhanché, son armée de courtisans l’accompagnait béatement sur la piste. Les gars commençaient à jouer des coudes et du bassin, engagés dans un absurde concours de séduction chorégraphique. À ce petit jeu, Slobodou et son double mètre disposaient d’un avantage indéniable. Quant aux austères éditeurs, ils préféraient miser sur leur bagout. Attendant que la troupe les rejoigne au bar, ils se lançaient alors dans des diatribes révolussssssionaires au débit heurté par l’avalanche de bières. Slobodou reprenait alors le dessus en narrant ses exploits belgradois d’assommeur de fachos. Plus il attirait le regard de Laurine, plus les autres traînaient leur peine, bêlant à qui voulait l’entendre qu’ils la trouvaient « bêêêêêêêlle ». Slobodou décida alors de leur porter l’assaut final. Il empoigna l’un de ses rivaux de sa grosse paluche, l’emmena à l’autre bout de la salle et hurla de son plus chuintant accent serbe : « Laisse tomber gros ! Tu ne vois pas que tu as perdu. Depuis le début. Tu ne fais pas le poids. Elle me dévore des yeux. Tu n’existes pas pour elle. Maintenant, arrête de traîner dans nos pattes » (aujourd’hui encore, je ne sais comment Guzzi a pu savoir ce qu’ils s’étaient dit avec autant de précision mais ma source était sûre d’elle comme à son habitude, j’ai choisi de lui faire confiance).

C’est alors que Mouline fit son apparition, le visage encore rayé par les barres métalliques du chariot qui accueillit son cuvage de whisky. Requinqué par une douzaine de parts de pizzas aux anchois, il démarrait enfin son Marseille-Étaques-Tour. Il était surtout ravi de retrouver tous ces autres élèves du 43000 (Cœur-de-Bœuf, Guzzi, Pirson) enfin émancipés de l’encombrante tutelle d’une direction restée à Lille dans la perspective des prochaines échéances municipales. Mais quelque chose clochait. Ce qu’il avait dans le viseur : la carcasse massive de Slobodou qui rejoignait Laurine et sa troupe, suivi de près par un Étaquien titubant, assommé par les hectolitres d’alcool dispersés dans son tube digestif et par la mise au point musclée du géant des Balkans. Tout en élaborant de subtiles théories pour décoder la scène qu’il avait sous les yeux, Mouline interrompit la marche cahotante et chaotique du fabriquant de bouquins pour le saluer. Toujours sonné, ce dernier n’était capable que de glousser les mêmes onomatopées : « Noooon ! Mais noooon ! Mais nooooooooon ! Mais… elle est trop bêêêêêêêêêêêlle ! » Puis il tenta une nouvelle incrustation dans le groupe, bouscula Slobodou et se posta face à Laurine pour lui offrir un bataillon de dents jaunies. Autant dire que les choses tournèrent mal. À la Marseillaise, façon pétanque : heurté dans son indécente virilité, Slobodou écarta d’une pichenette son concurrent dont le crâne s’effondra sur le museau de Mouline qui chuta sur le comptoir, brisant dans sa folle chevauchée deux verres dont l’un des éclats eut le privilège de cisailler son menton. Cela faisait quatre minutes qu’il nous avait rejoints. Il nous gratifiait déjà d’une généreuse cascade sanguine. Mais il me vit sur la piste de danse : à défaut d’un menton sec, son honneur de garde-chiourme était sauf.

La contre-parade germanique

Mouline m’accorda donc le récit de sa double loose, aéroportuaire et discothéquiaire, tout en continuant de perdre, à grosses goûtes, son précieux liquide chaud. Je lui proposai l’un des mouchoirs qui traînaient dans mes poches depuis des lustres et, tandis qu’il s’épongeait sans parvenir à stopper l’écoulement, c’est un liquide beaucoup plus frais et moussant que je recommandai au bar. J’en profitai pour glisser un regard sur la piste : Henrike était toujours là, au milieu de ses blonds amis aux joues roses, mais elle ne me calculait visiblement plus. Il me faudrait beaucoup de courage pour reprendre le contact et, dans cette situation, je m’appuyais sur des bases de conversion maintes et maintes fois éprouvées. Version alternative de la transsubstantiation : ô Jésus, que cette bière se mue en vaillance à mesure qu’elle se répand en moi ! Goulûment, prestement, je soldais trois Heineken et, muni d’un estomac alourdi et d’une preuse bravoure, je m’acoquinais de nouveau sur le dancefloor. Henrike remarqua mon retour mais elle demeurait rivée à son germanique attelage. Je tentais une subtile approche pour me joindre à eux et, puisant dans ces bribes d’allemand que m’avait généreusement offerts l’Éducation nationale, je leur proposai un majestueux « Wie geht’s ? » qui fit sourire Henrike mais laissa de marbre ses compagnons. Je perçai la façade de leur unité mais j’avais épuisé mon stock de références teutonnes, si l’on excepte quelques vilaines injures qui ne me semblaient clairement pas à-propos.

Audace alcoolisée : je tendis ma main à Henrike pour lui proposer de nous mouvoir conjointement sur l’air latino que le DJ nous soumettait. Elle devait être aussi saoule que moi puisqu’elle acceptait mon invitation et nous nous remîmes à habiter la piste avec entrain. C’est alors que Mouline refit des siennes et, tout en maintenant appuyé contre son menton mon mouchoir devenu bulbe de sang, me signala qu’il était temps de plier bagage :

« Stagiaire, ces préliminaires marseillais touchent à leur fin. Slobodou s’est barré avec Laurine, les Étaquiens se sont tirés fous de rage. Pirson et Guzzi nous attendent. Demain, tu n’es pas sans savoir que ta rédemption auprès du 43000 dépendra de la qualité de ton attention. Les gars des Étaques sont partis pour une looooooongue présentation de leurs deeeeeeenses ouvrages et il est hors de question que tu en rates une miette. Donc je me casse et tu m’accompagnes. »

Les mains rivées aux hanches pour mieux mimer l’autorité d’un Clint Eastwood de night-club, je lui rétorquai :

« Comme tu le vois, Mouline, j’ai désormais d’autres préoccupations. D’autres priorités. Tu peux compter sur moi demain. Mais il est hors de question de ne pas satisfaire ma curiosité : je veux connaître l’épilogue de l’histoire qui s’enclenche. Et les lecteurices du 43000, du moins celleux qui auront eu le courage d’atteindre ces lignes, ne peuvent être privés d’un éventuel happy end. Fais-moi confiance. Je vous retrouve au plus vite ! »

Mouline n’insista pas. Je lui reconnais que sa ténacité n’a d’égale que sa bienveillance. Il me fallait à présent assurer pour que ce reportage puisse disposer d’un contenu attractif : l’audience vacillante du 43000 ne pourrait renaître que d’un changement de ligne éditoriale. La politique clive et épuise. Le badinage amoureux rapporterait des cargaisons de nouveaux afficionados. Quoiqu’il en soit, l’épisode de la discothèque touchait à sa fin : l’intensité sonore baissait, quelques lumières se rallumaient, la salle se vidait peu à peu. Il était temps de partir. Mais où ? Et avec qui ? Avant même que je ne verbalise ces questions, Henrike prit les devants. Et je découvrai enfin que son français valait bien mieux que mon allemand. J’aurais cependant préféré ne pas comprendre ces mots. Pour me signifier qu’il fallait nous dire adieu, elle enchaînait les arguments : 1) ces blonds amis quittaient Marseille le lendemain et elle se voyait difficilement les abandonner de la sorte ; 2) sa chambre d’étudiante en médecine ne faisait que 9 m² et ces conditions d’accueil étaient d’autant moins optimales qu’elle n’était pas censée ramener d’intrus chez elle ; 3) elle devait travailler à l’hôpital tôt le lendemain matin ; 4) enfin si je suppute ce qui l’animait vraiment, son taux d’alcoolémie diminuait et elle réalisait avoir meublé ces deux dernières heures avec un être à la chemise certes radieuse, mais à la couenne peu ragoûtante.

Je jetai mes dernières forces dans la bataille et lui proposai néanmoins de nous retrouver au cours du week-end pour bavarder, sans arrière-pensée, autour d’un salvateur café. Le romantisme de ma suggestion vainquit ses réserves. Je récupérai mon manteau, plongeai la main dans l’une de ses poches et attrapai mon portable pour y enregistrer son numéro. Et c’est à cet instant que s’enclencha la deuxième variable qui m’amènerait à plonger mes yeux dans ceux du dogue : la panne. À peine allumé, mon téléphone m’indiqua qu’il ne lui restait que 30 secondes de batterie et qu’il n’était même plus la peine d’envisager d’enregistrer quoi que ce soit. Le Monde diplo qui avait accompagné mon vol allait donc servir à autre chose qu’à faciliter mon endormissement : j’en découpai une fine bandelette pour y noter le 06 d’Henrike et je pliai, avec une application corrélée au plaisir de la retrouver, ce précieux parchemin au fond de ma poche.

Nous nous saluâmes chaleureusement et je quittai la boite, le sourire aux lèvres et le visage délicatement fouetté par une douce brise hivernale. Je remontai la rue jusqu’à ce qu’un éclair de génie vint secouer mon cerveau éthanolisé : « Putain, mais je dors où en fait ? » C’est alors que je pris conscience de mon insouciante naïveté. J’étais supposé accompagner Pirson et Guzzi qui nous avaient concocté la mission hébergement du week-end. Ils n’étaient plus là, depuis longtemps. J’entrevoyais l’hypothèse de les appeler mais c’est une seconde foudre qui me ballotta le cervelet. Je n’avais plus de batterie. Plus de moyen de les joindre. Il me restait cependant ce qu’aucun mot ne parvient précisément à nommer : l’anti-thèse de l’orgueil. Je fis demi-tour, remontai la rue en sens inverse, rouvris les portes de cette boite en voie de fermeture et revins me ficher au beau milieu de cette troupe allemande qui accompagnait Henrike. Mon sourire compassé l’amusa. Je tâchai de lui expliquer qu’il allait DE SOI que je ne cherchais pas à lui forcer la main, qu’il allait DE SOI que mon incrustation ne serait que provisoire, mais que dans l’hypothèse où ses ami.e.s et elle envisageaient – éventuellement – de poursuivre leur soirée, je me serais volontiers joint à eux, en l’absence de plan B et pour rapprocher ce moment où le soleil se lèverait et où je pourrais plus sereinement imaginer comment retrouver mes condisciples du 43000. Mes explications la convainquirent de me garder auprès d’eux mais elle prit tout de même soin de me rappeler ces trois arguments qui justifiaient que nos nuits ne pourraient se vivre que séparément.

Ils allaient se sustenter de frites et de pitas. Piteusement, je les accompagnais.

Néons et mains grasses

Quoi de plus romantique que Les Délices d’Izmir, une kebaberie marseillaise aux néons survoltés, pour faire plus amplement connaissance ? Quoi de plus raffiné qu’une plâtrée de frites industrielles et grasses pour nourrir l’amitié franco-allemande ? Quoi de plus gracieux qu’une pita sauce blanche pour creuser la découverte de nos affinités ? Henrike passait sa quatrième année de médecine à Marseille, dans le cadre d’un échange Erasmus. Elle avait grandi dans un village de la banlieue de Hambourg et avait cultivé sa passion de la langue française. Elle se montrait sensible aux injustices de notre monde et à la destruction de notre planète. Son délicat accent allemand apportait une délectable gravité à chacun de ses mots. Qu’il ait été habillé par l’ombrage de la discothèque ou par la dégueulasse lumière jaunâtre du fast food, son visage était intensément doux. Ses yeux subtilement mutins. Sa chevelure irrésistiblement dorée.

Pour la séduire, je ne pouvais que donner le meilleur de moi-même : j’absorbais mes frites à un rythme échevelé, à peine entrecoupé par quelques séquences d’épongeage de leur huile sur ma chemise. Je lui déclarais ma flamme par un appétit sans limite. Et puisque je ne me voyais pas capable de formuler ma demande en allemand, je profitais du bavardage général pour réquisitionner sans sommation les frites de mes voisin.e.s de tablée. Près d’un kilo de patates et leur matière grasse afférente venaient d’atterrir dans mon museau en quelques minutes. Et si ses comparses manifestaient ostensiblement leur embarras face à ce taxage en règle, Henrike eut la pudeur de taire sa réprobation. J’étais désormais résolu : ces prochaines heures, je les passerai sur les rochers, en bord de mer, attendant que le jour fasse son apparition, à adresser aux vagues et l’écume toute l’admiration que je portais à ma muse alémanique. Je ne pouvais alors imaginer qu’une poignée de minutes plus tard, l’Allemagne se résumerait pour moi à sa version canine : c’est un dogue, pourvu d’un maître velu, qui accompagnerait les derniers soubresauts de ma nuit.

L’étape des Délices d’Izmir touchait à sa fin et, avec elle, mon aventure avortée. Henrike rentrait chez elle, accompagnée de ses amis. Et moi, il ne me restait plus qu’à quémander une canette de Kro de dépannage pour mieux plier bagage, en direction du port. Je la saluais tendrement et nous partîmes chacun dans une direction opposée. L’encombrement de mon cerveau s’ajustait parfaitement à ma méconnaissance de la ville. Au bout de cinquante mètres d’un titubement caractérisé, je croisai un énergumène grassouillet à la tignasse épaisse qui me réclama du feu. Lui réclamant en échange la direction de la mer, je tentais de lui raconter une ébauche de mon histoire mais il faut croire que mon récit mêlant en vrac la batterie en panne de Mouline, le menton saignant d’Henrike et les cheveux de paille de mon portable ne garantissait pas la crédibilité du scénario. Il avait cependant compris l’essentiel : je n’avais pas l’intention de dormir et j’avais soif. Ça tombait bien car ses dispositions étaient voisines, même s’il comptait y ajouter quelques paramètres qui, à cet instant, m’échappaient encore. Il me proposa de me rincer le gosier chez lui et il faut avouer qu’un rhum arrangé maison m’arrangeait bien mieux que la flotte salée de la Méditerranée. J’acceptai donc béatement de finir la soirée chez lui. Mon appétit pour les denrées funestes constituait donc la troisième et dernière variable explicative de mon entrevue avec le dogue.

Thierry, puisqu’il me faut vous rappeler son nom, habitait à moins de cent mètres de notre point de rencontre et son appartement était niché dans le sous-sol d’un vieil immeuble. Un beau bordel nous attendait, témoignant qu’il ne devait pas en être à son premier apéro. J’étais aux anges : cela ne faisait pas plus de dix minutes que j’avais posé mon cul sur son canap’ qu’il sortit le tiercé gagnant : le susdit rhum, une goutue beuh locale, une poudre revivifiante. Celle-là même qui me rendrait vaillamment jouasse jusqu’au tréfonds de la matinée. Et si l’on excepte une première heure où nos bavardages accompagnaient la remise en désordre de nos cerveaux, la suite, vous la connaissez… jusqu’aux bajoues baveuses du clebs.

La quête, chargée, du chargeur

Les efforts corporels de Thierry pour encanailler la soirée n’eurent pas le succès escompté mais ils n’émoussèrent pas mon enthousiasme blablateur. Je me sentais bien chez lui et la multiplication des repoudrages nasaux faisait son œuvre : les heures passaient sans que nous réalisions ces rotations répétées de la grande aiguille. JE ME SENTAIS BIEN. Thierry, lui, devenait chancelant. Il voulait dormir pour assurer l’ouverture de son rad culturel en début d’après-midi, et il me proposa de squatter chez lui. Mais il était déjà 7h30 sur sa montre et il fallait que je retrouve mes chaperons. Puisqu’il ne possédait pas le câble qui m’aurait idoinement permis de rallumer mon mobile, j’en étais réduit à trouver un magasin susceptible de combler mon besoin de rechargement de batterie. Une intuition : la gare. Et c’est ainsi qu’après avoir claqué une astringente bise à mon hôte et glissé un complice clin d’œil au vigoureux canidé, je redécouvris ces rues marseillaises que le soleil naissant recouvrait d’une savoureuse lumière matinale. JE ME SENTAIS TRÈS, TRÈS BIEN. Le sourire aux lèvres, j’étais doté d’un stock d’énergie que j’aurais volontiers transféré à mon portable si j’avais disposé du câblage adéquat. Je naviguais, saluant chaleureusement chaque être que je croisais, même ceux manifestant l’envie de retourner dans leurs plumards. Ce décalage de dispositions me plaisait et je rêvais de posséder un pouvoir magique me permettant de partager ma joie artificiellement poudrée à toutes ces trognes fatiguées et blasées. J’étais devenu une batterie vivante, mon cœur une pompe à lithium.

La gare se dressait face à moi. Je gravis les dernières marches, franchis son entrée massive et filai tout droit vers un bon vieux Relay. Diable, ils avaient ce fameux petit câble qui seyait parfaitement à mon Huawei. Je fis part au vendeur de mon incroyable bonheur d’avoir si vite trouvé l’objet de ma quête. Il eut la délicatesse de m’écouter lui narrer, par le menu, toutes les raisons qui m’amenaient à lui. J’eus tout de même la décence d’occulter l’épisode du dogue mais, en contrepartie, je ne manquai pas de lui parler d’Henrike et de mon espoir de la retrouver aujourd’hui même. Mais pour cela, il me faudrait l’appeler et pour cela il me faudrait un mobile plein. Et donc Moussa, parce que le vendeur s’appelait Moussa, je vais utiliser une de tes prises, maintenant que l’achat est fait et que les actionnaires de Relay viennent d’arrondir un peu plus leur fin de mois grâce à cette transaction. Moussa accepta bien volontiers ma requête que j’accompagnais de ma plus avenante dentition. JE ME SENTAIS TRÈS, TRÈS, TRÈS BIEN.

Si bien qu’il me fallait tuer utilement le temps pendant que mon téléphone absorbait un peu de vie. Avaler de la vie ? Je devais en faire de même. Un café trônait précieusement à l’entrée de la gare. J’y commandai un pastis, histoire de me maintenir à flot. Respectueux des us et coutumes locaux, je n’étais pourtant pas certain que le petit jaune comblait usuellement les estomacs indigènes dès potron-minet. Alors que je m’apprêtais à doubler la mise, un gamin faisait son apparition, chaleureusement accueilli par les jeunes tenanciers du lieu. Il s'appelait Enil et nous passerions l’heure et demi suivante à gonfler nos poches de monnaie sonnante et trébuchante.

Enil devait avoir 8 ou 9 ans. Il était rom et se faufilait dans les méandres du bar comme s’il y était né. L’un des serveurs lui glissa discrètement un petit pain dans la main et, pendant qu’il l’avalait goulûment, il fit remarquer aux tenanciers que certaines de leurs affichettes promotionnelles étaient incomplètes. Je réalisai moi aussi que les tarifs manquaient d’harmonie et, comme Enil réclamait un stylo pour combler les espaces vacants, je fouillai mes poches pour lui confier le crayon que tout reporter stagiaire garde auprès de lui. J’en profitai pour lancer la conversation et lui proposai mon carnet de notes pour qu’il laisse libre cours à son envie d’écrire et de dessiner. Il me fit un portrait assez peu respectueux de mes proportions pourtant disgracieuses et me raconta la raison de sa présence en ces lieux. Il était supposé accompagner sa grand-mère et sa grande sœur pour profiter de la foule dense de la zone et récupérer un peu de cet argent qui manquait dramatiquement à sa famille.

La manche sous C

Nous bavardions mais cette séquence prolongée au bar ne semblait pas correspondre à ce que sa grand-mère attendait de lui. Celle-ci vint à notre rencontre, l’engueula et lui ordonna de participer à la quête plutôt que d’exposer ses talents artistiques. C’est en tout cas ce que je compris. Comme JE ME SENTAIS TRÈS, TRÈS, TRÈS, TRÈS BIEN, je proposais à Enil de l’accompagner dans sa collecte et nous nous lançâmes dans une opération TRÈS profitable. Les badauds accostés n’avaient de toute façon pas le choix : ils devaient raquer et je m’en assurais. Prestement. En ces temps pré-Covid, je ne respectais encore aucun geste barrière. Je calais mes lèvres au plus près des leurs, je bloquais leur sillon, ils ne pouvaient que s’arrêter, je leur montrais la mine craquante d’Enil et nous les dévalisions. Cinq minutes plus tard, les poches d’Enil étaient déjà gonflées d’une dizaine d’euros. Dix minutes produisaient la vingtaine. Nous étions TRÈS productifs. Connaissant l’esprit logique des lecteurices du 43000, je ne multiplierai pas ici les fractions, vous laissant calculer le montant de piécettes qui s’accumulaient dans son jean au bout des quarante-cinq minutes qui venaient de s’écouler.

Nichées sous un soleil de plus en plus radieux à mesure qu’il s’élevait dans le ciel et gorgeait la gare de sa précieuse lumière, toutes ces interactions enrichissaient Enil et nourrissaient mon besoin de contacts fructueux. Les Marseillais et autres voyageurs des alentours se montraient généreux, contribuant à me rendre TRÈS, TRÈS, TRÈS, TRÈS, TRÈS BIEN. Notre rémunérateur manège se poursuivit efficacement jusqu’à ce que la maréchaussée des lieux vint se greffer à la danse. Ils étaient deux et celui qui se posait comme l’honorable patron du duo m’alpagua pour me faire comprendre que cette procédure de redistribution monétaire manquait d’assise légale. Avec son accent méridional et son bel uniforme, ce keuf ferroviaire me paraissait soudain l’être le plus doux de toutes les côtes méditerranéennes. J’interprétais sa volonté de nous chasser des lieux comme une subtile preuve d’amour et, n’écoutant que mon cœur sous C, je ne pus résister à l’envie de le prendre tendrement dans mes bras et, pour mieux manifester mon affection, je lui criai dans l’oreille :

« Mais comment se fait-il qu’à Marseille les gens soient si GENTIIIIIILS ? »

Sans doute intimidé par mes impudiques affects, il s’écarta brutalement et, pour ne pas révéler à son collègue la réciprocité de notre coup de foudre, il durcit le ton et nous dégagea sans ménagement. J’eus tout de même le temps d’imaginer qu’il rêvait lui aussi de mutualiser notre récente cagnotte pour la convertir en un somptueux apéro. J’étais TELLEMENT BIEN que j’abandonnais ces odieuses pensées utilitaristes pour laisser Enil et sa famille profiter des presque 100 euros que nous venions de recueillir. Je saluais Enil, avec la tristesse de ces au-revoir qui veulent dire adieu, pour commander un dernier pastis dans le bar qui accueillit notre rencontre. Trinquant, mais seul, en son honneur, je me rappelai soudain les raisons de ma présence dans ce coffre ferroviaire et je retournai voir Moussa et sa précieuse prise électrique. Mon téléphone avait regagné ces pourcentages de batterie qui le rendraient durablement alerte. Et performant. Pensant à toutes ces informations que mon portable renaissant me permettrait d’acquérir, j’entrevoyais déjà les perspectives d’un lit douillet. Voire d’un demi-lit, s’il faudrait le partager avec l’un de mes coreligionnaires du 43000. Mais ma reconquête des strates de matelas, de drap et de housse serait aisée à mener vu les ronflements que je m’apprêtais à leur offrir. Il ne me restait plus qu’à les appeler pour récupérer l’adresse. Il était 9h30 du matin. Le numéro de Mouline n’exhiba que son répondeur. Ceux de Guzzi, Pirson et Cœur-de-Bœuf sonnaient désespérément dans le vide.

Vive l’hôpital public !

Mon ambition de clore enfin ces agapes reportageuses semblait compromise. Me venait alors l’utopique idée de recontacter Henrike et d’espérer entendre, de sa voix suave, des mots qui m’inviteraient à la rejoindre. Cette pensée me permit de me ressentir TRÈS, TRÈS, TRÈS BIEN. Fouillant mes poches pour m’assurer que je détenais toujours mon précieux bout de Diplo doté de son précieux numéro, je ne parvenais à toucher du doigt qu’une fine cargaison de piécettes dédiées à un futur apérotage. Putain, PUTAIN, PUTTTTAAAAIIIINNNN, j’avais perdu ma seule raison d’être sur ces terres méridionales. J’expérimentais la GROßE KATASTROF.

Il ne me restait plus qu’à errer dans ces rues de plus en plus animées dans l’espoir que les quelques euros non encore biberonnés puissent se métamorphoser en opérateur à bavardages de comptoir. Je furetais, en quête du lieu idoine pour une telle transmutation, lorsque mon cœur réagit brutalement à l’information que lui communiquaient mes yeux. Encore une fois, je tombai nez à nez, ou plutôt menton à menton, sur Mouline. Son hémoglobine, encore fluide quelques heures plus tôt, était devenue visqueuse et noirâtre, envahissant sans scrupule tout le bas de son visage. Je le hélai et l’interrogeai sur les raisons de sa présence matinale en ces lieux. Il cherchait un hôpital et, en particulier, son service d’urgence pour se faire recoudre. Généreux, je proposai à mon futur Albator de l’accompagner et ainsi espérer qu’il ôte de sa tête mes multiples tentatives passées de fuir sa présence. Après avoir tout perdu, et surtout l’amour de ma vie, il ne me restait plus qu’à revenir à l’avenir moins radieux que me promettait l’ENL et sa formation aux marronniers journalistiques.

Pendant que Mouline déclinait son administrative identité, carte Vitale à l’appui, je me glissais dans la foule envahissante du hall pour engager une discussion canine et, décrivant la physionomie du clebs qui me mata au cœur de la nuit, j’interrogeai tour à tour mes voisins sur le blaze officiel d’un tel animal. Les réponses allaient au choix du silence poli au rejet agressif. Heureusement, ce sentiment d’incomplétude de l’humain sans C ne dura pas : Mouline avait franchi l’étape 1 et nous étions autorisés à fuir cette plèbe méprisante pour nous rendre dans la salle d’attente de l’étape 2. Le franchissement du sas ne produisit, malheureusement, aucune amélioration : les nouveaux convives ne semblaient pas plus disposés à participer à la discussion « nom d’animal » que je m’efforçais d’engager. Les ingrats. Quant à Mouline, il avait mal. Et cela le rendait égoïste : lui non plus ne manifestait aucune appétence pour les histoires, pourtant savoureuses, que je tentai de lui vendre.

Une infirmière vint mettre un terme à l’injuste mépris que je subissais. Elle nous demanda de la suivre, nous installa dans une petite salle d’opérations douces et nous demanda d’attendre l’intervention de l’interne. Je compris vite que Mouline demeurait focalisé sur ses petits tracas mentonniers : en réponse à mes propositions de dédier ce temps d’attente à dresser la liste des chiens de race et des races de chien, il me suggéra, je cite, de « fermer ma gueule ». Respectant ses vœux de silence, je pris dans les mains la fiole de gel hydro-alcoolique qui habitait la pièce. Je philosophais quant à nos points communs : alcooliques, nous l’étions tous les deux. Mais ce flacon était plus prévoyant que moi. Lui, au moins, avait scrupuleusement respecté le geste barrière anti-gueule de bois : noyer l’alcool dans l’eau. Tout en reconnaissant que je n’avais franchi cette audace qu’en accompagnant mes pastis d’une flopée de glaçons, je répliquai mesquinement que j’avais, à l’inverse, l’avantage d’être sous C et que cela me rendait plus affable que ce gel effacé.

Je m’apprêtai à communiquer ce compte-rendu de ma victoire à Mouline lorsque la porte de notre sphère confinée s’ouvrit. L’infirmière qui nous installa en ces lieux quelques dizaines de minute auparavant fit son apparition, suivie aussitôt de cette interne chargée de suturer le menton de mon souffrant camarade. Henrike. HENRIKE. HHHEEENNNRRRIIIKKKEEE. Je me décomposais. La productivité de ma pompe à lithium atteignait un stade sta-kha-no-vis-te. Même soumise à la fatigue d’une nuit en boite, elle expulsait une beauté paralysante. Et elle semblait aussi surprise que moi de nous retrouver si vite, dans ces circonstances impromptues. Nous nous saluâmes discrètement mais nos sourires béats et nos regards gênés trahissaient une complicité que même l’être le moins empathique de l’espèce humaine aurait pu percevoir. J’observai la précision de son coup d’aiguille sur le menton de Mouline. J’admirai le soin apporté à chacun de ses gestes. J’aspirai tous les mots qu’elle lui adressait pour expliquer son intervention et ce qu’il devrait faire par la suite. Au terme de son intervention, je l’accompagnai dans le couloir et lui proposai de la retrouver à la fin de sa garde. La chance voulut qu’elle ne devait travailler qu’une poignée d’heures ce jour-là et sa besogne était appelée à se terminer dans peu de temps. Je trouvai un banc accueillant face à l’hôpital et l’attendis.

Tandis que la clique des Étaques s’apprêtait à partager sa prose sulfureuse à la gauchisterie marseillaise, Henrike et moi traversions les rives du Vieux-Port en nous racontant timidement nos vies. Nous étions à la mi-décembre de l’année qui précéderait l’entrée en scène du Coronavirus. Le soleil n’était encombré d’aucun nuage et il faisait étonnamment chaud. Henrike m’accompagna jusqu’à la gare Saint-Charles. Il ne restait plus que quelques minutes avant le départ de ce bus qui devait m’emmener à l’aéroport. Pour être certain que ni Mouline ni les autres ne me forceraient à me fader la prose militante des vendeurs de mots, j’avais décidé de rejoindre Lille plus tôt que prévu. Dans l’avion, je tâchai de garder le doux souvenir du fugace baiser d’au-revoir. Je commandai une mignonette de gin, esquissant les premières strophes de ce texte. Mais, à défaut des lèvres d'Henrike, ce sont les bajoues baveuses du dogue qui imprimèrent prioritairement leur empreinte dans mon cerveau. Mes excès me punissaient. Le Dr Kasoif était maudit. Et Jack serait furax : loin du récit vantant les effets subversifs de l'exportation des Étaques en terre marseillaise, il ne récolterait qu'une bafouille sanguine, germanique et animale. Elle n’est cependant pas dépourvue de toute moralité politique : ce texte est garanti sans OGM, sans pesticide et, jusqu’à preuve du contraire, sa composition n’a engendré ni souffrance animale, ni victoire de l’ordo-libéralisme. 

Illustrations : Achille Blaster