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Putschistes sous X

En tant que jeune stagiaire dévolu aux tâches ingrates de Lille43000, j’ai été envoyé à Bruxelles dans les pas des Étaques, fraîche maison d’édition lilloise, pour finir dans les plis cérébraux de ma sémillante direction. Que les choses soient donc claires : mon récit ne va pas nourrir votre indignation face à l’injustice de ce monde. Il sera belge et honteusement festif.


PREMIÈRE PARTIE : L’ANGLE (OBTUS) DU STAGIAIRE

Jack de L’Error m’avait pourtant prévenu : « Tu vas avoir besoin d’un carnet, un stylo, un dictaphone, une chemise à fleurs, 15 euros en liquide et du faux sang. Et forcément tu vas devoir passer le test. C’est rare qu’on fasse les choses à moitié à l’école néogonzo de Lille, mais, entre nous, bien des stagiaires sont parvenus à renverser la situation à leur avantage. »

Ce SMS faisait office de convention de stage. Pas besoin de CV, de lettre de motivation ou d’entretien d’embauche : le recrutement s’est réglé à l’ancienne, dans un bouge de Wazemmes.

Maximisant ma cuite du vendredi par un dernier rhum arrangé après avoir été depuis longtemps abandonné par mes compagnons biturins, je glissais un lobe d’oreille vers mes voisins de zinc, tout aussi saouls que moi. Le premier, dont j’apprendrais plus tard que ses parents, M. et Mme Pirson, l’avaient baptisé Félicien, hurlait à la face du second, imberbe mais éloquent : « J’en ai rien à foutre de ce reportage à Bruxelles. Trouvez-vous un autre stagiaire ! » En épongeant les postillons du Félicien éthylé, son comparse, glabre comme un cul de mandrill, lui glissa : « Tranquille, Fél’ ! Il suffit de proposer la mission à l’un des poivrasses qui nous entourent. C’est pas la graine de stagiaire qui manque ici. »

Un stage à Bruxelles pour alcoolique docile ? Je me suis vite senti concerné par leur discussion et, me tournant vers eux, je leur ai soumis ma candidature. Ils m’ont toisé d’un sourire narquois et sans que nous abordions plus en avant mes motivations, m’ont dit que le job reposait sur trois consignes : être à Bruxelles le lendemain midi ; y suivre les Étaques dans leur tournée promotionnelle internationale ; attendre des ordres plus précis d’un certain Jack de L’Error. Quelques minutes après avoir scellé notre accord autour d’un nouveau rhum arrangé, le vibreur de mon téléphone m’annonça l’arrivée de ce fameux SMS. J’étais recruté. Le lendemain, je serai à Bruxelles.

J’épargnerai aux lecteurs les banales péripéties de la fin de soirée. De toute façon, mon cerveau les a aussi occultées. Il se souvient juste de deux choses.

La première, c’est ce réveil tout habillé sur mon canapé foutraque. Vibration dans la poche de mon jean : encore un SMS. Le numéro est inconnu mais il est signé d’un mystérieux Bruegel de Bois qui m’annonce : « Stagiaire Kasoif. Ta hardiesse est belle. Un conseil : laisse-toi porter par l’événement. Suis ton humeur. Sens l’atmosphère. »

La seconde, eh bien, c’est que je devais me démerder pour rejoindre Bruxelles. Ni Les Étaques ni les Maîtres de l’École Néogonzo de Lille (ENL) ne daignent prendre en charge les déplacements des stagiaires. Vieilles radasses. Au moins je ne donnerai pas dans le publi-reportage corrompu, quoique… je ne désespérais pas encore que les Étaques puissent financer l’apéro en échange d’un papier vantant la magnificence de leurs bouquins. Une bière pour chaque paragraphe élogieux, le deal aurait pu être gérable.

Pendant que les PDG des Étaques s’offraient le luxe moelleux d’une berline allemande pour rejoindre Bruxelles, je m’autorisai une escapade en TGV qui, tout compte fait, restait le moyen de transport le mieux ajusté à ma gueule de bois. Et avec ma chemise à fleurs, les clins d’œil complices à mes voisins de wagon devenaient la quintessence du charme. Sitôt le pied posé sur les quais de Bruxelles Midi, cet éclair de lucidité : où dois-je les retrouver ? Une intuition : poser la question à Bruegel. Une réponse, généreuse : « Stagiaire, tu es stagiaire. Suis ton flair ». Mon maître est trop bon : il eut la délicatesse d’accompagner son premier SMS d’un second doté d’un charitable indice : un lien vers la page Wikipedia de Gilles l’Ermite, dit Saint-Egide. Facile, presque trop, ils m’emmenaient à Saint-Gilles. Je m’y rendais.

« Trouve ton angle, stagiaire »

Attendant l’arrivée d’un nouvel indice pour le véritable démarrage du repor-stage, je décidai d’éponger les excès d’éthanol par une plâtrée de frites doublement graissées et pourvues de leur sauce samouraï. Glissant mes doigts huilés par la friture sur l’écran tactile de mon smartphone, je découvris la deuxième piste électronique de Bruegel : « Stagiaire tu pars en guerre. Souviens-toi des Balkans. Respire ces nouvelles républiques et tu trouveras leurs noms éponymes. » Il ne se foutait pas totalement de ma gueule puisqu’il envoyait dans la foulée un lien vers le site touristique d’un monastère bricolé dans la roche et dénommé « MAHACTИP OCTPOГ ». « Manastir Ostrog » ! La gueule de bois n’empêche pas de se remémorer quelques bribes de voyages dans des pays dotés d’un tel alphabet. Google m’apprenant qu’Ostrog se trouve au Monténégro et que la rue du Monténégro se trouvait justement à quelques hectomètres de ma friterie, je suggérai cette réponse à Maître Bruegel qui, louant ma sagacité, m’offrit une indication finale, la Vieille Chéchette, le café associatif où les Étaques devaient donner rendez-vous aux foules brusselloises désireuses de découvrir leurs best-sellers.


C’est ici qu’il faut offrir au lecteur la possibilité de se cultiver un peu. La Vieille Chéchette ? Un livre de Louise Michel que l’une des bénévoles du café me décrit, mon dictaphone tendu à deux ou trois centimètres de ses lèvres : « C’est l’histoire de vieilles… une vieille dans un village. Je crois qu’il y a un truc qui se passe [et nous l'espérons tous sous peine de gravement nous ennuyer]. Je crois qu’elle donne un peu sa vie pour sauver les gens… Mais bon, c’est hard aussi. C’est pas très gai. Et du coup, c’est très original par rapport à notre bar. Il n’y a personne qui s’appelle la Vieille Chéchette. »

En une interview, le résumé d’un bon roman et l’explication du nom d’un bar : l’ENL peut être fière de moi. Félicien, si tu me lis, tu réaliseras qui est le VRAI stagiaire de l’année.


La Vieille Chéchette était vide. Ou presque. Une bénévole bavardait avec ce qui semblait être son mec, de part et d’autre du zinc. « Je viens pour les Étaques », leur glissai-je. « Ils sont là ? » Elle m’indiqua que oui, mais qu’ils étaient partis se sustenter avant leur longue après-midi promotionnelle. Il était 14h20, et la présentation aurait dû commencer depuis une bonne vingtaine de minutes. Je profitai de cette latence pour commander à boire, un soft pour démarrer, m’abstenant de payer au cas où les PDG auraient la bonne idée de m’inviter. S’installant à côté de moi, une locale (l’accent ne trompe jamais) se félicita d’arriver en avance. Je la mis au parfum : elle était en retard, enfin théoriquement puisque ni les éditeurs ni leurs lecteurs potentiels n’étaient encore là. Ça sentait la loose à plein nez. Pour eux, comme pour mon reportage. Qu’est-ce que j’allais bien pouvoir raconter ?

Me revint en mémoire la dernière phrase que Félicien me cracha à la figure, la veille, avant de disparaître : « Tu devras trouver ton angle, camarade stagiaire ». Huuuuuum, un angle pour rendre compte d’une journée de présentation littéraire ? Ils ne s’attendaient tout de même pas à un papier culture façon Télérama ou Le Monde des livres ?

Des Kebabs à la sauce littéraire

C’est en voyant débarquer l’équipe des Étaques pourvue de kebabs, de canettes de Coke, de fringues fivoises et de cernes traduisant une vieille passion pour l’alcool que je compris. Ces cinq-là n’étaient pas que d’honnêtes boutiquiers du livre indépendant. Ils n’avaient pas non plus la tête à mèche d’un relecteur sourcilleux de chez Gallimard. Au contraire, ça respirait le soiffard et ces séances de promotion de leurs bouquins à Bruxelles n’étaient que prétexte à s’encanailler la nuit venue. Il fallait donc s’armer de patience. Se fader des heures de récitation de poésie lille-sudoise et autres dénonciations urbanistico-politiques des lubies post-modernes des concepteurs d’Euralille serait liquidement récompensé le soir venu.

« C’est toi le stagiaire que l’ENL nous envoie ? » m’abordait d’une voix rocailleuse Bonaventure Rosa, le poète de la bande. J’acquiesçai pendant qu’il épongeait la sauce blanche qui lubrifiait son menton. « Belle chemise au fait », glissa-t-il ensuite, avant de me décrire le programme : une première salve de lecture à La Vieille Chéchette, une incrustation discrète dans un salon du livre, une deuxième fournée de lecture dans une librairie dite anarchiste© qui servait aussi d’habitat partagé pour une poignée de gauchistes locaux. Puis il me présenta ses camarades lillois : Jan Paremski, dont la besogne était autant littéraire que financière (c’est lui qui récupérait le pactole de la vente des bouquins), Thomas Yahi et sa sympathique gueule d’arabe mal rasée, Jérôme B. le comédien chargé de déclamer les proses du groupe, et la sémillante L., l’amie bavarde venue profiter des gourmandises bruxelloises.

Enclenchant mon micro, je pouvais démarrer le reportage. Quoique pour ces premières heures, je vais vous la faire courte (et si les délires littéraires des Étaques vous intéressent, vous n’avez qu’à acheter leurs livres, bandes de rapaces qui, présentement, consommez gratuitement ce qu’un stagiaire non indemnisé s’est évertué à vous offrir). Ces situationnistes© loquaces avaient un show bien rodé qu’ils reproduisirent deux fois dans la journée, devant des publics modestes mais concernés : une bonne trentaine de minutes de lectures, une petite heure de débat sur les méfaits du capitalisme urbanistique et de son ordre policier, un long épilogue mariné de bières, de clopes et de récits des plus vaillants exploits nocturnes de chacun. Quant à moi, je m’arrosais tranquillement, le dictaphone au poing et le cerveau tout entier voué à la recherche de mon angle. Tout entier, non : j’y laissais quand même suffisamment de place à entrevoir avec appétit les perspectives festives à venir. Il ne restait plus qu’à attendre que leurs bavardages se concluent et que leurs neurones biturins prennent le dessus sur leur encéphale de dénonciateurs verbeux des injustices contemporaines. Je me tâtais : devais-je leur suggérer que les céréales fermentées offrent au moins l’avantage d’occulter cérébralement les crapuleries du temps ? Mais en bon journaliste, qui plus est stagiaire, je décidai de fermer ma gueule et, feignant l’empathie, de partager leur foi(e) dans les improbables vertus révolutionnaires de leurs opuscules confidentiels.

C’est en me retrouvant à transporter leur carton de bouquins entre les différentes étapes de la tournée que j’ai réalisé que la situation m’échappait : ces fabricants de papier noirci de mots me traitaient comme leur stagiaire. Moi qui me croyais Hunter S. Thompson, je prenais conscience de mon statut de grouillot. Mais pour être honnête, le plus gênant dans l’affaire, c’était que je n’avais plus assez de bras et de mains pour m’offrir ce dont je rêvais le plus dans ces moments de navigation bruxelloise : glisser le demi-litre d’une cannette de bière glaaaaaaaaacée dans mon gosier.

Autant dire que l’accueil dans la librairie dite libertaire©, dernier jalon de leur circuit promotionnello-politique, avait tout pour plaire. À peine arrivés, avant même que les propriétaires des lieux nous fassent visiter leur auguste demeure, solidement restaurée et napée d’un potager sur le toit, nous étions reçus princieusement, une Jupiler distribuée à chacun en offrande de bienvenue. Autant les discussions « charpente et vissage de poutres » me laissaient indifférent, autant la découverte de la caisse de Jupi promettait de compenser l’ennui de la seconde salve de lectures du jour par une subtile préparation stomacale des exubérances à venir. M’assurant que la caisse comprenait un nombre suffisant d’unités pour garantir l’efficacité de cette mise en route digestive, je n’écoutais déjà plus ce deuxième concert poétique du jour. Le dictaphone ferait office d’aide-mémoire.

Je revins à eux lorsque leurs interminables dialogues indignés prenaient fin. Il était déjà 21 heures, le soleil venait de nous abandonner, je ne tenais plus en place. Comment avaient-ils pu sacrifier de si longues heures qui auraient pu être dédiées à de plus futiles et humides besognes ? En découvrant que la caisse de Jupi était vide, je réalisais que ces barons du bavardage n’avaient pas seulement dédiés leurs lèvres à l’expression de leurs révoltes : ils avaient aussi garanti que leur propos resterait fluide. Au sens propre du terme.

Reste que si chacun convenait que la nuit serait longue, son contenu demeurait flou. Moment d’indécision. Où et comment s’abîmer ? Tandis que Bonaveture questionnait nos hôtes sur les plus belles opportunités bruxelloises du soir, un type que j’avais à peine aperçu jusque-là, visiblement venu participer à ces agapes littéraires, se mêla à la conversation et, avec un accent tout droit sorti des faubourgs de Buenos Aires, suggéra, goguenard : « Uné rèèbeparti ! Ye vé à une rèèbeparti ! Ye m’appelle Esteban et ye bous emmène ! »

Vu l’écarquillement de leurs yeux et l’abondante bave qui s’écoulait de leurs bouches bée, les cerveaux de Bonaventure et de ses camarades venaient d’être stimulés dans leur zone la plus reptilienne. Quant au mien, il était littéralement en surchauffe. Enfin mon reportage prenait un tour coquin. Je le tenais, mon Pullitzer. Ma source s’appelait Esteban et il venait de m’offrir le plus beau scoop de l’histoire. Je le remerciai et il m’emmena dans un coin pour me susurrer, mystérieusement : « Z’est toi le stagiaire ? Tou n’es pas au bout de tes sourprises. »

La conversation en resta là car il fallait matérialiser ces promesses de rèèbeparti. Les poches pleines de flasques de bourbon tout juste empruntées à un charmant épicier, nous allâmes à la Rave attendue. Et autant vous dévoiler dès à présent mon angle : la nuit a tenu toutes ses promesses.

 

DEUXIÈME PARTIE : JACK TOUCHÉ PAR LA GRÂCE

Dimanche, 11 heures. Des ronflements venaient redoubler les cognements du crâne. J’ouvris les yeux. Un pâle rayon de lumière me laissait entrevoir le guêpier. J’étais dans un lit, au beau milieu d’une chambre inconnue, voisinant un corps visiblement masculin. Quelques poils sur le torse, une haleine déplorable qui humectait la pièce au rythme des ronflements, un caleçon élimé : ça confirmait le combo chromosomique XY. Mais surtout, le lit était littéralement trempé, du côté de mon partenaire principalement. Tandis que j’esquissais un mouvement pour m’éloigner de cet être qu’aucune de mes synapses ne daignait reconnaître, il ouvrit à son tour les yeux et me lança, d’une voix pâteusement rocailleuse : « Merde, stagiaire, c’est quoi cette flotte sous mon cul ? » « Aucune idée. Mais ça n’est vraiment pas le principal mystère… tu es qui au fait ? » « Stagiaire, je suis le Signore Guzzi. Et je t’ai généreusement offert mon lit. Tu te souviens ? »

Non.

« Et tu sais pourquoi stagiaire j’ai accepté de t’accueillir ? »

Non plus.

« Parce que tu as été béni par L’Error 1er. Et tu sais pourquoi stagiaire ? »

Toujours pas.

« Parce que tu as trouvé l’angle. Tu t’en souviens stagiaire ? »

Pas mieux.

« Je vais te dire, stagiaire. Ton papier, tu vas le dédier au putsch que nous prépare ce bon Jack. Et tu sais quoi, stagiaire ? »

Non, mais je t’attends.

« Quand tu poses des questions au milieu de la nuit, tu me rappelles Jack. L’ENL a trouvé une perle, le micro dans une main, la flasque de whisky dans l’autre et la poudre dans le nez. À côté de toi, Félicien Pirson, c’est un sous-localier de La Voix du Nord. Il finira chroniqueur de handball amateur en Thiérache. Comme ce pauvre Bruegel.  Il n’y a que toi qui peux rendre compte de ce moment où Jack a été touché par la grâce. »

À cette évocation de la grâce, tout redevint clair. Les souvenirs se réassemblèrent. Et ils donnèrent sens à ces douleurs qui martyrisaient tous mes organes. À commencer par ceux du ventre. Le dimanche s’annonçait terrible.

Un putsch au son du kazoo

Récapitulons. Esteban nous guida à travers Bruxelles tandis que nous rendions hommage à ces flashs de whisky en nous efforçant de débarrasser les bouteilles de tout encombrement liquoreux. Un beat électro de plus en plus pressant indiquait notre arrivée prochaine. J’en avais l’eau à la bouche. Un porche à traverser, quelques teufeurs la clope au bec, une obscure allée devançant le hangar d’où provenait le son, une dreadeuse assise devant une table mentionnant le « prix libre » de l’entrée : tout se précisait.

Cependant que l’équipe des Étaques se ruait vers le bar et que je réalisais que le lieu rassemblait tout ce que Bruxelles pouvait compter d’individus se vivant alternatifs©, Esteban m’attira dans un coin : « Stagiaire, n’oublie pas d’outiliser ton dictaphone : tu debras immortaliser le moment. » De quoi parlait-il, bordel ? Lassé de tant de mystère, je décidai de fureter vers la scène où deux DJ ambiançaient une petite centaine de fêtards dont peu semblaient savoir que la soirée visait à financer la défense d’un parc bruxellois menacé par d’odieux promoteurs. Mais je n’oubliais évidemment pas de me munir d’un gin tonic pour affronter la musique, tout en me promettant que ça ne serait pas le dernier.

Séduit par les innombrables danseurs et danseuses qui m’environnaient, j’avais perdu les Étaques depuis longtemps. Anyway, je n’allais de toute façon pas narrer par le menu leur gestion de la soirée. Ils occupaient déjà une trop longue part de ce récit. Alors que je m’apprêtais à retourner vider le bar, un blondin frisotant aux yeux manifestement embués d’alcool m’aborda et glissa à mon oreille : « Mais ça frétille de partout ! » Point de précaution oratoire, l’entrée en matière me plaisait. Et sans me préoccuper de savoir qui il était, je confirmais : « Dingue, mais on ne sait plus où donner de la tête. »

Lui : « Moi, ça fait longtemps que je ne donne plus de la tête. Ça m’émeut. »

Moi : « Tu le vis en esthète ? »

Lui : « J’en ai rien à foutre des esthètes. C’est pour ça que je suis gonzo. Et je peux te dire : tu fais un bon boulot, stagiaire. »

Mais qui était ce type ? À défaut de me répondre, il m’extirpa de la piste et m’emmena avec lui. Après un rapide rechargement au bar, nous sortîmes du hangar et plongeâmes dans un coin discret que seul le croissant de lune éclairait. Derrière un arbre, deux gars semblaient nous attendre. Mon accompagnateur frisé se présenta alors enfin à moi : « Stagiaire, je suis Bruegel de Bois. C’est moi qui t’ai écrit ce matin. Eux, ce sont Il Signore Guzzi et Mouline. Nous t’observons depuis ton arrivée à Bruxelles. Tu as oublié le faux sang mais tu as passé le test de l’ENL. Voici ta récompense. » À la vue du petit sachet poudré qu’il me tendait, je comprenais mieux le sourire béat de ses deux acolytes. Et je compris surtout que la soirée, qui s’annonçait déjà longue, risquait de ne jamais s’éteindre. Tant mieux : des DJs étaient programmés jusqu’au petit matin.

Pourtant ce n’était pas la musique officielle du lieu (ils étaient passés à la cumbia) qui retint le plus mon attention auditive au moment de retourner vers le hangar, mais un trio de joyeux drilles qui gâtaient les alentours par un strident concert de kazoo. À eux trois, ils ne devaient pas être capables de produire plus de deux notes qu’aucune partition musicale n’avait jamais référencées. Mais ils les travaillaient, ces deux notes. De façon ininterrompue. Ces trois-là m’intéressaient, j’en ferai des personnages-phares de mon reportage. Je branchai mon dictaphone. Lucide, l’une des trois kazooeurs s’interrompit : « Ah merde, on a perdu notre public. » M’approchant d’eux, et réalisant que son compagnon d’orchestre n’était autre qu’Esteban, je la rassurai : « Ouais, mais vous avez mieux que le public. Vous avez le médiateur du public. Moi demain, je mets votre son en ligne. À midi, vous aurez des milliards de vues. »

Elle : « C’est sûr. Ici, les gens ne sont pas prêts à comprendre notre art. Et du coup, moi, ça me déprime et je ne suis pas dedans. En tout cas, ça me fait plaisir de te voir, stagiaire. Je m’appelle Elle Hache. Elle Hache de l’ENL. Bienvenue à notre soirée de réconciliation. »

C’est alors que je réalisais un point commun entre ces musiciens incompris et les trois camarades sous X que je venais de quitter : leurs six visages étaient indélicatement pailletés. Ils brillaient. Ils se donnaient à voir. Ils étaient chez eux. Ils se réconciliaient en paillettes. SOIRÉE POUDRE ET PAILLETTES. Le néogonzo lillois renaissait autour de ces accessoires. Et je serai le scribe de cette réconciliation.

« La mairie, tu l’aimes ou tu la quittes »

J’exhibai ma fierté d’avoir su efficacement remplacer Félicien en kidnappant de moins en moins discrètement l’ensemble des verres qui traînaient sur les tables environnantes. La jambe gauche vibrant au rythme des enceintes, la jambe droite flageolant au rythme de ma déchéance cérébrale, je brandissais hardiment mon micro de stagiaire pour interviewer les fêtards alentours. Autant l’avouer : ceci n’était que prétexte pour me glisser dans les groupes dotés des visages les plus gracieux. Et j’avais ma question d’accroche qui faisait de moi un soutien sans faille de la noble lutte qui servait de raison d’être à la soirée (et je rappelle ici qu’il ne s’agissait pas seulement de mettre à mal mon espérance de vie) : « Vous venez défendre quelle cause ici ? »

Au risque de donner dans l’ethnographie sur le vif, je livre ici l’un de ces échanges accrochés par mon micro :

Moi : « Vous venez défendre quelle cause ici ? »

Une voix, féminine : « Le contact physique… »

Moi : « Je précise la question. Est-ce que vous êtes pour prendre le pouvoir ou pour vous soustraire au pouvoir ? »

La voix féminine : « Aucun pouvoir ! »

Une voix, masculine : « Ah moi, me soustraire et que le pouvoir ne soit plus dans ma ligne de mire. »

Une troisième voix : « On donne le pouvoir à Raoul [nda : après de nombreuses réécoutes de la bande et de fastidieuses recherches en ligne, j’ose avouer : je ne sais absolument pas de quel Raoul ils parlent. Peu importe, appelons-le X et continuons]. »

La 2e voix : « Toi tu vas voter pour Raoul X ? »

La 3e : « Mais ça va pas… »

La 1ère : « Pourquoi, tu es rayé de la liste ? »

La 3e : « Pour l’instant, je ne vote pas. Je pense qu’il est pertinent peut-être de voter [nda : c’est fou l’effet d’un micro. Il devait être 4 heures du matin, chaque être vivant dans le lieu était au huitième ciel de la défonce et, soudain, ces gens se mirent à échanger entre eux comme dans un débat radiophonique sur une radio culturelle en plein après-midi. Intéressant sans doute, mais soporifique. Continuons] Mais du coup comme le micro est ouvert, je vais être très clair… Parce que les gens qui voteront Raoul X, j’en ai rien à faire… Ce que je dis depuis le début… les gilets jaunes… J’ai aucune confiance dans le système électoral et démocratique habituel. Je ne pense pas que le système tel qu’il est va permettre de réformer, de faire face à ce que… »

La 2e : « Tout le monde est d’accord sur le fait que le système tel qu’il est, est pourri. »

La 3e : « Et du coup, est-ce qu’on vote ou pas… ? La question, c’est qu’en gros, on est face à des échéances d’urgence. Et que moi dans les échéances d’urgence, je me dis… »

Tu te dis ? Alors que je m’apprêtais à offrir aux lectrices et lecteurs de Lille43000 ces profonds éléments de réflexion venus du cœur de la nuit bruxelloise, une main robuste m’agrippa l’épaule, me retourna et me plaça face à un visage autoritaire, le sien. Un chef, à n’en pas douter. Son propos confirma mon intuition : « Stagiaire, tu es une merde parce que tu as raté le moment crucial du reportage. C’est quand j’ai été touché par la grâce. »

Le temps de décoder les informations que ce barge essayait de me transmettre, je réalisais qu’ils étaient tous là autour de lui : Esteban, Bruegel, Elle Hache, Guzzi, Mouline, leurs paillettes et leurs pupilles généreusement dilatées. Putain, je croyais voir Jésus et ses apôtres. Tout s’éclaira : Jésus ne pouvait être que Jack. Jack de L’Error. Mon maître de stage. En chair. En os. Sous X.

Soudain, la lumière changea de tonalité, virant vers les ultra-violets. Et le pull de Jack-Christ brilla d’une intense résonnance carmine. Encore branché, mon micro a immortalisé ce nouveau moment de grâce, cette étape cruciale dans la vie de l’ENL. Ma conscience journalistique m’oblige à laisser le maître et ses disciples livrer l’épilogue de ce reportage, son angle, sa raison d’être, l’annonce du putsch que s’apprête à connaître la capitale des Hauts-de-France.

Jack : « Mon sweat a encore changé de couleur. C’est un signe, ça signifie que je vais devenir maire de Lille. »

Mouline, sceptique, encore marqué par les déchirements passés de l’ENL et la traîtrise que Bruegel et sa clique lui ont fait vivre : « Mais ta couleur de base, elle va revenir. C’est juste scientifique… »

Jack : « Mais c’est pas scientifique les gars. Me parlez pas comme ça. C’est un miracle. Un putain de miracle… »

Mouline, essayant de convaincre le micro : « Il faut passer outre les accès délirants du directeur. C’est la science, la science… »

Moi, reprenant mes esprits et ma curiosité de stagiaire : « Mais alors la mairie, vous la voulez ou vous la convoitez ? »

Jack, inspiré : « La mairie, déjà, tu l’aimes ou tu la quittes, je dirais… »

Mouline : « C’est lamentable ! C’est lamentable ! »

Jack : « ON VA LA FAIRE TOMBER LA MAIRIE ! »

Elle Hache, honteusement indifférente à l’Histoire en marche qui se jouait, montrant son kazoo : « Mais moi j’ai du mal à souffler… »

Jack : « Autant réutiliser les slogans du Front national. Et d’abord, c’était même pas le Front national, c’était Nicolas Sarkozy. Et c’est son modèle qui m’inspire. Je me dis que si je suis maire de Lille, j’aurai tous les êtres vivants que je veux, les mecs, les meufs, les chats errants, les lapins nains, les ratons laveurs, les shlags même. Ils tomberont du ciel. Ils seront à moi. À moi ! »

Mouline : « Il se bat pour la cause. »

Jack : « Stagiaire, j’ai trouvé le titre de ton article : "Offrez-moi tous les êtres marchants, rampants, volants ! Votez pour moi !" Et si j’ai la mairie de Lille, je vais constituer le plus gros stock de capotes de l’histoire. Mon gars, je vais les faire venir directement des Pays-Bas par cargo. Lille sera la capitale de la capote. Euracapote, mon gars ! Ce sera la nouvelle reconversion de Lille Sud : Euracapote… le nouveau pôle de compétitivité avec des magasins de capotes qui seront totalement hors de prix pour les habitants du quartier. La capote, elle sera à 16 euros au miel d’agave bio… Et les classes créatives du monde entier viendront à mes pieds pour enfiler mes capotes. »

La tournée des Étaques, les Jupiler à gogo, la rèèveparti, les kazoos, les paillettes, les flashs de whisky : tout ça n’était qu’une vaste manigance. Une manigance mise au service d’un insondable but : célébrer la réconciliation de l’ENL autour des délires autocratiques de son directeur. Il ne rêvait plus seulement de diriger un quarteron de poivrots partageant l’amour du Gonzo. Il lui fallait plus. Le Pouvoir. Absolu. La Domination. Totale. Un nouveau Pôle de compétitivité au bon vouloir de son hubris frénétique. Et ma plume serait là pour offrir le témoignage de sa conquête. Prévenir ses ennemis de son entrée dans la danse. Les terrifier en magnifiant sa puissance illimitée, son ambition infinie, sa grandeur démesurée.

Toutes ces découvertes me donnaient surtout soif. S’il voulait un scribouillard docile, Jack aurait dû surtout se souvenir qu’il avait fait appel à un pochtron wazemmois. « Dr Kasoif » : je n’allais tout de même pas lui faire un dessin sur mes propres desseins. Alors j’allai dépenser mes derniers euros au bar et j’en profitai pour engager la conversation avec ma voisine de comptoir. La suite, eh bien, elle me regarde. Mais comme vous connaissez déjà mon matinal réveil dans le lit de Guzzi, vous pouvez aisément deviner que ma consommation fut finalement plus alcoolière que charnelle et que l’horrible gueule de bois qui m’attendait ne serait pas compensée par des souvenirs plus stimulants pour l’estime de soi.

Pour un résumé en vidéo de ce brillant reportage, visez ceci :