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Les nuits lilloises ou la politique du pilonnage

Si je voulais rigoler, je n’écrirais pas ce billet. En revanche c’est bien parce que je tenais à m’amuser, avec et comme d’autres, que je me suis pointé rue Henri Kolb dans la nuit du samedi 11 janvier. Hélas, ce qui semblait être une soirée foutrement festive a pris l’allure d’une confrontation directe avec les forces de l’ordre. Car nous n’avons plus le droit à nos nuits.


• C’est un fait. Il devient de plus en plus compliqué de sortir et de faire la fête dans cette putain de ville. En tout cas la fête comme on la vivait dans les nombreux bars ou cafés-concerts qui ont baissé leurs rideaux ces derniers temps. Les autorités répriment, prononcent des fermetures administratives à tour de bras et redirigent les nuits lilloises vers les structures municipales ou le secteur Masséna, vulgaire « rue de la soif » où la « beuverie express » se pratique dans les règles de l’art. Si vous voulez en savoir plus, je vous invite à vous procurer le dernier numéro de La Brique qui décortique cette politique dont le seul et unique résultat sera de nous « faire crever d’ennui ». Et ce ne sont pas les gens qui étaient présents lors du débarquement policier de la rue Henri Kolb qui diront le contraire.

Alors, venons-en aux faits.

J’étais au Circus, où un petit concert endiablé réchauffait les âmes engourdies par le froid. D’abord ça a commencé par une patrouille de la municipale qui faisait, comme toutes les semaines, sa ronde de nuit. Objectif ‒ sous prétexte d’intervenir suite à une plainte des voisins : vérifier si les bars respectent le règlement ou, plus justement, chercher la petite entorse qui permettra de verbaliser. Les agents reprochaient au patron d’émettre trop de décibels et, surtout, de laisser sortir des clients avec des verres. Ils n’avaient beau avoir vu dehors qu’une personne avec un gobelet en plastique vide à la main ‒ qui s’avéra ne pas être un client du Circus ‒, ça ne faisait pas de différence à leurs yeux : il y avait ENTORSE AU RÈGLEMENT. Selon toute vraisemblance, il leur fallait quelque chose à se mettre sous la dent. Et je pouvais peut-être les aider :

« Pourquoi vous n’allez pas faire un tour rue Masséna ? Là-bas vous aurez de quoi verbaliser…

‒ Vous inquiétez pas, Monsieur, a répondu un agent, on finit le travail ici et après on y va.

‒ Ah, d’accord. Mais ce n’est pas prioritaire pour vous ? À l’heure actuelle, c’est le chaos là-bas : y’a du monde partout dans la rue, partout ça boit, et même dehors. En plus vous trouverez bien quelques mineurs [je disais ça… je disais rien, moi]

‒ Oui, oui, Monsieur…

‒ Ça ne vous dérange pas plus que ça que des mineurs s’alcoolisent rue Masséna ?

‒ Si, Monsieur, ça me dérange. On finit le travail ici, et on y va. »

Seulement, « après », ils ne sont pas allés dans la rue Masséna, mais juste cinquante mètres plus loin, pour poursuivre le « travail » au Resto Soleil. Là, c’était plus compliqué. Vous comprenez, devant ce bar personne n’avait de verre à la main. Même vide. Alors, comme il fallait malgré tout faire le « travail », les policiers ont reproché au patron le bruit que ses clients faisaient devant l’entrée… Rien de plus. Ça aurait pu en rester là, mais leur présence qui semblait s’éterniser a fait pire que mieux. Les clients sortaient et les passants s’arrêtaient pour observer la scène. Certaines personnes demandaient des explications et les agents ont certainement eu le sentiment de se faire déborder. Alors, réflexe quasi pavlovien, au lieu de partir, humblement, ils ont appelé du renfort. Soit une petite dizaine de flics, de la nationale cette fois. On ne rigolait plus du tout.

Un type plus qu’un autre montrait son exaspération. Il s’agissait d’un salarié du Resto Soleil qui organisait, ce soir, sa… soirée d’anniversaire. Depuis plusieurs semaines il voyait les flics débarquer chaque week-end, mais là, pour son anniversaire, c’était la goutte de bière en trop. Il a donc sorti son téléphone et a pris des photos de la police en plein « travail ». Le remarquant, un agent lui a demandé d’arrêter en le menaçant de confisquer son appareil. Et au terme d’un bref échange, dans lequel l’employé du bar n’a rien dit de pire que « Pourquoi vous nous emmerdez tout le temps ? », « On se souviendra de ça » ou encore « C’est bon, laissez-moi tranquille », les policiers l’ont interpellé. Aussi simplement que ça.

  

  

Furieux et dégoûté, le patron du Resto Soleil a crié : « Vous arrêtez un de mes salariés ! Il travaille ici ! … D’accord ! C’est comme ça ! On ferme ! On ferme ! On ferme ! » Il a demandé à son portier de vider le bar et, comme il s’agitait, un policier l’a conduit à part pour relever son identité. Alors j’ai demandé à ce dernier :

« Pourquoi vous relevez son identité ?

‒ Ce monsieur ne respecte pas le règlement, Monsieur.

‒ Qu’est-ce qu’il a fait ce soir ?

‒ Il y a trop de monde devant son bar…

‒ Ah… ?

‒ Et ça fait du bruit.

‒ Et pourquoi vous avez arrêté un de ses salariés ?

‒ Ivresse sur la voie publique.

‒ Ah bon, et vous avez fait un éthylotest ?

‒ Oui.

‒ Vous savez que c’est faux.

‒ Si, nous l’avons fait [c’était faux : le premier test d’alcoolémie a été réalisé à l’hôpital et a révélé ‒ vous vous en doutez ‒ le taux de quelqu’un qui vient de fêter son anniversaire].

‒ Ce n’est pas plutôt parce qu’il vous a pris en photo que vous l’avez arrêté ?

‒ Il n’a pas le droit de nous prendre en photo.

‒ Si, c’est parfaitement légal.

‒ Non c’est illégal. »

Vous comprenez sans doute que la conversation que j’essayais d’avoir avec ce policier ne menait à rien. La rue était à présent remplie de monde. Les fêtards auxquels on avait coupé le houblon sous le pied, ne comptaient pas, visiblement, débarrasser le plancher. Certains ont entrepris une sorte de sit-in et, pendant un temps, ont bloqué la route. C’était un bordel sans nom et on voyait bien que la police ne pouvait plus y faire grand-chose. Après avoir contrôlé le patron, mon interlocuteur est allé rejoindre ses collègues. Sans voir que je lui collais aux basques, il leur dit, ferme : « On va le pilonner, lui et son bar ». Aussi ai-je dû le surprendre quand j’ai repris, dans son dos :

« C’est une façon de parler, Monsieur l’agent ? Vous voulez le pilonner ?

‒ Euh… écoutez, vous ne connaissez pas ce patron. Je vous assure qu’on a plein de problèmes avec lui, il ne respecte jamais le règlement.

‒ Mais il a réalisé tous les travaux d’insonorisation nécessaires, il a l’autorisation d’ouvrir jusqu’à trois heures, le portier interdit systématiquement aux clients de boire dehors… la seule chose que vous lui reprochez c’est d’avoir des clients devant son entrée.

‒ Ils bloquent le passage, il y a un trouble à l’ordre public.

‒ Mais avant votre intervention, ça ne dépassait pas le trottoir ! »

 

Au moment de l’arrestation : les policiers municipaux regardent, au loin, les policiers nationaux embarquer le salarié du Resto Soleil. Remarquez que la rue est dégagée, c’est même plutôt calme.

Quelques minutes après l’arrestation : la rue est bloquée, les fêtards et fêtardes protestent ; ils ne veulent pas partir.

Il m’a tourné le dos et a lancé aux autres : « Il va falloir dégager la rue ». Ceci dit, la seule façon d’y parvenir ‒ lui comme moi le savions très bien ‒ était d’employer les grands moyens, autrement dit appeler du renfort. Ce qui aurait ajouté au désordre ambiant. Alors ils ont plutôt attendu, essayant peut-être de se fondre dans la masse. À quelques mètres, les trois agents de la municipale qui étaient arrivés en premier, patientaient. Ils semblaient paumés et, à nouveau, je pouvais probablement les aider :

« Alors, cette rue Masséna ?

‒ On vous a dit, Monsieur, on finit le travail ici et on y va.

‒ Excusez-moi mais il m’est avis que le travail est fini ici. Le Circus et le Resto Soleil ont fermé. Maintenant vous pouvez intervenir rue Masséna.

‒ Bien sûr…

‒ Moi je veux vous accompagner. Je suis journaliste et ça m’intéresse de voir comment vous faites votre travail là-bas. On y va ?

‒ Bon, je vous demande de ne plus nous parler.

‒ Bah pourquoi ?

‒ C’est tout, ne nous parlez plus.

‒ Sinon quoi ?

‒ Sinon rien. Mais là on ne veut plus vous entendre. »

Finalement la police s’en est allée. Discrètement, piteusement, sous les huées des dizaines de fêtards qui occupaient encore la rue. Avait-elle compris que son « travail », ce soir, n’avait servi à rien ? Percevait-elle le désordre qu’elle avait causé ? En tout cas, elle avait sans doute constaté qu’elle n’était pas la bienvenue.

Pour finir, vous voulez peut-être savoir si les agents sont intervenus rue Masséna. Eh bien non. Les bars y marchaient à plein régime, c’était blindé de monde, sur les trottoirs et sur la route. Les échos des musiques, les discussions, les cris, le brouhaha général vous faisaient trembler les tympans. Mais ici c’est une zone privilégiée, choisie par la mairie comme cœur de la vie nocturne : donc pas de municipale. Cette dernière avait préféré poursuivre son « travail » au Daara J, un autre petit café-concert de Wazemmes… Et le lendemain, des policiers sont revenus en force au Resto Soleil dont le salarié avait été libéré le matin à neuf heures. Cette fois ils voulaient savoir si le patron, qui exerce depuis des années, possédait bien une licence IV. Ainsi veulent-ils le pilonner. Comme ils ont pilonné le Salsero, dans cette même rue Henri Kolb. Comme la mairie pilonne nos nuits. Bientôt, à Lille, la vie nocturne ne sera plus qu’un champ de ruines. •

Rue Masséna : où est la municipale ?