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Lille-Tournai-Lille. À la recherche de l'EPO perdue

Dimanche 1er juillet. 23 heures. Alors que le Capitaine cuve la raclée infligée aux Italiens en finale de l'Euro de football, nous cherchons un remontant efficace à sa déception. Malgré les hectolitres de bière proposés, celui-ci reste coi, sans vie, comme K.O. Il lui faut quelque chose de plus fort qu'une Trois-Monts. C'est alors qu'Esteban, dans un élan qu'on ne lui connaissait plus guère, a une illumination : « Mais attends ! Demain, le Tour de France s'arrête à Tournai ! C'est là-bas qu'il faut aller ! On trouvera sûrement de quoi rebooster ton moral ! »


• Voilà comment, chère lectrice, cher lecteur, le Capitaine, Esteban et moi nous sommes retrouvés au métro 4 cantons, en ce lundi ensoleillé du 2 juilllet 2012. Chacun équipé d'un vélo, d'un sac à dos et d'une envie furieuse de déchirer la moindre montée qui se présenterait à nous. Nous voilà partis pour la plus formidable gonzo-enquête sportive de tous les temps ![1]

Notre premier objectif, et pas des moindres, est de pulvériser le record présenté sur Viamichelin.fr : 1h54 pour parcourir 24 km. Nous prenons la D941 et traversons à la force de notre unique braquet, Capitaine sur son VTT trop petit, Esteban et son pédalier décroché, les bleds paumés comme Chéreng ou Baisieux. À chaque entrée et sortie des villages, des chapelles se succèdent : est-ce un signe ? Le soleil cogne mais ne nous atteint pas. Même la horde de friteries qui se dresssent sur notre route ne nous fait pas dévier de notre but. Nous passons la frontière, un petit regard sur le chronomètre. Il reste trois kilomètres et nous sommes dans les temps, voire carrément en avance. Nous faisons une pause dans un village anonyme côté belge. Deux trois gorgées d'eau, quelques étirements et nous voilà repartis. Au passage, nous pulvérisons le mich' record : 1h23 minutes !

Le centre de presse

A peine rentrés dans Tournai que la voie est barrée par des grilles et un impressionnant cordon policier. Seraient-ils déjà au courant de notre virée à but non lucratif ? Nous ralentissons, je demande à un des deux policiers si c'est ouvert. Avec un accent à couper au couteau, il me rétorque : « Si c'est pas fermé, c'est que c'est ouvert ! » L'arrivée de l'étape est à quelques centaines de mètres. Mais un panneau « Presse » nous fait virer à droite, vers une grande salle où nous allons tenter d'obtenir une accréditation. Nous nous garons puis montons à l'étage.

Le Capitaine, comme envoûté par notre course, qui lui rappelle sa prime jeunesse de cycliste, se dévout pour aller quémander. La réponse est aussi rapide que négative : « Aucune possiblité d'accréditation sans carte de presse. Et c'est interdit de vidéo. Mais on a la possiblité de couvrir l'évènement là où on veut.  » Ouf, avec l'aval des autorités compétentes, nous voilà autorisés à faire notre reportage, qui, avouons-le, se passera aisément de la carte de presse. Nous passons quelques minutes à visiter le centre, traînons un peu au buffet des journalistes, puis décidons d'y aller. Le voyage nous a donné soif et une petite bière ne sera pas de trop.

Le long de la piste

Ce n'est pas difficile de savoir où l'évènement se passe. Il suffit de suivre la file jusqu'à la masse déjà agglutinée le long du boulevard d'arrivée. C'est la cohue, trois heures avant le sprint final, entre les stands de frites officiels et les écrans géants. Pas question pour nous de trop s'attarder ni de goûter aux bières institutionnelles. Nous longeons la voie histoire de trouver un passage vers le centre-ville. Nous marchons tranquilles en glanant ici ou là tous les gadgets jetés par la caravane et les publicitaires ambulants : sifflets, protège-selle, brioche, drapeau, bracelets... Il y a beaucoup de bruits, les gens chantent, regardent au loin, sont impatients. Au bout de cent mètres, une dizaine de fonctionnaires de police se dressent devant nous. Que font-ils ? Ils distribuent … des ballons de la police !

Et oui, cher lecteur, chère lectrice, la police belge profite de l'occasion pour faire sa promo. Il ne nous en faut pas plus pour aller visiter le stand où nous entrons en contact avec le « Service de relations publiques de la police ». Dedans ? On y trouve des ballons, des autocollants mythiques et même des porte-clefs !

 

À notre question bien légitime « Mais pourquoi sont-ils si gentils ? », la jeune femme préposée à l'accueil nous explique que « c'est pour faire plaisir aux enfants ! Pourquoi, ça ne vous plaît pas ? » Hum. On insiste : « Vous êtes fonctionnaires de police ? » Un mec répond : « Non, nous venons d'une société privée ». Tout est dit. C'est la fête. La police joue aux clowns parmi les stands publicitaires , le temps de choper des reliques et nous voilà repartis.

Fanfare, steack de fricadelle et publicités à gogo

Alors que le bruit d'une fanfare se fait de plus en plus insistant, nous sommes agressés par le speaker officiel qui fait une longue, très longue et interminable liste des 43000 sponsors du Tour. Les gens ne semblent pas s'en plaindre, peut-être habitués qu'ils sont à avoir leur temps de cerveau disponible. On peut se demander ce que serait le Tour sans sa caravane. Les coureurs couverts de pub de la tête au pied. Bien sûr, ça plaît aux enfants, mais les adultes ne sont pas en reste. On aperçoit ainsi un homme qui court et s'agite cinq minutes le long de la piste afin de recevoir, après des grands signes à une voiture, un protège-selle... Si le sport reflète une certaine image de notre société, c'est bien celles de la consomation et de la concurrence. De vendre du rêve à travers le « jeu ». Peu importe, nous avons toujours soif et faim. Nous nous rapprochons de la fanfare et décidons de nous y arrêter pour boire une binche et manger un hamburger.

Ici, lecteur et lectrice peu au fait des us et coutumes belges, il te faut savoir à quoi ressemble un burger du plat pays. Règle numéro un : pas de salade, pas de tomate. Règle numéro deux : un pain burger, quelques oignions grillés et un steack qui ressemble à une fricadelle écrasée. Règle numéro trois : une sauce bizarre au choix, de la « bicky » douce ou épicée. Nous ne faisons pas la fine bouche et avalons comme il se doit la gastronomie locale. C'est pas très bon, mais c'est pas dégueulasse non plus.

Bref, vous l'aurez compris, jusqu'ici notre quête ultime est au point mort, mais nous ne perdons pas espoir. En parlant de ça, alors que nous avalons la dernière bouchée de notre belg'burger, un miracle se produit quand apparaît un homme avec une énorme pancarte jaune accrochée au dos sur laquelle sont inscrits les mots suivants : « Tu peux être un vainqueur ! Vive le Tour de France de la Bible ! » Le destin est en marche, le maillot jaune pour nous, l'EPO à portée de prière.

Be a winner !

L'homme à la pancarte s'agite, prend des photos, distribue des flys.

À n'en pas douter, il en a à dire : « Depuis 2007, on accompagne le Tour et on fait la promotion de la Bible. À terme on sera dans la caravane publicitaire. C'est important le Tour de France, Dieu est là, il s'intéresse aux spectateurs. » J'ose pas enchaîner sur mon athéisme et mon anticléricalisme. Je suis pas là pour ça, alors je laisse faire. De la suite dans les idées ce prédicateur 2.0. Et ce n'est pas si nouveau, on le questionne sur tous les sites internet cités dans le fly : « Jesus.net c'est un site internet où partout dans le monde ça fonctionne [sic], avec des langues différentes... Au départ, on a commencé à travailler avec 3615Dieu. » Il a des tracts en flamand, français et anglais. Et un espoir aussi important que sa folie apparente : «  À terme, le travail est tel qu'il faudra une association. Tout doucement la mayonnaise prend. Quelqu'un m'a dit "Jésus ne faisait pas de vélo", ça me chagrine mais on s'amuse beaucoup. On veut se fondre dans la masse, pour mieux intégrer la caravane et c'est un média très porteur, c'est génial. On veut faire sortir les églises de leurs clochers et leur dire : ''Ayez des projets qui valent la peine : par exemple, notre Tour de France !'' Moi je suis un peu cinglé dans l'équipe, mais j'aime bien enfoncer les portes... »En tout cas, il nous a cloués, le bonhomme. Mais il ne sait rien sur notre sujet d'enquête. Il fait toujours aussi chaud, nous nous mettons en route vers le centre-ville, peut-être y trouverons-nous notre réconfort.

Le Tour... des pharmacies

Notre intermède religieux a semble-t-il réveillé de vieux démons chez le Capitaine. Les yeux tristes, le vague à l'âme apparent, il fixe, le regard vide, un drapeau italien flottant sur un des balcons anonymes du boulevard[2]. Nous l'avons perdu. Esteban et moi l'interpellons. Mais rien n'y fait. Nous le voyons se perdre dans la masse en suivant une bande de Gilles qui n'ont même pas de chapeau à plumes !

Qu'importe, sa fuite en avant ne fait que renforcer notre motivation. Alors qu'Esteban et moi-même buvons respectivement une Petrus et une Orval sur la Grand'Place de Tournai, notre guérillero a une idée lumineuse :

«  Bruegel ! Je sais ! Je sais où l'on va pouvoir trouver notre EPO. La réponse est devant nous, regarde cette croix ! »

À ce moment, je me dis, cher lecteur, chère lectrice, que nous allons repartir dans je ne sais quelle église à la recherche d'un miracle. Je scrute le clocher. Esteban me rappelle à l'ordre.

«  Non non pas si haut ! Regarde... la croix verte !

Mais oui bien sûr ! Compañero ! Pourquoi n'y avons-nous pas pensé avant ? Il doit bien avoir quelques infos à choper ! »

Ni une ni deux, nous réglons son compte à notre mousse et nous dirigeons d'un pas volontaire vers la lumière clignotante de la pharmacie. Nous rentrons incognito, on ne sait jamais.


Nous sortons extrêment excités de cette première trouvaille, mais, avouons-le, avec une pointe de déception. La mélancolie du Capitaine ne se soignera pas comme ça. Voilà la raison pour laquelle nous retournons chercher une bière.

Il nous faut plus, il nous faut mieux. Très vite nous tombons sur une équipe de jeunes cyclistes. Ils sont venus de Mons pour suivre le Tour. Des jeunes loups, d'environ 15 ans... S'ils ont de l'ambition, ils sauront nous renseigner.


Mais où est donc Europcar ?

Pot belge, EPO, « tout ce qu'on veut ». Après ces infos de première main, c'est le destin qui se met en marche. « Ô Capitaine ! Sois patient ! Où que tu sois ! », je crie en regardant le ciel bleu.

Nous sommes désormais le long du boulevard d'arrivée. Nous passons devant le point presse, et nous envions nos confrères, si bien protégés du soleil.

Ça fait maintenant trois bonnes heures que nous sommes là. Nous commençons, comme toi, cher lecteur, chère lectrice, à fatiguer. Pas de stand Europcar. Pas d'autre pharmacie. Heureusement, nous nous retrouvons nez à nez avec un stand officiel du Tour de France. Si eux ne peuvent pas nous renseigner...

Nous commençons à être rôdés. Moi :

« Bonjour, nous sommes venus ici en vélos pour faire un reportage. On est un peu fatigués, on est passés dans une pharmacie et on a eu ça [Esteban leur montre les fioles, ils nous regardent les yeux pleins de questions]. Alors, comme vous êtes le stand officiel, on se disait que vous auriez peut-être des informations ? »

La jeune femme nous regarde avec amusement puis répond négativement de la tête. Esteban insiste.

« Mais on est vraiment fatigués, vous avez même pas un peu d'EPO ? »

Elle rigole, dit que « Non » avant que son accolyte n'enchaîne dans un large sourire : « Juste de l'héro ». Il n'en faut pas plus pour que nos paupières se lèvent d'un bon centimètre. Esteban :

« Ah ouais ? Et tu vends ça combien ? »

Il n'aura pas de réponse, à part qu'il faut aller dans le camion situé derrière le stand. En vrai journaliste, nous comprenons l'ironie de cette situation et décidons de tracer notre route.

Après cette légère pointe d'adrénaline, en toute conscience, Esteban et moi décidons d'avaler une de ces satanées fioles. Alea jacta est ! À peine ingurgité le sirop poudreux qu'une autre pharmacie apparaît. Un peu inquiets, car pas très au fait de ce genre de pratique, nous décidons d'aller nous renseigner dans une pharmacie.

« Bonjour Madame. Écoutez, une de vos consoeurs nous a donné ceci [nous lui montrons la fiole]. On en a pris mais on est un peu inquiets...

Oh rassurez-vous ! Il n'y pas d'effets secondaires ! C'est un boostant classique.

Oui mais, comment dire, renchérit Esteban, nous avons bu de l'alcool aussi alors on se demandait...

Ah ça oui ! C'est déconseillé ! dit-elle d'un air sévère. Qu'est-ce que vous avez bu ?

Bah on a bu trois bières...

Ah ? De la bière... boh c'est pas grave, surtout ne buvez pas de whisky ! »

La soirée commence doucement et nous voilà rassurés. La petite fiole ne nous fait pas — encore — d'effets. Alors nous rachetons une bière et nous en allons à la recherche du Capitaine. Au loin, les tambours des Gilles nous guident. Arrivés à quelques dizaines de mètres, un spectacle hallucinant se dresse devant nous : les Gilles attendent sur le parvis des bières que des riverains leur descendent en rappel ! Quel partage ! Quelle solidarité ! On s'approche... et que voit-on, au milieu des Gilles tel un derviche tourneur, devinez qui... et oui, le Capitaine, la barbe hirsute et le teint rouge, en train de chanter à tue-tête : « Italia ! Italia ! »Apeurés, nous lui demandons ce qu'il s'est passé: « Cancellara reste maillot jaune ! Italia ! Italia ! Et j'ai suivi les Gilles qui m'ont offert plein de bières ! »

Juste derrière lui, et cela ne nous étonne pas, nous voyons cet écriteau tel une inscription religieuse.

Sur le retour

Il est pas loin de 20 heures, le soleil nous claironne encore son coucher. Nos vélos sont bien sûr sans lumière opérante. Esteban n'en peut plus : il faut qu'il mange. Des frites de préférence. À chaque tige avalée trempée de sauce ch'ti et de Jupiler à un euro, la certitude d'un retour chaotique claque dans nos mollets, nos bronches et nos pupilles. Le Capitaine, déjà au ciel, continue son squat de la pompe à bières sur le trottoir. Notre kilo de frites avalées, il n'a pas fallu longtemps à Esteban pour comprendre qu'il aurait besoin de forces pour repartir. Il était alors temps de craquer les dernières petites fioles de Bio-Carbure. Le Capitaine est de la partie, et entre deux gorgées, décapsule la fiole, injecte la poudre dans le sirop, mélange une fois. Il est 20h20, nous imitons le soleil et nous fuyons. Rapidement, très rapidement. Nous avons des jambes de feu, le Capitaine arrache de sa fourche toutes les côtes qui osent boucher l'horizon, Esteban suit en prenant un minimum de relais. Nous effectuons les douze premiers kilomètres fissa. Notre corps tient le coup, mais notre bouche non. Il fait soif, et nous sommes obligés de faire une étape dans les nouveaux postes frontières que sont les relais tabac-alcool-essence.

Le soleil brûle ses derniers feux sur notre Hommel bier et nous savourons quelques minutes le sentiment de toucher à notre vraie mission : péter le feu. Les douze derniers kilomètres sont avalés aussi sèchement que la dernière binche. Nous rentrons à Lille par la D941, passons les parcs d'activités, les métros et le grand stade de techno-newtown-land. On croise au passage pas moins de quatre nouveaux parkings géants.

Soleil agonisant à Lille, le chronomètre ne ment jamais : 1h29min ! Record en poche, nous nous regardons fiers comme des lardons fumés. Et je me souviens de la veille quand Esteban cherchait à soigner le Capitaine. Ce n'était ni EPO ni surplein d'alcool, ce qu'il fallait au Capitaine n'était ni plus ni moins qu'une victoire, et peu importe si Cancellara n'est qu'à moitié italien ou que la fiole de la pharmacienne donne un gros coup de boost. La morale de l'histoire, vous l'aurez compris, est aussi limpide que nos yeux fatigués : l'important est d'y croire ! •


[1] Après, bien sûr, « Le Derby du Kentucky est décadent et dépravé » de Hunter S. Thompson.

[2] Vous l'aurez compris, le Capitaine Cœur-de-Bœuf est légèrement italien sur les bords.