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Chroniques sétoises (3/4) : Les mélodies solaires d’une balade en enfer

« Nous étions quatre bacheliers sans vergogne, la vrai’ crème des écoliers. » C’était en 2014. Le navire 43000 échouait sur la plage de Sète, l’« Île singulière », au beau milieu de l’été. Abandonnés à eux-mêmes, quatre de ses moussaillons y tentèrent le tout pour le tout. Hélas, ce qui aurait dû être une délicieuse partie de plaisir journalistique a fini en hécatombe. Les pauvres, ils voulaient juste trouver Brassens… et il leur a fallu deux années pour s’en remettre. Voici leurs aventures, en quatre chroniques.


Il y a cinq ans, alors que trois reporters de l’École Néogonzo de Lille (ENL) décidaient de se rendre à Sète pour retrouver la trace de Georges Brassens, la rencontre fortuite avec Il Signore Guzzi dans une pharmacie du Middle West français transformait ce voyage en cauchemar sanitaire et financier. Véritable vagabond à la santé chancelante, Guzzi révéla une détermination sans faille ‒ et parfois même hautaine ‒ au moment même où le reportage ressemblait de plus en plus à une « tempête dans un bénitier ». Avant de le larguer à la frontière franco-espagnole ‒ le garçon fuyait d’obscurs problèmes de dette ‒, il promit de pondre un papier acéré sur sa première expérience néogonzo.

Depuis ? Rien. Silence. Jusqu’à ce jour de juillet 2019 où une enveloppe souillée par des traces de bière fut réceptionnée par le stagiaire Félicien Pirson. À l’intérieur y hibernait un petit carnet en mauvais état. L’écriture illisible requit quelques jours de déchiffrage, mais à présent l'ENL est formelle : il s’agit bien du reportage d’Il Signore Guzzi. Sans début, sans fin, et dans un souci de vérité historique, nous publions telle quelle cette archive essentielle à la compréhension de ce qu’il s'est passé pendant le mois d’août 2014 du côté de Sète.

 

Au commencement, il y a ce type, Jack – une sorte de grand mat de navire arborant une paire de lunettes opaques –, qui me propose de suivre sa clique pour un reportage « néogonzo » sur Brassens à Sète. À l’époque, je vois bien vite fait ce que c'est que le « gonzo », et puis Brassens ça va, j'ai deux-trois repères – enfin comme tout le monde... Mais l'allure un peu miteuse de l'équipage me fait un peu perler la tempe. Trois mousquetaires défraîchis (Bruegel de Bois et Esteban complètent le casting), un véhicule – une 309 rouge défoncée qu'ils surnomment « la Baleine » – tout droit sorti d'une casse du siècle passé ; et, pour tout matos journalistique, un recueil jauni des textes du chanteur, édité il y a vingt-trois ans. C'est ce qui s'appelle voyager léger.

Sur le papier, le projet envoie plutôt du bois. Pister les traces de l'auteur d'Hécatombe, d'un anti-militariste appliqué, ancien de la Fédération anarchiste et fin parolier, le tout sous les derniers rayons de soleil que la France, en ce 18 août 2014, parvient encore à retenir : après tout, il y a toujours pire comme façon de perdre son temps.

Quant à la bande de fiers-à-bras qu'on me propose d'intégrer, Brassens ne glissait-il pas, dans Le Pluriel, qu'en matière d'équipée humaine, le chiffre « quatre » était le chiffre optimal ? Jack, directeur (sur la sellette) de cette étrange École Néogonzo de Lille (ENL, pour la suite du bousin), me propose donc d'intégrer la caravane en tant que « stagiaire ».

L'équipe est loufoque, j'ai jamais lu une ligne d'Hunter S. Thompson, pas de pile dans mon dictaphone, et pas un cent en poche.

Au fond, les conditions sont idéales.

 

Hospice menaçant

C'est sans doute grâce à mon étiquette de supplétif que, dans la bagnole, je me retrouve chargé d'organiser l'hébergement sur place. À l'Office du Tourisme, on ne sait pas trop bien quoi répondre. Tous les campings un peu cheap sont saturés depuis un bail. Au téléphone, j'insiste. La Dame de l'Office persiste. Finit par hésiter, puis lâche, pas bien assurée... « Il y a bien une solution... Bon, je suis pas censée vous le dire... Mais vous pouvez appeler M. Bertrand ». M. Bertrand ? « Oui, il s'occupe de l'Hospice Paroissial de Sète, et parfois il accueille des campeurs sur son terrain ». Vertige : on s'affute pour un reportage sur un des plus célèbres bouffeurs de curés du pays, et voilà que notre base de repli s'abrite chez la bêtise catholique.

Le paradoxe aurait pu se contenter d'être cocasse. Sauf que sur place, un autochtone nous informe que le type, Bertrand, en sus de ses oripeaux cathos, était un ancien gradé kaki ayant servi du temps de l'Algérie. Général, ou bien Colonel, notre informateur sait plus trop bien mais enfin, dans notre camp, ça se raidit sévère. Ce petit homme froid et sec, au regard d'acier et à la chemise rigoureusement plissée sous la ceinture, a-t-il ordonné l'exécution sommaire d'indépendantistes algériens ? Est-ce que c'est un vieux ruminant nostalgique de l'Algérie française ? Est-ce que même il a pactisé avec les gros tarés de l'OAS ? Peut-être même qu'il en était un membre éminent...

En fait l'endroit fait flipper. Il n’y a pas de soleil, l'orage menace ; et mes supérieurs ont l’air bien démuni.

Alors que le soir se pointe, et histoire de sortir de ce merdier existentiel, Jack, le grand mat, qui se targue de connaître les lieux comme sa poche, nous invite à boire des canons dans le centre. Mais là encore, ça se détraque : tous les bars sont fermés. La ville semble morte. On finit par échouer dans un rade bardé de néons agressifs, qui ferait pas bizarre dans le paysage cauchemardesque de la rue Masséna à Lille. Il n’y a personne à part nous, la playlist est criminelle, la bière chère et sans bulle. Et puis il y a le déluge : un putain de gros déluge de flotte, zébré d'éclairs sauvages et tonitruants.

Il faut à tout prix s'arracher.

Un autochtone essaie de nous aiguiller : il suggère l’« EG », une boîte calée à quelques encablures de la ville, et qui se donne comme le dernier endroit pour accueillir une bande de soiffards en goguette. Cap sur l’« EG », à bord d'une Baleine attentive aux éventuels signaux envoyés par la Maréchaussée locale.

Sur place, nouvelle débâcle : un endroit inqualifiable, énorme, rythmé par une playlist d'enfant, avec une acoustique en plastoc, ambiance chimique à fond. Le lieu est vide : on y repère tout juste les reliquats d'un projet de soirée « mousse » en plein air, que donc la tempête a ruiné, sur le dancefloor duquel une dizaine de teenagers sans solution pour rentrer gigotent sans allant, au rythme dégénéré de la musique MTV. Au bref, il est 4h du matin, les collègues n’ont plus l'air très clair sur leur projet – en vrai même, ils ont l'air perdu. Pas trace d'un seul poil de moustache à Brassens...

Et je me demande si le concept du reportage gonzo n'est pas le nom d'une gigantesque imposture sans contenu.

 

"La mort en vacances"

Le lendemain matin, grosse barre au travers des crânes de l'équipage. Je pige quand même que les collègues ont encore envie d'y croire. Pas question de lâcher le morceau : surtout pas celui que Brassens intitula jadis Supplique pour être enterré sur la plage de Sète. On dispose de quelques points de repère : « l'espace » culturel dédié à la mémoire du chanteur, l'adresse de sa maison natale, et celle de son corps défunt.

Problème : au fil de nos déambulations dans les rues, les rencontres s'accumulent, et convergent vers... que dalle. Personne n'a rien à bafouiller d'intéressant sur Brassens. Lorsque l'équipe – en particulier Esteban – cherche à prélever une part du rapport intime que les Sétois entretiennent avec le chanteur, tout finit par échouer sur quelques plates banalités. « Vas-y balance, c'est quoi ton morceau préféré de Brassens ?? » « Ben, euh... Eh bien vous voyez, je les aime toutes... » « Ouais OK mais quand même, vas-y balance quoi !! » « Oui... hum... c'est-à-dire... »

 


Extrait du carnet de Stage – I. Esteban

Esteban paraît pratiquer un art de l'interview assez curieux – en fait complètement sauvage. Dépourvu de tact autant que de tactique, Esteban part à l'assaut de parfaits inconnus, pose des questions venues d'ailleurs qui font pâlir son interlocuteur, le tout avec un sourire convaincu et enjoué. Sans doute est-ce lié à la relation affective tout-à-fait inquiétante qu'il entretient avec le personnage Brassens, pour qui il voue une ferveur toute adolescente. Ne laissa-t-il pas échapper, au détour d'une énième déclaration fiévreuse, son attachement à « Georges BrasSainte » ? Au final, il me semble que l'essentiel de la centaine d'interviews qu'il a réalisées peut être qualifiée de superfétatoire ; je suis très impressionné.


 

Alors, en y allant comme des gorets, il parvient bien à leur faire cracher quelques titres. Le Gorille, Les Copains d'abord : les singles de l'intégrale 14 albums. Surtout, aucune trace, chez nos interlocuteurs, de la Supplique. Me vient alors un premier doute – radical : Brassens est-il vraiment Sétois ? Je veux dire, concrètement, que reste-t-il de la liaison entre le chanteur et sa ville natale, une fois qu'on esquive les clichés convenus de la carte postale locale, sa maison natale, sa filiation napolitaine et tout le tintouin ?

« Vous envierez un peu l'éternel estivant/Qui fait du pédalo sur la vague en rêvant/Qui passe sa mort en vacances ». À cet instant, la fameuse chute de la Supplique me sonne d'une toute autre façon : moi-même en vacances, j'ai la sensation de traquer les vapeurs d'un mort, tellement en vacances lui aussi qu'il n'a rien laissé derrière lui qui puisse être saisi par nous. Les rues de la ville elles-mêmes paraissent vidées de la présence posthume de l'artiste. À l'exception d'un restaurant qui arbore son nom – et, au passage, des prix prohibitifs –, on peine à trouver une trace urbaine, ou même une médiocre exploitation marchande de la mémoire du chanteur.

À rebours de l'enthousiasme béat qui agite aussi bien Esteban que Bruegel, je décide de pousser plus avant cette intuition. Cette journée du 19 août s'avère décisive : on visite l'Espace Brassens, équipement municipal dédié à la mémoire du chanteur. Je suis pas un fin gloseur d'expositions artistiques qu'en temps normal, je fuis comme la peste, mais enfin un constat ressort qui ne laisse pas place au doute : plus qu'un musée, qui entreposerait des pièces originales permettant de pister les aspérités existentielles du chanteur, il s'agit d'une succession plus ou moins aléatoire de matières sonores – en gros, des interviews de Brassens. Au fond, l'Espace est à l'image de ce que je renifle à l'extérieur : un Brassens flottant, filandreux, impalpable – qui au fond n’a jamais été vraiment là.

La visite m'incite à mieux saisir certains aspects de la vie du chanteur qui, comme la Méditerranée où nous trempons nos corps exhalant les relents des violents excès de la veille, ne manquent pas de sel. C'est que la relation de Brassens à sa ville natale n'a pas grand chose de la passion d'une vie.

En réalité, il a fui une ville qui ne voulait plus de lui.

C'est Rauky (ça s'écrit comme ça, j'ai demandé), une grosse ganache tout de cuir vêtue sévissant dans un groupe de rock garage du coin, qui, le soir venu, me recadre la caboche. Alors que, dans un bar du bord de plage, on guinche comme des dingues sur un rockabilly qui pétarade, je m'approche du comptoir pour recharger ma dose de Picon. Là, je sympathise avec ce type qui, tranquillement, me cale en face des mirettes quelques tranchantes évidences. D'abord, les faits : on retient volontiers la nostalgie touchante de la Supplique. Mais dans sa vraie vie, Brassens n'a pas choisi de mourir à Sète : il est mort à côté, à Saint-Gély-du-Fesc. Tout de suite, ça fait un peu moins couleur locale. Surtout, qu'est-ce que La Mauvaise Réputation, sinon le récit maquillé de sa fuite de Sète après que les autorités l'aient rendu coupable de vol ?

Je compulse le glossaire de notre vieux bouquin, qui répertorie tous les morceaux de l'auteur. J'y cherche en vain un titre qui s'appellerait La Queue entre les Jambes.

 

Haute verve libertaire, ou simples vers libertins ?

Le reportage tangue sévère, mais à la réflexion, il ouvre peut-être d'autres pistes : après tout, tant mieux s'il a fui une ville qui s'effarouche de ce qu'on puisse commettre quelques menus larcins.

Sauf que c'est pas franchement l'avis de Jeannot.

Jeannot, c'est un vieil anar rencontré sur la terrasse d'un troquet sonore et enfumé, à quelques mètres des quais. Le type, soixante-dix ans bien tassés, les cheveux ébouriffés sous un béret trop étroit, brandissant une énorme moustache à faire pâlir celui-là même qu'on traque, est en train de s'enchaîner tranquille des petits sticks de weed quand je lui taxe du feu. On commence à papoter. C'est un peu laborieux : c'est qu'il est complètement défoncé, le Jeannot. N'empêche, il finit par lâcher : « Brassens c'était pas un braqueur. Il a juste recelé les bijoux de famille, ceux de sa tante, c'est tout ». Pas franchement Charlie Bauer. Son collègue, Patrick, peintre en bâtiment, une gouaille à museler Audiard, est encore plus lapidaire : « Il a fait ses conneries, et puis il est allé s'enculer une vieille à Paris... ». Vertiges, encore...

Non seulement Brassens n'a jamais entretenu que des liens ténus avec Sète, mais il se pourrait bien qu'il ne soit pas le farouche anarchiste parti saborder lois et autorités. Valérie, une amatrice rencontrée quelques jours auparavant, nous avait bien mis sur la piste : il existe un morceau de Brassens où celui-ci explique comment les flics, ceux-là même qu'il vilipende si délicieusement dans Hécatombe, seront ceux qui le tireront d'affaire une fois qu'il se trouvait dans la panade.

Ce morceau, L'Épave, Bruegel finira par le retrouver dans le vieux recueil. Il est édité en 1966, quatorze ans après Hécatombe. Le temps pour le jeune Georges impétueux, qui vient à peine de prendre ses distances avec le journal Le Libertaire, de se délecter du Paris du show business qui lui tombe aux pieds – et de remiser ainsi sa fièvre émancipatrice. Le texte rend d'ailleurs bien compte de l'ordre des priorités chez Brassens : alors qu'il est complètement beurré et que chacun abuse à sa manière de son pauvre état, voilà qu'un représentant de la maréchaussée vole à son secours. Sa perception de la police titube, comme lui, et reste au fond subordonnée à sa propre situation individuelle – ici, d'alcoolique pathétique.

Qu'on s'entende, j'ai rien contre les alcooliques pathétiques.

Simplement, dans le meilleur des cas, et à l'exception des saillies insurrectionnelles que l'on repère dans les écrits époque Libertaire, l'anarchisme de Brassens – lui-même récusait le terme – n'est jamais qu'un pur individualisme, une défense jalouse d'un simple épicurisme verbal. Chez Brassens, on a le « Jouir sans entrave » de Vaneigem, mais sans la portée collective ni la charge révolutionnaire.

Pareil pour sa défense somme toute bien légère des accusations de misogynie dont il fut régulièrement la cible. « La » femme n'est le plus souvent décrite que sous les atours étriqués de l'objet de séduction, et volontiers sous les accents de la pauvrette, charmante presque malgré elle, que lui se chargera d'égayer.

Quant à son registre anti-clérical, trop de signes m'empêchent d'embrayer l'entrain d'Esteban – le pauvre, on le perd. Lorsque, le mardi après-midi, on se débouche une bouteille sur la tombe de l'intéressé, la bière est tiédasse, elle-même peu emballée à l'idée d'être descendue sur place. Et pour cause : encastrée dans la pierre tombale, dissimulée derrière un petit arbuste pleurnichard, une putain de croix catholique nous fait la nique. Nouvel indice de la faiblesse de caractère de Brassens qui, face à l'échéance finale, renia tout ce qui pouvait l'honorer parmi ses contemporains au profit d'une improbable carrière de sage défunt catholique, aspirant à quelque vaine et triste rédemption.

Putain de lui.

Putain de moi.

 

Crise

Lorsque je me réveille, le lendemain matin, je me tiens la gargouille entre les mains. Et pas uniquement parce que j'ai la cervelle qui siffle. Pendant que, il est vrai, Bruegel de Bois fait généreusement tourner son pseudo à l'ensemble de l'équipe, mes convictions vacillent : Brassens fait-il vraiment un bon sujet ? Est-ce que je ne me suis pas un peu enflammé, jusque dans la critique du personnage ? Je percute, en sus, que je baigne dans les turpitudes du parfait novice : trois jours de reportage, et je me rends compte que j'ai pas gratté une seule note. À vrai dire, j'ai même pas de papier. En fait, j'ai même pas un putain de stylo.

Mes collègues – hormis Esteban, qui suit avec application sa partition de groupie illuminée – ne paraissent pas mieux engagés.

Faut-il réorienter le reportage ? Sète recèle-t-elle des mystères plus trépidants ? Après tout, nous sommes en pleine période de fêtes : cette semaine, des barques d'autochtones s'affrontent chaque soir dans le canal qui traverse le port, sous le regard plus ou moins éméché du chaland venu spécialement pour ces « joutes » estivales. La Saint-Louis, qu'ils appellent ça. N'empêche : je persiste à penser, nom d'un sacré Dieu, qu'on n’est pas là pour couvrir le folklore touristique patronné par le maire UMP de la ville.

 


Extrait du carnet de Stage – II. Bruegel de Bois

Le journalisme de Bruegel de Bois se révèle volontaire, mais indécis. Le reportage vidéo que ce dernier avait envisagé tourne sur lui-même. Un peu comme une barque impatiente de partir à la joute, mais qu'on aurait oublié de munir de ses rames, et qui paraît vouée à demeurer prisonnière des aléas du canal. Alors qu'il s'aligne une quantité phénoménale de bouchons de whisky entre 22h et minuit, il est assez remarquable qu'un homme d'un tel âge s'adonne avec autant de méthode au binge drinking prisé par les teenagers de son époque. En conséquence, sa personnalité laisse apparaître deux versants bipolaires : il occupe une partie de ses lendemains à s'excuser platement, au téléphone ou de visu, des excès perpétrés la veille.


 

Bref, on connaît la fameuse formule de Gramsci : « La crisi consiste nel fatto che il vecchio muore e il nuovo non può nascere ». Formule que l'on peut assez librement traduire par : « La crise réside dans l'interstice où le vieux meurt et où le nouveau ne peut encore advenir ». J'étais donc en pleine « crise », en train de délaisser un reportage sans savoir quelle nouvelle piste chasser.

 

Vassiliu met la zone

C'est Jack qui nous fournit l'occasion de pareil rebond. Lorsqu'il jeta le Midi Libre en date du jeudi 21 août sur la table de cantine qui nous servait de mobilier de camping, il mimait un air triomphal qui pouvait augurer d'une journée plus truculente que les précédentes.

Parenthèse : je dis qu'il « mime » un air triomphal, parce qu'il n’avait globalement pas trop de quoi se la ramener. Son projet de reportage titube chaque soir un peu plus dangereusement. Et ce matin-là, le directeur s'avère infoutu de nous expliquer qui c'est donc que ce Pierre Vassiliu, chanteur à succès, mort à Sète la veille de notre arrivée, et dont on ne sait rien hormis que son titre le plus fameux – très à propos, en fait : Qui c'est celui-là ? – a tapé les sommets du hit parade en 1973. Bref, lorsqu'il nous annonce qu'on a rendez-vous aux funérailles de ce fameux Vassiliu l'après-midi même, Jack frétille de la queue.

Pas le temps de dessaouler. Par voix de presse, la famille a prévenu tout le monde : cet enterrement sera une teuf. Tout le monde doit venir sapé en blanc, et muni d'une bouteille de Champagne.

Évidemment sur place, je suis le seul en marcel noir, et j'ai même plus un dollar pour me dégoter un mousseux. Mais même si j'essuie quelques regards interrogatifs, l'atmosphère est souriante : tout le monde est détendu, ça déconne. Il y a du son à l'extérieur, et notamment le groupe de rockab' qui nous a fait gigoter l'autre soir.

Je gratte un peu de papier à lettre, et je rentre à l'intérieur du crématorium. Je me suis un peu renseigné : le type est repéré par Brassens, lâche un gros tube puis envoie bouler les médias et disparaît plus ou moins progressivement des écrans radars. Il serait « anticonformiste ». Ma foi, il y a là comme un petit goût de viens-y. Dans le hall, j'hésite pourtant à me lancer : c'est quand même un peu limite de jouer au journaleux au moment où chacun se recueille.

Puis je cible ce type, qui semble connaître tout le monde et balance des vannes à tout-va. Je l'accoste : Patrick, de la Compagnie Cacahuète (du théâtre de rue, qu'il dit). J'ai droit à une première peinture du personnage : la rencontre en 94 avec Pat' près de Bordeaux, les cuitasses homériques, son « parler/chanter » précurseur des années 1970, le combo 'ciflard/pinard à chaque fin de concert avec les plus déterminés du public, la grosse boîte de jazz au Sénégal, itou.

Putain, que je me dis : ce type est peut-être moins connu que son mentor, mais il a tout l'air d'avoir l'épicurisme un peu plus charnel que l'autre. Je pénètre dans l'enceinte principale du crématorium. Même chose que dehors : la famille alterne pleurs et fous rires. Les couacs de la cérémonie amusent tout le monde. On passe les clips de Vassiliu. J'aime bien sa trogne au mec, avec ses moustaches de cartoon et ses yeux polissons. Ses proches défilent à la tribune. Là, c'est assez bizarre, mais je me sens touché par les adieux à ce type que je ne connais ni des lèvres ni des dents. Les discours sont pénétrants, et je me prends à palpiter lorsque l'un des fils conclut, d'une voix posée, un sourire en coin : « J'espère que là-haut tu mettras bien la zone. Et que tu déconneras avec tes potes Coluche et le Professeur Choron ».

En fait, le type met déjà la zone : il est en train de complètement saccager le reportage qu'on s'était prévu.

À la fin de la cérémonie, la femme du Pierrot invitera chacune des membres de l'assemblée à faire comme elle faisait jadis, lorsqu'il partait en tournée. À savoir lui remettre, pour son dernier voyage, sa petite culotte. C'est un peu grivois certes, mais je peux pas m'empêcher de penser à l'autre gratteux, enterré à quelques dizaines de mètres de là, bien planqué derrière son foutu crucifix.

À la sortie, je ne parviens pas à retrouver Laurence Kirsch, qu'une bonne âme avait proposé de me présenter et qui a réalisé un documentaire sur la vie de l'artiste. N'empêche : dans ma tête, le personnage commence à en imposer. Alors bien sûr, ses morceaux sont moins ciselés. On n'y retrouve pas le venin goguenard de Brassens, les arrangements s'avèrent inégaux. Mais lui ne s'est pas complu dans les ors décernés par le microcosme parisien : il l'a même fui, pour reprendre une ferme dans le Lubéron, à l'abri du star system, bien au chaud avec les potes à composer tranquillou les 650 morceaux de son répertoire. Il se donne finalement sans fard, sans prétention. Patrick m'a même raconté que lorsqu'il sort son vinyle à succès, il fait pas gaffe au fait que la face B du disque, le titre Film, sonne elle aussi comme un tube. Que, donc, il perd l'occasion de se faire un sacré paquet de fric. Pas l'âme d'un commerçant. Pas non plus celle d'un militant, mais lui ne se donne pas des « airs ». Et encore : sa fiche Wikipedia ne renseigne-t-elle pas que durant la guerre d'Algérie – encore elle – « il passe en conseil de guerre pour avoir diffusé, grâce à un camion de l'armée équipé de haut-parleurs, sa chanson La Demande de permission, au texte antimilitariste » ?

Le soir tombe, je me dis que la journée a été fructueuse. Sur les lieux de notre QG, Ulysse, un pirate qui s’est improvisé complice et qui connaît bien le bonhomme, abonde : « Ses textes, sa façon de vivre, le bonhomme, l'humain… Il parle de tout, des femmes, de l'amitié, d'un futur plein d'espoir, de la solidarité et de l'amour. Un homme libre, un mec anticonformiste, anar, proche des gens qui en avait rien à foutre du show-biz ». Un solide verre de rosé en main, Ulysse dérive de son hommage cette maxime tonitruante : « Vaut mieux vivre dix ans comme un lion que vingt ans comme un mouton. »

 

À partir de là, les notes de Guzzi sont de plus en plus confuses. La dernière page de son carnet nous livre toutefois quelques indices :

Fin du reportage : ma fuite. Entre Esteban, véritable échec vivant, De Bois, environ 350 bouchons, et Jack qui a tout perdu, ma seule chance de survivre est de m’esquiver.

Nouvelle bagnole, nouvelle équipe. Qui sont ces deux jeunes gens ? Ils sont beaux, problème : ils n’ont pas plus de fric que moi. Disent qu’ils cherchent la « pensée du midi » de A. Camus en sillonnant les routes. Expliquent que pour A. C. : « Tout concept a son pendant, de même que tout élément est ambivalent. » Faire apparaître quelque part : les considérations de A. C. sur la pensée du Sud permettent de concevoir le caractère subversif et récalcitrant de certains personnages, comme Vassiliu.

Fin de l’aventure = quête

Les autres chroniques sétoises :

- 1/4 : « Violentes trombes sur l’Île singulière »

- 2/4 : « Ulysse est un oiseau de passage »