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"Du pain, des masques, mais aussi des roses"

« Personne n’a de masques ! Mais regarde-moi ça ! J’hallucine ! Personne se couvre ! » La cinquantaine pansue, FFP2 au menton ‒ sans quoi il lui aurait été plus délicat de vociférer ainsi ‒, l’importun se trouvait à environ deux mètres de moi. La distance de sécurité avait beau être respectée, je ne pouvais m’empêcher de prêter la plus grande attention à la trajectoire de ses postillons, épiant les plus costauds qu’il me faudrait ‒ j’en étais convaincu ‒ esquiver d’une façon ou d’une autre. J’allais quand même pas me faire contaminer maintenant, après un mois de confinement des plus stricts, par un rustre qui jouait au redresseur de torts microbiens, sorte de vengeur masqué des temps modernes. Périlleuse, la situation l’était d’autant plus que je faisais justement partie des gens qu’il conspuait, je veux parler des sans-masques. Des coupables.


Je m’étais enfin décidé à bouger de chez moi. Obligé, c’était soit ça soit crever de faim, et après plusieurs jours de réflexion, j’avais bien fini par me rendre à l’évidence : « Mort du COVID » ferait moins con sur ma pierre tombale que « Mort de faim parce qu’il avait peur de sortir à cause du COVID ». Dehors, il faisait beau, aucune contrail ne scarifiait le ciel et les oiseaux s’en donnaient à cœur joie. Dédiant un sublime chant du cygne aux humains, ils ne boudaient pas leur plaisir de se débarrasser de ces voisins si encombrants qui avaient entraîné la disparition de 400 millions des leurs. « C’est donc ça, la fin du monde », me suis-je dit, étonnamment calme, avant que mes pas ne dévient vers le marché de Wazemmes qui battait son plein en ce dimanche ensoleillé. « Et merde, les revoilà ».

Le type qui gueulait comme un putois avait sans doute de bonnes raisons, mais je ne m’attendais pas à être jugé aussi rapidement. Ok, je n’ai pas toujours été un saint ‒ je préfère être honnête, quitte à vous décevoir. Inutile de dresser l’inventaire de mes erreurs de jeunesse, car aujourd’hui, en matière de gestes barrières et de distanciation sociale, il n’y avait guère plus exemplaire que Jack de L’Error. Une fois n’est pas coutume, j’avais suivi les consignes à la lettre en restant scrupuleusement chez moi. Ma défense me semblait légitime :

« Pardonnez-moi, monsieur, ai-je lancé au Zorronavirus, je ne comprends pas tout…

N’approchez pas ! Reculez ! Reculez !

Ok, ok, on se calme, je suis à plus d’un mètre, ça va, ça va, c’est la porte-parole du gouvernement de la République qui le dit. Je peux vérifier si vous voulez, j’ai toujours un mètre sur moi, ai-je feinté en glissant une main dans la poche de mon futal.

Que voulez-vous ?

Me défendre, monsieur, laver mon honneur ! Je suis un journaliste professionnel, moi !

Couvrez-vous le visage si vous voulez me parler !

Mais je n’ai pas de masque, monsieur, je suis journaliste, je dirais même que je suis un journaliste au-dessus de tout soupçon…

C’est à cause d’olibrius comme vous que des gens meurent ! »

En temps normal, je n’aurais pas hésité à clore cette discussion en lui assénant la botte secrète du style Niten Ichi Ryu que je maîtrise à la perfection ‒ et dont je garde précieusement le secret. Mais elle nécessite un bref corps-à-corps et il était hors de question de prendre le risque que l’enfoiré me transperce le bide du virus qu’il devait assurément porter en lui. La sagesse m’a donc commandé de déguerpir au plus vite, choper à bouffer et regagner ma tanière. « Le métier de journaliste n’est décidément pas une sinécure de nos jours », ai-je simplement songé en me promettant de ne pas oublier cette vérité aussi rudimentaire qu’essentielle. Hélas, cette altercation ‒ la seule que j’avais vécue depuis le début du confinement ‒ n’a pas quitté mon esprit de la journée. Plus j’y pensais, plus la désagréable impression d’avoir fauté me saisissait le bide. Sourcils froncés, je répétais machinalement des « Merde, merde, merde » alternant avec des « T’as merdé, Jack, t’as merdé », tout en me grattant nerveusement le genou gauche et fumant clope sur clope. Avec sa charge sur les « gens qui meurent », le salaud avait réussi son coup : être coupable était une chose, culpabiliser en était une autre.

***

La dernière fois que j’avais ressenti ça, que j’avais éprouvé un tel sentiment de culpabilité, c’était un soir de mai 2017, la veille du second tour de l’élection présidentielle pour être plus exact. Ne me demandez pas comment, j’avais atterri dans une soirée parisienne ultra bobo avec la ferme intention de profiter au maximum du champagne que les hôtes prodiguaient à gogo. Évidemment tout le monde était de gauche ‒ tendance radical chic ‒ et par conséquent, personne ne serait représenté à sa juste valeur dans les urnes le lendemain. Le chagrin des uns se noyait dans les bulles, tandis que la combativité des autres y puisait son éloquence. Après avoir éclusé quelques coupes, j’avais eu le malheur d’évoquer ma « probable » abstention. Sacrilège, l’ancien maire de Paris venait à peine de comparer cette position à celle des communistes allemands de l’entre-deux-guerres afin d’appeler le bon peuple de gauche à élire un président de droite. Mon erreur fut le point de départ d’un interminable débat avec un agrégé d’histoire, une architecte-urbaniste, un documentariste et d’autres gens bien sous tous rapports qui me haïssaient tout autant.

« Comment peux-tu t’abstenir ? m’interrogea le prof. Sais-tu qu’Hitler est arrivé au pouvoir parce que les communistes se sont abstenus ?

Euh… je suis pas communiste moi, répliquai-je, j’emmerde les communistes et, pour être tout à fait clair, Hitler n’est pas arrivé au pouvoir parce que les communistes se sont abstenus, mais parce qu’il a été nommé par Hindenburg sous la pression du patronat qui flippait des communistes… [Oui, je sais, vous doutez qu’un petit gratte-papier provincial puisse rivaliser si brillamment avec un spécialiste de l’Éducation nationale, probablement normalien, et vous subodorez un récit détourné à mon avantage ; or je ne fais qu’exercer mon métier de la façon la plus rigoureuse.]

Ça m’indigne ! sursauta l’architecte en prenant soin d’articuler, espérant par là faire mordre à sa fameuse référence les beaux esprits champenois qui l’entouraient ‒ ce qui m’offrait d’ailleurs une place de choix pour observer la grâce de ses dents immaculées. Ça m’indigne d’entendre ça ! Ma mère était algérienne, jamais je ne laisserai la famille Le Pen arriver au pouvoir ! Jamais !

‒ Ta mère doit être très gentille j’imagine, et je veux bien croire que ce qu’a fait Le Pen en Algérie te dégoûte, mais quel rapport ?

‒ Le rapport, trancha le caméraman mondain, c’est que c’est à cause d’énergumènes comme toi soi-disant de gauche que les fachos peuvent gagner ! »

Là non plus, je n’ai pas pu utiliser la prise ultime du Niten Ichi Ryu. Pas pour une histoire de virus bien sûr, j’avais simplement quelques intérêts à préserver, à commencer par une source sensible devant laquelle je devais faire bonne figure. Fort heureusement, d’ailleurs : quand je repense aux dizaines de coupes de champagne disposées dans la pièce, mon attaque aurait entraîné un carnage on ne peut plus sanguinaire. Quoi qu’il en soit, ce soir-là ma cuite m’incommoda plus que d’ordinaire. Et je m’endormis, certes comme une masse trébuchante et ronflante, mais aussi habité par la même affection qui m’animait aujourd’hui, après la condamnation publique que j’avais subie au marché : la culpabilité.

***

Au téléphone, le camarade Bruegel de Bois ne cessait de tousser, si bien que je devais redoubler d’attention pour comprendre son redoutable charabia.

« Ça va, Bruegel ? me suis-je enquis, sans cacher une légère inquiétude. T’as pas l’air de…

Ça va nickel… teuh teuh teuh… je pète la for… teuh teuh teuh…

Euh… t’es sûr ? Tu tousses beaucoup… t’as pris ta température ?

Inutile ! teuh teuh… ça va super ! »

Bruegel m’expliqua tant bien que mal qu’il avait entamé un traitement préventif radical contre le COVID. En effet, il avait entendu aux infos que les fumeurs étaient moins représentés parmi les malades, possiblement grâce à la nicotine qui agirait comme un rempart. N’écoutant que son instinct de survie, il s’était alors précipité au bureau de tabac le plus proche pour se procurer 30 paquets de Camel de 25 unités, ce qui représentait un lot de 750 garos qu’il s’était mis en tête de fumer en se soumettant à une méthode quasi raoultienne : « Je pense que fumer une clope toutes… teuh teuh teuh… toutes les 10 minutes est un minimum, ce qui fait 6 par heure… teuh teuh teuh… Si j’enlève les 8 heures de sommeil dont j’ai besoin, je… teuh teuh teuh… je dispose de 16 heures pour fumer, donc fumer 96 clopes… teuh teuh teuh… soyons pas psychorigides et arrondissons à 100 clopes par jour. Si je calcule bien… teuh teuh teuh… je peux tenir une semaine. » L’absurdité de son explication ne fit que confirmer l’ampleur de la folie que je mesurais chez lui, au moins depuis qu’il avait voté pour Francis Hollande ‒ dès le premier tour. La crise sanitaire l’avait juste exacerbée, et il me fallait couper court à son délire. « Écoute, mon pote, j’espère que tu m’oublieras pas le jour où on te décernera le prix Nobel de médecine, mais là je veux te parler d’autre chose… Un cas de conscience professionnelle. » Je lui racontai alors l’échange avec le psychopathe, mon honneur bafoué et la culpabilisation. Étrangement, Bruegel redevint raisonnable, mais ne farda pas son agacement : « T’es malhonnête, Jack ! Tu dis au gars que t’es journaliste, sous-entendu que t’es en train de travailler, alors que t’es pas sorti de chez toi depuis un mois ! Tu vois c’est ça le problème avec toi, tu fais plus de terrain, ça fait cinq ans que tu fais plus de terrain, ça fait cinq ans que t’es confiné ! Et puis quoi, tu crois qu’être journaliste te dispense de porter un masque ? »

***

J’en avais pas, de masque, et la dernière fois que j’avais arpenté le monde réel, personne n’en portait. Aussi le constat était-il sans appel : j’étais, moi, Jack de L’Error, complètement déconnecté. Et ça me faisait encore plus mal que l’accusation d’homicide involontaire portée à mon encontre quelques heures plus tôt. J’ai pris le temps de réfléchir. Étais-je un imposteur ? Avais-je usurpé mon titre de journaliste ? Mon biographe n’arrêterait-il pas son histoire au moment où j’avais abandonné le terrain ? Enfin, plus grave, pourrais-je encore conserver mon poste de directeur d’une prestigieuse école de journalisme ? Ces interrogations se bousculaient, provoquant un violent ressac dans ma caboche. Je devais me ressaisir, je devais agir. Prenant mon courage à deux mains, je me suis tout à coup écrié : « El periodismo o la muerte ! »

C’est ainsi que, muni d’une vieille carte de presse acquise en 6e pour ma participation au journal du collège ‒ expérience inoubliable ‒, d’un carnet, un dictaphone, un appareil photo et de mes lunettes noires, je suis parti en quête d’un reportage, malgré le danger évident que j’encourais. L’angle importait peu, il me fallait seulement du terrain car je savais pertinemment que le reste suivrait à mesure que je rencontrerais le chaland, même si, ce dernier étant plus confiné qu’un pangolin apeuré sur les étals du marché de Wuhan, la tâche ne s’avérait pas aisée. Cependant, les rues n’en étaient pas plus dépourvues de vie. Il suffisait de lever les yeux pour lire la colère que les gens affichaient à leurs fenêtres, leurs portes ou sur n’importe quel autre support. Des mots de révolte qu’il s’agissait de capturer, de garder en mémoire dans le monde d’après. Traque jouissive. Encore une fois, le terrain me tirait d’affaire, et j’en redemandais. En chasse jusqu’à la fin du confinement, chaque jour à l’affût des rugissements que les fauves laissaient échapper de leurs cages.

***

Je n’étais pas coupable, ces dizaines de messages le hurlaient. Qui avait foiré dans cette histoire ? Qui n’avait pas pris la menace au sérieux ? Qui avait défoncé l’hôpital ? Qui avait vidé les réserves de masques ? Qui nous avait recommandé de ne pas en porter ? Qui nous avait incités à aller au théâtre malgré les risques ? Pas moi, pas nous. Pourtant, on me rabâchait, on nous rabâchait : « Ceux qui sont hospitalisés sont ceux qui n’ont pas respecté le confinement » ; « Le déconfinement sera repoussé si les Français se relâchent » ; « La liberté retrouvée sera conditionnée au civisme des Français » ; etc. Dernière parade d’un pouvoir aux abois, propagande copieusement relayée par quelques médias aux ordres.

Mais je le répète : je n’étais pas coupable, nous n’étions pas coupables. Tous ces messages qui fleurissaient dans la ville n’appartenaient pas à une vaste opération culturelle de Lille3000. C’étaient, pour reprendre les paroles de Christophe Khider à propos de l’effet que provoquait l’évasion réussie d’un taulard, « comme si quelqu'un était passé au-dessus de la prison et avait jeté des milliards de pétales de rose ». Ces pétales de rose n’étaient pas inoffensifs, ils signifiaient aux salopards : NOUS N’OUBLIONS PAS. NOUS N’OUBLIERONS PAS.