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Dérives urbaines : de la théorie à la zingue

C’est l’histoire d’un papier qui n’a jamais tenu ses promesses. Un papier qui avait pourtant bien commencé comme toujours ‒ et qui s’était fracassé contre nos propres turpitudes. Un papier qui a fait la honte de notre si brillante école de journalisme dont la dorure pâlissante de son blason nous commandait d’en finir une bonne fois pour toutes. Un papier ? Non, une real interview de camarades lillois qui venaient de produire un bon son brut pour les truands. Bien plus que des rappeurs, des zingueurs. Autrement dit des gars peu recommandables, mais plein d’entrain.


Dérives urbaines, c’est le titre du vinyle qu’ils avaient pressé en avril 2017, à 300 exemplaires. Cette année-là, les carottes étaient clairement cuites, la trap gangrénait le rap, et eux, a contrario, se la jouaient à l’ancienne. Trois potes qui avaient bossé ce projet pendant un an, en autoproduction, dans un deux pièces, entre la salle de bain et la cuisine, avec pour résultat un boom-bap sérieux et authentique, bien qu’assez sauvage. Un projet qu’on voulait relayer.

Dérives urbaines, c’était aussi un concept qu’on avait envie de questionner. On savait que ce truc leur tenait à cœur, tant ils l’avaient pratiqué jusqu’à le théoriser. En fait, « dérives urbaines » était la traduction imagée et intelligible de « zingue ». Certains penseront aux situationnistes, à Guy Debord et sa Théorie de la dérive décrite en 1958, et ils diront que les zingueurs n’ont rien inventé. Ils auront raison, et tort. Car on n’est pas sûr que Guy Debord serait partant pour une zingue. On peut même penser que ça le ferait flipper. Bref, pas de polémique. Dérive urbaine ou zingue, ce n’est pas qu’une pratique, c’est un mode de vie propre à nos villes modernes, brillantes et hardcore. De quoi piquer notre curiosité.

Dérives urbaines, enfin, ça représente peu ou prou le comportement des deux petits salauds de journalistes du 43000 ‒ qui se garderont bien de révéler leurs identités ‒ qui ont excessivement tardé à boucler ce papier. Il y a deux ans, munis de leur H2Zoom, d’un dictaphone de secours, d’un ou deux carnets et de canettes tièdes, ils avaient mené une interview de haute volée. Tovee, Sheko et Pcho avaient accepté de causer de leur Dérives urbaines dans un parc, sur l’herbe, à la fraîche. Hélas, après coup, les journalistes s’étaient dérobés, au gré des vents. Et cette histoire d’« interview » a traîné, mois après mois, au point de devenir un sujet de blague fâcheux… jusqu’à aujourd’hui, donc, la voici :

 

C’est pas la première fois que vous faites de la musique ensemble ?

Tovee : Non, avant on faisait du son ensemble. C’étaient tous les trucs LPI, LCF, et Mix-down.

Vous étiez une bande de Lille, du quartier Saint-Maurice, non ?

Tovee : Non, pas que. Villeneuve, Saint-Maurice, Marcq-en-Barœul. On tournait autour des squats qu'il y avait à l'époque, genre le D’Arras. On avait sorti des trucs, les premiers trucs qu'on avait enregistrés, c'était au D’Arras en 2006.

Pour ce qui est de Dérives urbaines, on peut dire que le projet est bien différent des mixtapes que vous avez faites avant, des enregistrements dans les squats, des squeuds que vous graviez à la pioche artisanale et que vous refiliez à prix libre en soutien à des caisses anti-rép’. Vous passez à un truc supérieur, là ?

Sheko : On sait pas si « supérieur », c'est le bon mot. C’est un autre truc ouais, c'est différent... Mais c'est lié à l'objet, en fait, parce qu'on voulait faire un vinyle. On aurait pu faire des CDs. Les CDs, c'est gratuit, et les foutre à prix libre pour alimenter des caisses de soutien, c’est différent. Là, c'est juste que l'idée de base, très vite, ça a été de faire un vinyle.

Et elle est venue comment, cette idée ?

Tovee : Ça nous faisait tous kiffer. C'est pas un truc « supérieur », mais c'est un truc qu’on n’avait pas encore fait, de se dire « Vas-y, viens, on essaye de se faire un truc énervé », un truc différent de la mixtape où chacun écrit son texte de son côté. On met pas un an pour enregistrer, on enregistre tout en deux semaines, histoire qu'on ait la même voix, qu’on ait la même motiv’, les mêmes réglages… C'était une première pour nous.

Sheko : Dans le Hip-Hop, le vinyle, c'est le support… pas roi, mais c'est bien, quoi. C'est le truc à l'ancienne. Les mecs, ils scratchaient sur ça, ils passaient ça, c'est sur ça qu'ils faisaient leurs premières instrus. C'est un support qui nous éclatait tous. Et en fait, mine de rien, en faisant des vinyles, tu dois te préoccuper de beaucoup d'autres choses, tu vois. Le vinyle, ça veut dire que c'est pas toi qui le presses, y'a un mastering, etc… Et comment tu fais circuler tes vinyles ? T'en as quand même 300, ça serait bien que tu les écoules, ça coûte quand même une blinde. Du coup, c'est d'autres préoccupations. C'est un autre truc.

Un truc plus… commercial, aussi ?

Sheko : Ouais. Y'avait quand même l'idée qu’il fallait faire un maximum de maille, depuis qu’on est gosses on rêve de devenir riches, quoi… Non, notez pas ça, je déconne. En vrai, le but c'est de se rembourser, et de pouvoir faire d’autres vinyles. Du coup, on vend l’album à huit balles, et il nous coûte six. On s'est motivés à faire un label, Kejné Records. Quitte à avoir ce rapport à l'argent, qu'on n'avait jamais eu avant, on s'est dit « Viens, on essaye de faire en sorte qu'il y en ait d'autres qui puissent ne pas l'avoir ce rapport à l'argent ». Par contre, ça a été de vraies discussions autour de ça : prix libre, prix coûtant, prix avec une minimarge, c'était une vraie question.

Ok… et niveau business, vous êtes comment ? Vous le vendez comment, le vinyle ?

Sheko : On le vend sur Lille. Il est à Rockmitaine, on en a laissé trois à Quelque part records, et on en a laissé une dizaine à Tempo records, une boutique à côté du Métropole qui a fermé depuis… Et après dans les distros des copains, des tables de distribution, dans les milieux alternatifs. Ça, c’est pour le vendre, mais l’album est aussi en libre téléchargement sur Mix-down.net, et il est sur Youtube.

Vous vous y êtes pris comment alors, en termes de production, en « studio » ?

Tovee : On a fait ça chez Sheko, avec quelques petits allers-retours à Marseille où y'a des oreilles amicales avisées. Mais essentiellement à la case de Sheko, pour tout ce qui est production et mixage. Et pour le mastering, on a fait appel à un professionnel qu'on a payé 250 balles.

Chez Sheko, héhé ? Dans son appart’ ?

Tovee : Ouais, il s'est mis bien, lui. Il s'est fait une cabine d'enregistrement dans sa salle de bain, avec moquette d'insonorisation, et tout, quoi. Du coup, lui il est dans la bre-cham et moi au mic’ dans la salle de bain.

Ah ouais… mais… tu peux encore te doucher chez toi, Sheko ?

Sheko :

Ok, ok, on n’insiste pas… ça reste de l’artisanal quand même… Et comment vous avez bossé niveau écriture de textes ? C’est Tovee qui fait les paroles ?

Sheko : On a bossé à trois sur les trucs. Après, c'est les trucs un peu classiques : chacun a son domaine. Moi je fais plutôt les boucles, Pcho les scratchs et Tovee les textes, même si sur la version MP3 y’a d’autres gens qui rappent, des copains qu’on a invités... Derrière ça, on s'organise pour choisir les instrus, pour tel ou tel texte. Par exemple, pour pas mal de morceaux, on a enregistré deux trois textes sur deux trois instrus différentes, pour choisir la bonne.

Tovee : Sur le vinyle, y’a que moi qui rappe, sur Internet y’a d'autres personnes. Y’a Pasione qui rappe, Kalux de Marseille, Soper aussi, ou Nebar. Les deux morceaux, c'est en mode clique, 7lettres ou QDLZoo, c'est que d'la zingue.

Et pour les textes, c’étaient quoi les thèmes que vous vouliez aborder, si y’en avait ?

Tovee : Oui, dis-toi, c'est la première fois que tu te prends la tête pour faire un album un peu complet, tu le fais bien, quoi. Donc on avait envie d'aborder des thèmes qui nous touchent vraiment. Les flics, l’argent, les émeutes, parce que c’était pendant la loi Travail… Et aussi, comme autre thème, l'époque, la nôtre, celle de la clique, parce qu'on avait certains potes qui partaient à un moment… enfin… qui sont morts, et du coup on avait envie de parler de ça.

Ouais, on sent que ça été écrit en plein mouvement de la loi Travail, ouais… Comme le morceau « D’la joie dans le carnage ». Vous faites un peu un rap de… cortège de tête ?

Tovee : Ce morceau, c’est sur l’émeute, ouais. Mais le vrai rap de cortège de tête, c'est PNL, tu vois quoi. En fait, les gens, au plus ils sont politisés, au plus ils écoutent de la musique qui l'est pas.

Bah donc, c’est du rap quoi, pour vous, ce que vous faites ? Du rap à l'ancienne ? Du rap… « conscient » ? Faut le dire, les lectrices et lecteurs veulent savoir.

Tovee : C'est pas du rap « conscient ». On n’aime pas trop l'appellation rap « conscient ». Ça fait un peu moralisateur, c'est chiant à mourir en fait : oui, c'est comme ça, il faut que tu fasses ça et que tu fasses ci, reste dans le droit chemin, mec. On supporte pas cette appellation. Non, c'est du rap... euh...

Bon sang, « Hardcore », dites-le… 

Sheko : Même pas, même pas tellement. Non, parce que le rap « hardcore », c'est trop des nerveux. Si vraiment il fallait… on n’aime pas mettre une étiquette, mais si vraiment il fallait le faire, ça serait plus autour de l'esthétique que sur le texte. Du coup, on pourrait dire du rap « boom bap », parce que c'est l'esthétique qui colle avec Dérives urbaines. Ça vient du son de la batterie, boom bap, boom boom bap, ça vient de là, et c’est ce qui nous inspire et qu'on écoute le plus. Genre rap des années 90 newyorkais principalement, c'est ça les influences de l’album au niveau de l'esthétique. Y'a un morceau sur ça, justement, « Rythmiques binaires ». Au début, cette chanson s'appelait « Boom Bap ».

D’accord pour l’esthétique, mais le rap c’est pas que la musique, c’est du texte. Et le style des textes…

Tovee : Sur le fond, on peut pas vraiment dire quel type d'écriture c'est. En vrai, c'est un peu de l'ego trip. Pas en mode je-me-la-pète, mais c'est de l'ego trip parce que les trois quarts du temps, on parle de ce qu’on vit avec les potes. On parle juste de ça, c'est pas en mode on-est-les-meilleurs et tout... même si, effectivement, on est les meilleurs...

Et y'a un certain mode de vie qui ressort des textes, c'est un mode de vie qui est particulier... on peut dire... marginal.

Tovee : Ouais, c'est... c'est ce qu'on fait tous. C'est la zingue. Zinguer le soir, boire des coups, faire des tags...

La zingue ? Mon gars, va falloir que tu t’expliques, parce que c'est pas évident pour tout le monde...

Tovee : La zingue, en gros, c'est la balade, c'est traîner, en fait. Traîner, en buvant des coups, en faisant un peu les cons, en faisant pas les cons même. Quand on se dit « T'es pas chaud de zinguer ce soir ? », ça veut dire « Viens, on va pas chez toi, on va pas chez moi, on va pas dans un bar, juste viens, on va marcher et se poser quelque part, et quand ça nous gave, on va se poser autre part ».

La zingue, c’est la dérive urbaine, alors ?

Tovee : C'est comme ça qu'on a trouvé le nom du projet. C'est un peu un synonyme. « Dérives urbaines », c'est peut-être un peu plus pompeux, mais en gros c'est ça : que de la zingue. C'est traîner, en fait, sans forcément avoir un but précis, et c'est se laisser parfois conduire par ses guibolles.

Bah voilà, c’est ça votre rap. C'est un rap de zingueurs ?

Tovee : Ouais… c'est ça. C’est pas qu'on dit que des conneries, des fois on parle à la bien t’sais. Mais en vrai, quand on est en mode zingue, on délire, on claque des barres… En plus, vu qu'on fait tous à peu près du tag, ça va te claquer des tags par-ci par-là. Du coup, bah ouais, on a affaire aux flics… et vu qu'on n’aime pas les flics, bah ouais, quand on va dans les manifs, du coup… l'émeute. Et on se retrouve aussi sans thune, parce qu'on a tous pas trop de thune... Les thèmes qui sont abordés dans le bail, dans l'album, ils découlent un peu de ça, de la zingue. C'est pas que ça, mais c'est l'ambiance. Même pour les boucles, c'est ambiance dark… En fait, c’est le sunshine de Lille.

En tout cas, c’est à l’opposé du rap de masse qui inonde le marché. Et y’a du rap médiatique justement dans lequel vous vous reconnaissez ?

Tovee : Y’a des textes qui défoncent et que j'aime beaucoup. Là, on n’écoute plus beaucoup la radio mais on a écouté Skyrock. Y’a des trucs qui peuvent encore nous parler. C'est pas si manichéen que ça. Y’a encore plein de sons où tu te dis que le mec dit pas de la merde.

Ouais, vous êtes pas stricts au point de vous dire qu'à partir du moment où un rappeur rentre dans un mécanisme de grosse production, de promotion, etc., c'est pourri ?

Sheko : Pour être honnête, je suis pas tout à fait au clair avec moi-même. Vraiment, y’a quelques années, on se disait « dès que t'as signé, que tu dégages de la thune, t'es une merde. Ton discours ne tient plus debout, ça n'a plus aucun sens, tu te trahis toi-même et donc c'est de la grosse merde ». Moi je viens de là, et je suis pas hyper au clair. C'est comme les graffiti. Y’a quelques années, on aurait tous été virulents quant au fait de vendre des toiles par exemple. Toi : dégages ! Et maintenant on a des potes qui vendent des toiles !

On connaît la chanson : vous vous faites vieux, et vous vous adoucissez avec l'âge…

Sheko : Non, je crois qu'on avance !

Tovee : En vrai, il faut voir où est-ce que tu mets tes priorités ? Où tu mets tes paradoxes. Ce paradoxe-là : on a un vinyle, on sort 1800 balles, on va être obligés d'avoir un rapport à la thune, et tu repenses à des trucs que tu disais avant, « Moi, j'aurai pas de rapport à la thune, je volerai, j'sais pas quoi, j'donnerai mes squeuds ». Mais à un moment, tu te dis « Ça me dirait bien de faire un vinyle », et tu réfléchis différemment... Moi, j'en reviens un peu. Y’a des mecs qui sortent sur des majors, ils ont des textes et des boucles que j'aime bien, bah voilà, j'peux aimer le squeud.

Sheko : T'es pas obligé d'être aussi absolu dans l'attente. C'est de là que je viens. Les Saint-Sauveur et Maisons folies, je pouvais pas y foutre les pieds, mais ces derniers temps, ça m'est arrivé d'aller voir un concert... Le Flow, ça me fait chier, mais peut-être j'irai. Y’a quelques années, j'partais de loin, y’avait qu'une façon de faire. C'est un truc qui prend du temps à déconstruire.

Tovee : On change pas d'avis parce qu'on sort un vinyle et du coup... C'est avant le vinyle qu'on s'est détendus. Moi, j'ai commencé à écouter du hip hop avec Fabe qui est sorti quasi direct sur une major. C'est pas manichéen. Si on a un côté absolu, c'est plus sur les textes en soi.

T’as parlé du Flow, Sheko ? Une maison du hip hop ou plutôt un « centre eurorégional des cultures urbaines » ouvert par la mairie de Lille en 2014. C’était là que se trouvait le D’Arras, c’est ça ? Du coup, vous avez un contentieux avec cette institution municipale ?

Sheko : Ou comme avec la mairie en général. Ils font là ce qu'on faisait gratuitement avant. Ils nous ont virés du squat qu'on occupait pour faire exactement la même chose de façon institutionnelle, ça fout le seum... Pas plus que les autres projets de la mairie, mais celui-là nous a chatouillés sentimentalement.

Tovee : C'est là où on a fait nos premiers sons, ça tournait bien. T'as même des rappeurs qui ont soutenu l'expulsion pour qu'ils puissent construire le Flow, des rappeurs qui sont même plus là. C'est une leçon, un cas d'école, une caricature. J'ai des potes qui viennent d'autres villes et qui disent « C'est cool, vous avez un lieu, juste sur le hip hop... truc de fou ». Bah ouais, mais tu expliques que c'est un truc de la mairie, de récupérer tout ce qui est « culturel », mais en vrai ça fait trop bader.

Des rappeurs se sont divisés à ce propos ?

Sheko : Non, ils étaient tous d'accord, à la limite ça a continué à creuser le fossé. Axiom a poussé, mais il était pas au D’Arras, il allait aux réunions de la mairie pour que ça se fasse. Au final, il s'est fait entuber, tous d'ailleurs.

Tovee : Tous les gars qui ont essayé de s'intégrer, ils se sont tous fait téj’ au bout d’un moment. Et là, tu vas dans le truc, y’a plus personne qui est rattaché à la culture hip hop ou qui en a quelque chose à foutre. Bien sûr, y’a des gens qui s'y rattachent, mais pas des historiques.

Et à Lille, y’a des rappeurs dans les quartiers populaires ? Vous êtes en contact ?

Tovee : Qu'est-ce que t'appelles quartiers populaires ? Fives ? Les cités ? Y’a, bien sûr, mais c'est pas du rap rap, c'est de la trap, le rap actuel. Des beats très lents et des mecs qui... Gradur, par exemple. C'est plus ce genre de rap, ce qu'on fait pas.

Sheko : On les côtoie dans les open mic... mais on n’est pas issus de ces milieux-là. Comme pour d'autres luttes, les paroles sont aussi différentes. Y’a un truc comme ça, on vient pas du même endroit et c'est pas évident à la base de connecter les choses. Après, si un keumé, ses thèmes c'est de baiser des meufs et de faire du fric, ça m'intéresse pas. Je caricature beaucoup, mais de ce que j'en entends, c'est ce qui ressort. Le décalage, tu le retrouves quand tu parles d'autres choses... Par exemple les violences policières, dans les quartiers ils sont plus touchés que la classe moyenne blanche où on est, et pourtant c'est pas évident de faire des ponts même quand y’a des manifs... Au final, sur la zique, il y a un iceberg technique.

Vous traînez pas mal à Marseille, entre autres pour la musique. C'est la même situation là-bas ?

Sheko : Chouïa moins. C'est différent, y’a beaucoup plus de vie dehors, les gens se rencontrent beaucoup plus.

Tovee : C'est plus perméable et les quartiers populaires sont en plein centre, du coup ils vont à la Plaine et les copains y squattent toujours, et quand ça fait du rap, les copains rappent aussi… j'trouve, t'as une mixité de ouf.

Et avec ce vinyle, vous cherchez pas justement à le diffuser dans les quartiers populaires ? Profiter de cette occasion pour casser, franchir quelques barrières ?

Tovee : Je sais pas comment on ferait, de un. Et vraiment, y’a pas de plan com' avec public cible, on se dit pas « On a envie de l'filer aux copains ou à ce genre de personnes ». Le truc, c'est plutôt de se dire « Ça va comme ça vient ». Et puis, à la Facebook, les potes des potes vont faire le reste, ou alors avec quelques stickers, ça marche bien. Ça peut susciter l'intérêt ou la curiosité. Moi, de façon générale, que ce soit les gens des quartiers populaires ou des bourgeois, j'ai pas envie de leur courir après, en vrai. On fait tourner l'info, mais j'ai pas envie de choper des gens et leur dire « Tiens, t'es pas de mon milieu, écoute le truc, ça va faire un pont ! » En vrai, kejné ? Si ça s'fait, c'est vraiment bien, c'est chouette, mais moi j'ai pas cette ambition.

On vous dit ça parce que vos textes sont éminemment politiques. Un peu comme dans des projets d’écriture militante, les journaux, les maisons d’édition, les ponts sont pas faciles à jeter, la question n'est pas résolue. Comment porter un message politique au-delà de la classe moyenne blanche ?

Tovee : La différence, c’est que malgré le côté politique de nos textes, il n'y a pas de dimension militante dans c'truc-là.

Mais tu parles des manifs, de pacifisme dans les manifs pour lequel tu « rêves de gravats dans les gencives »… héhé…

Tovee : Ouais, on parle de ce qu’on est, mais on n’a pas vocation à dire… à dénoncer, à faire de la critique sociale.

Sheko : Je sais pas comment le formuler... C'est pas un truc politique, c'est un truc politisé... Y’a moyen d'être plus fin pour le définir... C'est nos vies, on en parle, c'est des trucs qui nous traversent et c'est politisé parce qu'on est politisés par ailleurs. Mais le squeud en soi, c'est pas politique.

Tovee : Il a pas vocation à convaincre des gens, à aller chercher. Concrètement, si t’as envie de convaincre des gens, c'est pas du tout comme ça qu'il faudrait dire les choses. Des fois tu dis des trucs, c'est trop abusé, mais juste parce que t'as envie de les cracher comme ça. Les trois quarts de nos potes disent « Si tu kiffes pas, t'écoutes pas », comme le dit Booba. En vrai, les textes c'est pour faire chier les gens. Plus que pour leur dire « Voilà c'est ma vision ». C'est un truc « egoclique », on est entre srabs, on dit c'qu'on pense mais on n’a pas vocation à faire du rap conscient. On a juste quelque chose à vomir.