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Entre les grands murs blancs et les manguiers centenaires, la honte ne les épargne pas

DAKAR — Découvrir Toubab* Land nous a laissés amers, Expat’ Land nous a laissés sur les rotules. On en ressort blasés, retournés, torturés, détroussés, phagocytés. On en parle en prenant de grandes bouffées d’air. On reste silencieux, pantois, perdus dans de sombres pensées. Honteux d’y avoir foutu les pieds, honteux d’en être partis sans foutre le feu.


• L’idée, c’était de bivouaquer sur un coin de plage avec l’ami Gaston qui nous avait rejoints. Le vent nous amène à Somone, à soixante kilomètres de Dakar sur ce que le touriste appelle communément la « petite côte ».

À Somone, c’est la fête au village. Troisième édition du « Somone Art festival ». Danses et chants traditionnels, défilés ethniques, stands d’artisanat local. Trois jours de festivités soigneusement préparées par une poignée de blancs du coin. Nous, on ne passe pas inaperçus, avec nos baraques sur nos vélos, et la dégaine « bayfallesque »[1] de notre ami. C’est d’abord François le Français qui nous accoste et nous introduit dans le « milieu », puis arrive Marie qui nous propose l’hospitalité. Mais, pour ce premier soir, on décline l’invitation. La « maison des femmes » nous a prêté une salle pour qu’on puisse y mettre nos affaires, puis, ensuite et surtout, y’a moyen de se mettre une murge en scotchant le match de lutte dans le rade du coin. Chose dite, chose faite.

Le lendemain est difficile. L’envie de se décrasser et de décuver au frais nous pousse à rappeler Marie pour se refaire chez elle. On en profite, c’est gratos et qui sait sur qui on tombe. L’endroit dépasse tout ce que l’on pouvait imaginer. Piscine et manguiers centenaires, indépendances pour les hôtes, bureau et bibliothèque, frigos et lave-vaisselles, gardien et soubrettes. Bien sûr, dès le premier soir, nous n’échappons pas au petit apéro-repas entre amis... et nous voila drôlement bien entourés. Marie, ancienne avocate. Hélène, pharmacienne retraitée et son gros toutou, Jean-Marc, ancien conseiller général, tendance UMP. On reste polis et on fait bonne figure. On leur joue le numéro de l´aventurier ; ça marche à tous les coups. On se la pète, on épate l’expat’.

Marie nous a invités à rester deux nuits. Hélène se sent obligée de prendre le relai. Elle surenchérit : chambre individuelle, salle de bain intégrée, une piscine un peu plus profonde et, de surcroît, le Pastis remplace la Gazelle[2]. Hélène, une vieille princesse qui s’« enride » doucement malgré les joggings dans la lagune et les cours de fitness. C’est bien la première fois que l’on rencontre une personne si méprisante, ignorante, insolente. Et opulente.

Méprisante dans sa façon de s’adresser à son couillon de mari, l’UMPiste, et à sa servante.

Ignorante quant à sa posture néocoloniale. Elle aime parler du « Chinois » qui s’accapare les terres sénégalaises mais, quand elle évoque ses « terrains familiaux », c’est pour dire que ses gosses ont eu raison d’investir.

Insolente dans ses considérations pour les « nègres fainéants et toujours en retard ». Et puis vous savez, « s’ils ont les dents blanches c’est parce qu'ils sont noirs ». Qu’elle ne nous écoute pas quand on l’ouvre, on s’en tamponne. Mais qu’elle traite les Sénégalais-es sans l’once d’un scrupule, fière comme pas deux de sa culture française fanée, c’est à vomir. Elle se la fermerait si elle s’écoutait parler, la conne !

Opulente, enfin. Comme tous les grabataires de son rang, elle est grasse, un vrai laidron. Mais c’est le faste de sa demeure qui perturbe. L’ultra-confort dans lequel elle patauge, passe encore, c´est du déjà vu. Ce qui nous fusille, c’est la profusion de tableaux, chaises, draps et autres sculptures typiquement africaines, mais pourtant bien absentes des chaumières du village. C’est l’Afrique des cartes postales, des dépliants vendeurs de rêve. Celle de la nature sauvage, des lions et rhinocéros, des villages de primitifs. L’Afrique fantasmée où on se sent bien, relax.

C’est à ce moment qu’on pète un câble. On décide de rester et de ne plus décamper. On s’installe définitivement, on investit les armoires. On se sert, on prend tout ce qu’il y a à prendre. On se sent tellement chez nous qu’on pisse dans la piscine.  Mais surtout on se force à ne pas les écouter. Les perspectives du repas de bienséance du soir nous agacent d’avance. On s’en va choper un bon 1000 FCA d’herbe malienne, on sait qu’il nous faudra de quoi redescendre.

Ça n´a pas manqué. Des sujets à la con, un humour vulgaire, des invités qui nous débectent. Ça n’a fait qu’accentuer notre dégoût pour cette classe dominante qui se régale, réunie pour le plaisir de l’entre-soi. On rejoue, taf taf, le numéro des aventuriers perdus. On dépite en silence. Sans zèle, ça vole pas haut ! Tout au long de cette farce, Hélène bataille tant bien que mal pour occuper le centre de la scène. Elle en envoie plein la gueule à son docile et grassouillet Jean-Marc, qui, de façon ridicule, s’est vêtu de son Boubou pour l’occasion. Elle nous étale son carnet d’adresses, regroupant toutes sortes d’ordures médiatico-politiques, comme si on en avait quelque chose à foutre. Khalifa, de Washington, place la barre plus haute en nous dévoilant les histoires de fesses de son collègue du FMI, Dominique Strauss-Kahn. À droite, Stéphanie du Lions Clubs nous susurre le pourquoi du comment de son histoire d’amour sénégalaise, alors que Joséphine, de son accent canadien, s’enthousiasme pour la piquette qu’elle siffle et les vues du désert qu’on partage avec elle malgré nous.

Pendant ce temps, Sophie, la servante, si elle n’est pas aux fourneaux c’est qu’elle monte les petits fours. Hors de question de se servir, Sophie est là pour ça. Elle déambule entre les politesses et trivialités. Sophie, c’est le jouet préféré d´Hélène, la bonne à tout faire qu’elle sonne à son bon vouloir, au talki’. Pour cent euros par mois, l’odieuse a posé un droit de propriété sur cette jeune femme. Elle sait essuyer les reproches, Sophie, même les plus déplacés, et avec le sourire, s’il vous plaît. On apprendra entre autres choses qu’elle a été invitée par sa maitresse à visiter la République de l’égalité. Mais attention, Sophie a dû financer la moitié de son voyage car « faut pas tout leur payer non plus, faut qu’ils apprennent à épargner ». Et puis les vacances, c’était aussi et surtout pour lui offrir l’opportunité de recevoir des cours de réception à la française, lui apprendre l’existence du couteau à poisson, du pic-à-glace et des plaques à induction. Parce qu’après dix ans de bons et loyaux services, Sophie place toujours la fourchette à droite. Une horreur.

Nous n’avons pas la force de rester plus longtemps, plions bagage après trois jours de plongée dans leur gerbante opulence. C’est déjà bien trop de considération qu’on leur accorde. Au moins, aujourd’hui nous pouvons affirmer, pour l’avoir vu et vécu, que malgré les temps écoulés, de l’esclavage à la colonisation, des indépendances à la coopération, sur cette côte atlantique, la même côte où ces salopards de négriers organisaient leurs comptoirs coloniaux, vendaient leurs nègres et échangeaient des armes, les colons n’ont toujours pas décampé.  Les contrastes demeurent. Les uns confortent leurs positions en exploitant les autres. À croire que « l’histoire est ainsi faite et semble sans fin comme un imbécile refrain que l’on chantonne à tue-tête ». •

Vérin et Pin´s

* Toubab : blanc en wolof, langue officielle du Sénégal (avec la langue française !)


[1] Néologisme tiré du nom « Baye Fall ». Le Bayfallisme est une déclinaison du Mouridisme, mouvement religieux apparenté à l’Islam. Le Mouridisme est la religion la plus importante, par son nombre d’adeptes, au Sénégal. Les Baye Fall se distinguent par des habits colorés.

[2] Mauvaise bière locale.