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Je me suis fait jeter de Grindr...

C’est un camarade de longue date qui nous a proposé le texte suivant. Un type qu’on a vu grandir et qui a assisté à quelques-uns des plus glorieux faits d’armes du 43000 ‒ ça en dit long sur la relation qu’il entretient avec notre école de journalisme si prestigieuse qu’il n’a pourtant jamais intégrée faute d’argent pour honorer les frais d’inscription. Comme pour un paquet de gens, l’année 2020 lui aura laissé des traces, douloureuses et libératrices à la fois. Et il fallait en plus qu’il se fasse bannir de Grindr pour… « apologie de la violence ».


J'avais 20 ans, au bistrot, je rencontrais un homme : onze années d'entropie plus tard, il me quittait, ou inversement. Onze longues années dans lesquelles je me suis endormi, à tenter de faire mieux, à « faire mon devoir », pour qu’en fin de route on se déçoive et se laisse aller dans notre cellule.

J'allais parfois sur Grindr. Grindr c'est l'application de merde où tout le monde va. Il y a bien Hornet, mais c'est beaucoup moins fréquenté et moins chaud. Dans Grindr, pédés, hétéros curieux, bis incertains, trans plus ou moins transis et autres nuances se toisent, s'encanaillent, s'allument, se chauffent inutilement et parfois se consomment avec plus ou moins d'ardeur.

J’y allais pour jeter un œil, voir ce que je valais sur le marché, pour me rassurer. En point de vue hétéro classique, celui qui tend à être en couple et fidèle (puisque c'est le paradigme dominant), oui, personne n'est parfait, pas moi en tout cas, mais j'espère ne pas avoir été trop sale : j'avais une timidité et une pudeur qui m'ont certainement amené à réellement aller à l'acte seulement une ou deux fois en dehors du couple via l'application... D'autres fois aussi, en dehors de Grindr, quand le quotidien dérape à la lueur d'une cigarette, dans un recoin de l'ivresse.

L'autre n'était pas parfait non plus : on le savait tous les deux. Et ça me convenait bien. Allez quoi, au final, laisser passer sa vingtaine et sa jeunesse auprès d’un partenaire exclusif, malgré quelques petits écarts, ne pas prendre la voie de ses contemporains qui explorent leurs corps et leurs sexualités sans modération, n'était-ce pas le plus beau cadeau pour un gars qui voulait ranger sa vie, se poser à la trentaine révolue ?

L'échéance du couple s'est faite en deux temps. D'abord le confinement arrive, impossible pour moi d'organiser mon exfiltration en dehors de notre lieu de vie. Les choses se figent, comme un hiver qui n'en finit pas, je dors et télé-travaille dans la même pièce. J'enchaîne les cubis de vin rouge pour trouver le sommeil, je suis un zombi qui erre la nuit dans l'appartement, j'hiberne et perd la notion du temps. Mon esprit se cristallise. Puis vient le déconfinement, je déménage. En sortant de l'appartement, c'est la torpeur qui entre. La claque est monumentale.

Je vis en collocation pour la première fois à trente et un ans. Clairement abîmé, je fonds et découvre un corps que j'avais oublié il y a longtemps. Ce corps qui m'use : je tremble, je suis pris de vertiges, mon dos se tend constamment, je gerbe dans la rue mais non d'ivresse, je souris un peu gêné, « ne vous inquiétez pas, c'est normal, c'est dans l'ordre des choses ». Je ne parviens pas à pleurer. J'ai zéro motivation. La peur me prend et me tétanise. Que se passe-t-il ? Même cuisiner devient un calvaire. Un peu comme les minutes de silence, tout s'arrête, ne reste qu'une silhouette debout au milieu de nulle part.

Grindr et ses imperfections est là. Je cherche quelqu'un qui pourrait me faire du bien, retrouver une présence, me fabriquer un ami sur qui compter, bon sang, quelqu'un qui pourrait me masser et débloquer ce satané dos. Les photos que j'arbore sont toutes un peu nulles, on voit la déprime au travers. À ce moment-là, je mets en place ma propre thérapie : je marche dans les rues. C'est le temps des manifs pour les soignant.es, le mouvement Black Lives Matter débute. Je marche, je retrouve des tas de gueules qui m'ont manqué. Je savoure ces moments collectifs, où je peux me fondre dans la masse, où mon malheur s'estompe, je m'oublie et me renonce, ça me laisse un peu de répit.

Un moment, parmi ces moments de joie et d'affirmation, à l'abri des cordons de CRS, une barricade se dresse, les flammes sont belles et je souris. Une rupture dans l'espace urbain, une beauté quasi-révolutionnaire trouble la quiétude de la rue Gosselet. L'occasion est là, faisons une photo. Ainsi, je pose devant ces cadavres de poubelles en cours d'incinération. Veste de bureau, un peu soigné, sourire à la gueule et pouces levés, le décalage est comique. Ce sera ma photo de profil Grindr, à mon image. Le ton est donné, voici donc le ch'ti pédé rouge à l’œuvre : potache.

La photo fait vite son effet. Je reçois des messages, des remarques amusées, des salutations prometteuses. Elle ne laisse pas indifférent, c'est le but. Ça ne dure que quelques heures et je continue ma vie. Je tente une connexion le soir même. Impossible. Je découvre que j'ai violé les conditions d'utilisation. Je suis définitivement banni. La sentence est tombée, brutale, froide, sans appel, sans avoir vu qui m'accostait, sans prévenir pour sauver mes archives. Merde, Grindr me lâche au moment où j'en ai le plus besoin.

Je me renseigne un peu, je vois des écrits d'autres types qui se lamentent sur des forums. En fait, Grindr se réserve le droit de faire à peu près ce qu'il veut et ne cherche pas vraiment midi à quatorze heures. J'envoie une demande pour comprendre le pourquoi du comment, je reçois une réponse standardisée : je connais mon crime, j'ai fait de « l'apologie de la violence ». C'est du moins comme ça que j'ai probablement été signalé par d'autres utilisateurs, Grindr n'a fait qu'avaliser la chose. Paradoxe énorme, preuve de notre émancipation depuis les émeutes de Stonewall en 1969 (qui ont connu des barricades et une bonne dose de violence) qui débouchent sur nos marches des fiertés rituelles (Pride) : il peut aujourd'hui exister des homos de droite dont la nécessité identitaire n'est plus une priorité en terme d'existence au monde. Cela ne se passe pas n'importe où, cela se passe sur l'autel de ces poubelles qui servent à l'affirmation d'autres minorités au monde.

Dans ce cas, c'est un gigantesque foutoir, comment rencontrer mes semblables ? Dans mon histoire homosexuelle, je fais ce que tous les autres font. On se cherche constamment, il y a même un mot pour ça : le gaydar, contraction entre gay et radar, une espèce de sixième sens pour se détecter entre nous dans un monde qu'on sait pertinemment hétéro. Ce sont des codes, ce sont surtout des regards qui se croisent, on se calcule, on se tâte, on se tourne autour puis parfois, on s'accoste. Si, dans un cadre Grindr, il est clair que je suis gay, il n'en est pas la même dans l'espace public qui devient le lieu de rencontre puisque banni du confort de l'application. Problème : à la manière de ce qu'on appelle un white pass dans la lutte des personnes racisées (être perçu blanc par le commun des mortel.les), je bénéficie d'un hetero pass. Je ne sais pas si c'est un privilège que je m'accorde ou si c'est une sorte de conditionnement inné ou une culture de la contradiction, mais je suis fondu dans le décor, dans le paysage patriarcal. J'ai construit à 16 ans cet homo-là, l'homo qui ne dérange pas. Quinze ans plus tard, je l'exécute. Nouveau coming-out qui ne plaira sans doute pas à tout le monde.

Act Up le signifiait bien, Silence = Mort. Être visible est devenu vital. Les questionnements posés dans le film 120 battements par minute illustrent bien la nécessité de refuser de mourir dans l'indifférence. C'est tout naturellement que je navigue entre les époques, celle d'avant mes vingt ans et aujourd'hui, mais aussi dans l'ensemble des luttes LGBT et LGBTQIF. Je suis de cette histoire, c'est mon héritage et ce sera mon héritage à la communauté. Je suis de ces pédés flanqués dans le monde inutilement et pourtant essentiels, je suis de ces êtres qui habitent le jour et la nuit un peu folle parfois. Tant pis si nos désirs font désordre, tant pis s'il ne faut pas être respectables pour être respecté.es. Une semaine plus tard, je joue de l'iconologie gay, je me fais pousser une moustache, j'ose mettre ma marinière que je gardais au chaud parce que je me trouvais trop gros. Actons, actons définitivement et marquons au fer la chose. Voilà-t-il pas que se pose l'évidence de me faire tatouer : dans cette même semaine, je sors des Tanneurs (les nouveaux travailleurs du Queer) avec ces deux triangles sur l'avant-bras gauche. Le symbole, lui aussi évident, l'un rouge pour ma vie militante, l'autre rose pour ma vie sexuelle. Ce triangle rose, celui des déportés homosexuels, retourné en fierté gay, celui qui est devenu le logo d'Act Up. J'ai arraché mon hetero pass.

La cicatrisation se passe mal, je picole beaucoup trop pour trouver le sommeil, ça empêche mon sang de coaguler normalement. La cicatrice me fait souffrir, c'est un peu gênant, mais tellement cohérent. Je suis obligé de le laisser à l'air libre, la douleur supportable est constamment présente. Je suis un écorché vif dans les rues de Lille, littéralement et aux yeux de tou.tes... Je croise quelqu'un que vous voyez qui c'est et qui remarque le changement : « c'est quoi ça ? », il me touche le bras d'un geste brusque, presque automatique. « Aïe ! Tu me fais mal ! » C'était la première fois qu'on se voyait depuis la séparation.

Et maintenant ? Qu'ai-je à faire ? La vie continue, que font les petits pédés comme moi ? Je me suis fait jeter de Grindr, est-ce une bonne ou mauvaise nouvelle ? Je suis obligé de sortir. Pendant que mes ami.es hétéros font des gosses un peu partout et s'occupent de leur patrimoine génétique, pendant qu'une nouvelle génération militante débarque, que je deviens le doyen de mon collectif, parce que les hétéros se casent et ont moins de temps, parce que la famille, toujours la famille. C'est bien, vos enfants seront des futurs Pédés. Les cigales dansent pendant que les autres travaillent pour subvenir à leur progéniture.

C'est donc ma condition qui est en jeu. La vie fait peur, on a l’absurdie bohémienne et les angoisses dans la peau. Nous existons au monde et nous faisons ce que nous avons toujours fait : nous dansons sur la vie, nous dansons sur nos morts et nos malheurs individuels et collectifs. Notre oppression c'est notre amour, l'amour est une rencontre entre les corps. La danse est émancipatrice pour nos corps, nous laissons couler nos vies sur la mélodie du monde, nous cherchons notre propre oubli et domptons la perte de contrôle. Nous acceptons en toute indépendance et consciemment d'être à la dérive sur la surface d'un océan sans fond. Dalida, les bandes originales d'Été 85 ou de 120 battements, Étienne Daho, Smalltown Boy, Freddie Mercury, Lescop, Eddy de Pretto, Mylène Farmer, les Village People... la playlist rose est longue pour toute la nuit. Nous dansons seul ou ensemble, nous nous oublions, nous faisons ce geste parce que la liberté l'exige. Nous gesticulons comme preuve que nous habitons bien le monde, il n'y a que ça à faire