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Calais : les vivants et les murs

Se mobiliser reste la démonstration de sociétés sachant encore s'émouvoir, s'organiser et dénoncer. Encore heureux, en cette fin d'année 2014, l'indignation n'est pas passée de mode et de nombreuses personnes, aux quatre coins de l'Europe, continuent de faire passer l'information. Ces passeurs d'informations, je les ai rencontrés tout au long d'une semaine qui m'a trimbalé de Lille à Calais, et par procuration du Maroc à la Grèce. L’appel à manifester contre le « mur de la honte » à Calais met en lumière ce phénomène qui, depuis les Romains et leur limes, accompagne les sociétés européennes dans leur rapport à l’étranger : séparer, circonscrire, délimiter leurs territoires. Que ce soit à Berlin, Jérusalem ou à la frontière mexicaine, les murs qui séparent ont le sale goût d'une haleine européenne.


« Mur : tout ce qui fait office de cloison, de barrière, de séparation. Obstacle à la communication, à la compréhension entre les personnes. » (Larousse)

• Si l'installation de barrières dans le port de Calais offre aux Français la brutale réalité de la politique migratoire européenne – en avaient-ils besoin ? – cette opération n'est en rien une nouveauté. Les enclaves espagnoles au Maroc, Ceuta et Melilla, et le mur métallique d’Evros, entre Turquie et Grèce, sont des précédents qui font de Calais une simple continuité d'une logique sécuritaire qui vient s’installer à deux pas de chez nous.

 

Zig zag

La frontière est un espace qui dessine un ailleurs et un ici, qui sépare autant qu'il rapproche. Cet espace prend des formes qui sont autant de miroirs à chacune de ses extrémités. Ici Calais, bonjour Tanger.

Je pars à la rencontre de deux jeunes militants No Border en tournée d’info à Lille samedi dernier. Rendez-vous est pris dans un appart de Wazemmes où le gaz vient d’être coupé. Il fait froid mais j’écoute. Ces personnes ont fait le choix d'aller au Maroc depuis fin 2013 « pour savoir s'il y a des gens là-bas qui font quelque chose mais aussi pour mieux connecter les activistes en Europe et là-bas. » L'idée est assez nouvelle et la raison évidente : « Tanger c'est un des points de report des migrants pour passer en Europe, comme c'est proche de Gibraltar. Pas mal de gens sont bloqués à la frontière, à Rabat ou ailleurs. »

Ils me décrivent le quotidien d'une ville frontière, point d'arrivée pour un nouveau départ, escale plus ou moins longue : « À Tanger, le quartier Boukhalef réunit pas mal de migrants subsahariens, dans des apparts loués ou squattés. » Là-bas, comme à Calais, les regroupements se font par communauté, nationalité ou par langue : « Les Sénégalais et Gambiens par exemple s'ils parlent wolof. Ou encore par le français ou l'anglais mais les langues africaines dominent. »

Tanger est une escale, pas un objectif. Ce qui explique que « tout est assez temporaire, tout le monde veut traverser. On reste quelque temps avec les gens, mais c'est court. » Du port marocain les tentatives de passage se font en zodiac, par petits groupes. Mais les migrants ne sont pas sédentaires : « Il y a beaucoup de circulation au Maroc ; certains essaient les grillages [de Ceuta ou Melilla], échouent, puis reviennent à Tanger, essaient le zodiac... Tout le monde sait qu'ils risquent la mort mais ils veulent quand même le faire, même si ça n'empêche pas d'avoir peur des violences en face. »

 

« Zigzag », c'est un des mots qu’utilisent les migrants pour qualifier le rôle de la police pour mieux souligner qu’« on ne sait jamais comment elle va agir. » Au Maroc, la (ré)pression policière est proportionnelle à la proximité de la frontière. C’est pour ça qu’à « Rabat, ça va mieux, les gens peuvent faire leur business ; à Tanger c'est plus difficile même si les gens se baladent dans la rue. » Comme partout sur les avant-postes frontières de l’Europe, « il y a des rafles qui sont vachement violentes, notamment dans les apparts, où il y a eu des gens frappés, des femmes violées. En décembre 2013, un homme a été tué par la police Les migrants sont allés dans la rue manifester contre les violences policières. »

Qu’arrive-t-il aux raflés ? Comme à Calais, les gens sont déplacés à quelques dizaines de kilomètres : « " Ils nous fatiguent" disent les migrants. » Le but est effectivement clair : les décourager. Ce qui explique l’édification de véritables murailles aux portes de Melilla (1998) et Ceuta (2001), enclaves espagnoles et coloniales au Maroc. « Ce sont de véritables prisons en plein air », me confie l’un des deux militants.

 

Un migrant qui a fait 4000 km ne va pas se dire : « Ah il y a un mur, je repars. »

« Evros, c’est similaire à Calais », ajoute Nina, de passage à Lille ce samedi pour projeter deux de ses documentaires dont l’un se focalise sur le mur d’Evros, construit en 2012 entre Turquie et Grèce. Mêmes causes, mêmes conséquences « avec les refoulements qui ne sont pas légaux, où les gens ne passent pas dans les procédures d'asile et sont refoulés en Turquie. » Nina fait partie d’un collectif de vidéastes, « Tracing movements », créé autour d’un projet  de « cinéma ambulant ». Lassées « des films trop misérabilistes […] et de ces images qu’on nous montre et remontre sur ces migrants qui débarquent en Europe, renforçant l’idée que l’immigration est une invasion et qu’il faut donc se protéger », Nina et son acolyte se font le relais des « gens souvent curieux de savoir comment ça se passe d'un endroit à un autre. » C’est comme ça que l'idée de faire une série de documentaires rendant compte « des effets des politiques migratoires en Europe et de comment les gens s'organisent autour de ça, sans tracer des portraits héroïques » prend forme. Les six documentaires réalisés sont tous accessibles sur le web, montrant ici et là luttes, résistances et débrouilles des migrants comme des autochtones.

 Source

Nina revient sur le mur. « Un de nos films parle de ça. La frontière entre Turquie et Grèce longe le fleuve Evros mais, sur une douzaine de kilomètres, elle est terrestre. C’est là que le gouvernement grec a décidé de mettre un mur en 2012. » Au-delà des barrières (3 mètres de haut), des caméras et du barbelé, l’idée est plus profonde : « D'accord il y a ces murs qui empêchent physiquement de passer. Mais c'est aussi une rhétorique, un symbole. Un migrant qui a fait 4000 km ne va pas se dire "Ah il y a mur, je repars." Ces murs sont une façon de rendre les frontières visibles, pour mettre en valeur cette Europe. Mais il me semble important qu'on ne rentre pas dans le jeu de Frontex [NDLR : pour faire court, l’agence des frontières extérieures de l’UE, dont Fabrice Leggeri vient d’être élu comme directeur] et des politiques, et qu’on montre que la violence des frontières n'est pas qu'aux barrières, qu’elle est diffuse, dans les centres de rétention, dans chaque aéroport… »

Ne pas en faire trop sur ces murs, c’est donc se réserver de la vigilance pour les autres lieux où la violence contre les migrants s’exerce, mais aussi poser cette question qui me taraude : à qui les pouvoirs s’adressent-ils quand ils érigent un mur ? À qui s’adressait l’URSS avec le mur de Berlin ? À  qui s’adressent Israël ou les États-Unis quand ils barricadent leur ville ou leur frontière ? Doit-on se contenter de l’aspect physique ? Ne pas voir plus loin ? Comme le souligne Nina, la « frontière grecque est déjà super surveillée. Frontex est assez présent, avec des policiers allemands qui avaient leurs bureaux en ville. »

Le sous-titrage en français sera en ligne sous peu...

Comme le dit un jeune Grec dans le documentaire, ce mur ne fait que changer les stratégies de passage, rien de plus. Impression confirmée par la journaliste Doan Bui qui a longuement enquêté sur le terrain en 2013 : « Cela fait déjà plus d'un an que les clandestins évitent de s'aventurer dans cette zone militarisée, entre la Grèce et la Turquie, une plaine lisse comme un caillou, sans un arbre pour les cacher des patrouilles policières. »

 

Suleyman

Trois heures sont passées, changement de scène : je suis à L’Insoumise, une bouquinerie occupée de la rue d’Arras, à Lille. Il fait froid dehors et chaud à l’intérieur, le poêle à bois turbine grave, l’heure est au passage d’informations. En cercle, une vingtaine de personnes écoutent Suleyman parler. Ils l’écoutent avant de le comprendre, Suleyman parle anglais et une jeune femme traduit ses paroles.

« Je suis arrivé du Soudan. Il a fallu sept jours de bagnole pour traverser le désert et arriver en Lybie. Trouver un bateau, payer, et partir vers l’île de Pantelleria sans être assuré d'arriver. » Débarqués sur le sol de la péninsule italienne, il raconte comment des centaines d'entre eux sont frappés par la police italienne pour donner leurs empreintes. Il raconte comment ils sont dispatchés, plus ou moins en fonction de leurs origines, vers différentes villes transalpines. Le tout dirigé par la Croix rouge, et en voyage par avion s’il vous plaît. Selon les lieux, le contrôle était plus ou moins fort. Quand Suleyman arrive en France il y a trois mois, il ne connaît pas Calais. On lui en parle à Paris, son objectif est l'Angleterre, autant pour des raisons d'accueil que culturelles ou linguistiques.

Mais aussi parce qu’ici en France, « je ne suis pas considéré comme un être humain ». Suleyman parle avec la voix grave de ceux qui ont vu des choses. Il dénonce les violences policières, surtout de la part des garde-mobiles et des CRS. À Calais, depuis quelques mois, les migrants profitent des ralentissements à l’entrée du port pour assaillir les camions. « Les exilés ont eu une tactique rationnelle, à savoir y aller en nombre. Ça a été efficace : il y a eu moins de décès cet été », me confie un militant calaisien. Moins de décès, mais pas moins de violences. Un homme qui accompagne Suleyman détaille la tactique policière pour contre-attaquer : « Les motards gazent systématiquement sous les camions, dans les soutes des camions parfois. Et ils attendent que ça sorte ! » Quand je me rendrai à Calais le lundi suivant, je ne verrai pas dans la ville la présence systématique des flics, peut-être en prévision de la manifestation prévue le jeudi, peut-être et surtout parce que les migrants s’établissent en périphérie. Il n’empêche que si Suleyman a quelque chose à demander, c’est la présence de « Français contre les violences policières, votre présence peut les empêcher. » Les arrestations se font selon l’envie des policiers, sans logique claire. « C'est comme ça », répondent les flics aux migrants qui demandent « pourquoi ? »

 

Hospitalité vs inhospitalité

Une autre anecdote retient mon attention : l’agressivité, voire la haine montrée par des habitants. Suleyman raconte comment il se fait régulièrement klaxonner, à coups de doigts d’honneur. Comme s’il fallait préciser aux migrants qu’ils ne sont pas les bienvenus. Comme si la parole et les actes s’étaient libérés depuis quelques mois. La faute à plein de trucs, un contexte de crise, la communication de la préfecture, des syndicats de police ou encore les « on dit ».

C’est pour cela que je motive Erwan pour m’accompagner à Calais. Les témoignages, c’est bien, le terrain, c’est mieux. Lundi 15 décembre, soleil éblouissant et temps frais. Dès notre arrivée, nous nous confrontons, mon ami et moi, à ces « on dit ». En attendant notre premier rendez-vous, on s’arrête dans une boulangerie. Deux sandwichs et deux trois mots échangés. La boulangère nous explique « qu’il y a toujours eu des migrants à Calais », et qu’elle « n’a rien contre eux ». Mais quand on lui explique qu’on a eu vent d’une certaine hostilité des Calaisiens, elle ne nie pas : « Vous savez les gens, ils ont rien contre les migrants. Ce qu’ils n’acceptent pas, c’est l’agressivité, les vols de portables. » On fait mine de comprendre, même si on sait que la délinquance des migrants n’est pas si présente. « Et puis, ils reçoivent de l’argent de l’État, alors les gens ne comprennent pas. » Mine stupéfaite de notre côté : « Bah oui, ils reçoivent chaque jour un peu d’argent, enfin, ça c’est les "on dit"… »

Quelques instants plus tard, Philippe, notre hôte, nous reçoit chez lui et paye le café. Il tient le blog « Passeurs d’hospitalité » depuis le mois de février. Son idée est de « démonter le discours dominant sur ce qui se passe. Tout le monde se fait piéger par les mots. » Il commence par nous confirmer l’existence de ces légendes urbaines : « Y’a même des chiffres qui ont tourné, on a parlé de 24 euros par jour, voire plus. » Ces légendes tournent depuis un an dans la cité des bourgeois. Un an, c’est plus ou moins la date qui a vu la maire Natacha Bouchart appeler les Calaisiens, via sa page facebook, à dénoncer l’ouverture des squats. S’en est suivie la naissance d’une autre page, pleine de haine, nommée « Sauvons Calais ». Depuis, c’est l’escalade : cocktail Molotov contre le « squat des Égyptiens », violences contre un autre à  Coulogne, menaces physiques sur les soutiens et les exilés, manif interdite en juin et manif fascisante début septembre.  Notre hôte, même s’il ne nie pas une recrudescence du discours raciste, tient quand même à rassurer : « Ici les attitudes hostiles s’accompagnent souvent d'un "ça va trop loin" plutôt solidaire. C'est récurrent... Il y a une solidarité spontanée populaire parce qu'on sait ce que c'est que la galère. »

Question mots, qui s’intéresse à Nord Littoral peut voir un traitement de l’actualité migrante un peu particulier. Une information reléguée dans la rubrique « faits divers ». Les migrants arrivent en nombre pour passer ? « Les migrants envahissent un rond-point à hauteur du port ». Une dizaine de migrants interpellés suite à une rixe quelques jours plus tôt ? « Coup de filet au squat des Égyptiens ». Avec un tel vocabulaire, pas étonnant que les « on dit » deviennent des réalités. Cette vision de l’information vient, pour Philippe, du fait « qu’on a des associations qui communiquent peu, c'est souvent aux journalistes d'appeler, et de l'autre côté on a eu une communication très régulière de la préfecture, de la police, des syndicats de police et de la mairie. »

Le tout venant justifier la politique de la municipalité. « À partir de 2009, son discours s'est durci, passant de l'humanitaire compassionnel à un discours plus sécuritaire : ça a donné des douches de l'autre côté de la rocade, tout comme l'accueil de jour par le Secours catholique. Au printemps dernier, les campements étaient près du centre-ville, puis ils ont été dégagés vers l'extérieur, ce qui a un peu marché même si No Border et les associations se sont mis d'accord pour occuper un squat en centre-ville. »

Rendre les migrants les moins visibles possible, une gageure qui nous conduit à la construction de ce mur. Mais alors, lui, l’observateur local et avisé de la question, qu’est-ce qu’il en pense de ce mur ? « C’est la volonté désespérée du parti conservateur britannique de s'accrocher au pouvoir au moment où un parti le double sur la droite ; c'est un message adressé à l'opinion publique britannique, mais aussi aux exilés qui se rendent compte une nouvelle fois qu'ils sont pas les bienvenus, même si en France ils avaient compris. »

Tout devient question de prix : « Les plus pauvres ne peuvent pas se payer le passage. » Mais aussi d’image : « À Calais, c'est la partie visible et c'est facile de mettre en scène les barrières, qui vont faire chier des gens. Elles sont là pour être prises en photo, pour l'image. Il y a quelques mois la UK Border Agency [la PAF anglaise] s'est fait épingler parce qu'elle avait mis l'accent sur le numérique et les faux passeports plutôt que sur la surveillance des ports, ça en dit beaucoup des priorités. »

Priorités qui ont dû être revues. Fini de se concentrer sur le numérique, retour dans les ports, où les passages se font plus à l’arrache. En effet, « ça fait un an que les traversées entre Lybie et Italie ont repris de manière importante, c'est la clé de l'augmentation de migrants à Calais, même si c'est atténué. On est passé d'environ 500 personnes à l'été 2013 à 2500/3000 aujourd'hui, ce qui est compliqué pour des associations qui reposent sur le don et le bénévolat. Et cet été, des Érythréens se sont découvert une autre tactique : ils ont été en nombre sur le port. La mairie a beaucoup communiqué envers les Anglais. Le côté spectaculaire des bagarres, des gens qui montent en groupe, c'était pas mal pour décrocher le chèque au bout. Finalement, comme en 2009, un nouvel accord a été trouvé, entre répressif et répartition financière. Ce fric anglais, c'est pour payer la "sécurisation" du port. Pendant l'été les exilés ont joué sur leur nombre, le chèque des Britanniques arrive en septembre. » Le chèque dont parle Philippe, ce sont les 5 millions d’euros annuels sur trois ans que la ministre de l’Intérieur britannique Theresa May s’engage à verser.

Logique implacable. Rejetés du centre-ville, les exilés se sont installés près des lieux de passage, près des entrées du port. « À force de les externaliser on va les fixer à côté du port. » À court terme, « l’un des effets des grilles est qu'il va falloir recourir aux passeurs parce qu'on ne pourra pas faire autrement. Plus c'est compliqué plus t'as besoin de techniciens. Des exilés de Calais payent pour être emmenés sur des parkings en amont pour être embarqués, où c'est plus discret ou moins surveillé. Du coup comme les compagnies de transports demandent de ne pas s'arrêter à proximité de Calais, on a des campements qui apparaissent en Picardie, à Dieppe ou Ouistreham. Ça se remarquait déjà à l'époque de Sangatte. »

 

Au squat Galou

« Youssef est passé ! Youssef est passé ! Putain j’y crois pas ! » Quand nous rentrons dans le squat Galou, trois heures après notre arrivée, les cris d’un homme viennent à peine rompre un silence olympien. C’est Philippe qui nous a parlé de ce squat, mais je connaissais déjà son existence suite à l’occupation du lieu en juillet. L’ancien entrepôt industriel est habité par une centaine de migrants, c’est le dernier squat massif de centre-ville, « sans compter tous ceux plus réduits qu’on ne connaît pas », note une pote que j’avais pas croisée depuis belle lurette. Elle a les yeux fatigués, un peu pâlotte, tout comme les quelques migrants qui occupent la cour à notre arrivée. Séance coiffeur, brossage de dents et lessive, il est 16 heures et nous débarquons là un peu comme des touristes. Les ateliers No Border qui étaient prévus sur l’asile n’ont pas lieu, les bras sont trop occupés par ailleurs. Plus loin, des hommes balaient les déchets qui jonchent le sol en attendant le passage des poubelles municipales. Des sourires fatigués et/ou intrigués répondent à nos « hello » mais tous, sans exception, font en sorte de garder le peu de dignité que la situation leur permet.

 Source

Sur tous les murs d’enceinte, des graffitis. « Stop violence against woman » ; « Ce mur est acquis ? » « Freedom » « Welcome bienvenue ترحيب » et j’en passe. Erwan n’a pas le cœur à prendre des photos… S’autoriser à le faire, sans prendre le temps d’être avec les migrants, serait déplacé. Alors on discute, on partage le tabac, pose des questions banales. Un exilé d’une vingtaine d’années arrive vers nous l’air joyeux : il tient une pince Monseigneur dans ses mains ! « Ce soir je passe ! C’est sûr ce soir j’y vais ! » martèle-t-il comme pour mieux se persuader. Le temps pour nous de parler du mur. « Ça va rien régler ! » répond l’homme qui se réjouissait pour Youssef. « Rien ! Moi j’t’le dis, ce mur, c’est un cadeau pour les passeurs. Ce mur, son seul effet va être d’augmenter les prix du passage, c’est tout, et rien d’autre. »

Vers le mur

Après un certain temps passé au squat, alors que le soleil se fait moins lumineux, nous décidons d’aller le voir, ce mur. On prend la bagnole et en dix minutes nous arrivons sur le port. Nous attaquons à pied les premiers mètres des quatre kilomètres de « palissades » installées le long du port et de la rocade qui y mène. Les « grilles » sont comme neuves, et pour cause : le gouvernement anglais a recyclé son stock de barrières de sécurité utilisées pour protéger le sommet de l’OTAN à Newport, au Pays de Galles, le 4 et 5 septembre dernier : « Elles peuvent remplacer ou prolonger des barrières inadaptées à Calais, qui sont trop faciles à escalader pour les immigrés clandestins », déclarait un secrétaire d’État à l’immigration James Brokenshire en septembre. De fait, elles ne remplacent rien mais viennent doubler la première ligne de barrières déjà installée.

Le « petit plus », ce sont les rouleaux de barbelés qui les dominent. Du barbelé de compétition ! Au moment où nous dépassons notre deuxième car de CRS – nous en en voyons quatre en tout sur le port, qui n’ont pas bougé d’un iota, se contentant de faire tourner le moteur et de fumer des clopes – nous arrivons  au niveau de salariés de l’entreprise ZAUN, chargée de l’installation. Et ce barbelé a tout d’une arme de guerre, un bel hommage à 14-18 ! Fini les picots en fer, voici des lames de cutter en forme de papillon, qui répondent au doux nom de « barbelé rasoir ».

Sous les caméras à 360°, nous marchons une petite heure, le temps d’atteindre la rocade où même la sortie d’autoroute est clôturée. Plus on marchait le long de cette avenue mortifère, plus le bal des camions et des voitures donnait à la scène une allure d’absurde inégalité. D’un côté des marchandises en liberté, de l’autre la vue barrée par des grillages protégés par des flics. Si les travaux ne sont pas terminés, leur avancement est bien engagé.

Pour les migrants, Calais reste une escale, mais une étape qui risque de perdurer et de devenir d’autant plus risquée, que ça soit pour passer par ses propres moyens ou payer le premier qui profitera de la détresse organisée. Le soleil n’est plus là quand nous reprenons la route et au final, je me dis que la nuit calaisienne n’est pas prête de prendre fin. Alors que nous digérons en silence, Erwan et moi, ce que nous venons de voir, la voix de la radio annonce un quinzième mort à la frontière calaisienne en 2014 : il s’agit d’un Soudanais. Ils étaient deux à être passés samedi sous un camion. Mais l’un des deux a été tué au moment de descendre du camion. Je repense alors à Suleyman, sa voix grave et son regard dur. À cette heure-ci, il est peut-être dans une rue londonienne à se déguster un « shayaa ».  En tout cas je l’espère et, s’il se reconnaît un jour où il aura appris le français, je lui dédie, lui le vivant par dessus les murs, ces mots d’Aragon.

« J'arrive où je suis étranger »

Rien n'est précaire comme vivre

Rien comme être n'est passager

C'est un peu fondre comme le givre

Et pour le vent être léger

J'arrive où je suis étranger

 

Un jour tu passes la frontière

D'où viens-tu mais où vas-tu donc

Demain qu'importe et qu'importe hier

Le cœur change avec le chardon

Tout est sans rime ni pardon

 

Passe ton doigt là sur ta tempe

Touche l'enfance de tes yeux

Mieux vaut laisser basses les lampes

La nuit plus longtemps nous va mieux

C'est le grand jour qui se fait vieux

 

Les arbres sont beaux en automne

Mais l'enfant qu'est-il devenu

Je me regarde et je m'étonne

De ce voyageur inconnu

De son visage et ses pieds nus

 

Peu à peu tu te fais silence

Mais pas assez vite pourtant

Pour ne sentir ta dissemblance

Et sur le toi-même d'antan

Tomber la poussière du temps

 

C'est long vieillir au bout du compte

Le sable en fuit entre nos doigts

C'est comme une eau froide qui monte

C'est comme une honte qui croît

Un cuir à crier qu'on corroie

 

C'est long d'être un homme une chose

C'est long de renoncer à tout

Et sens-tu les métamorphoses

Qui se font au-dedans de nous

Lentement plier nos genoux

 

Ô mer amère ô mer profonde

Quelle est l'heure de tes marées

Combien faut-il d'années-secondes

A l'homme pour l'homme abjurer

Pourquoi pourquoi ces simagrées

 

Rien n'est précaire comme vivre

Rien comme être n'est passager

C'est un peu fondre comme le givre

Et pour le vent être léger

J'arrive où je suis étranger. •