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La SPL Euralille doit rendre des comptes

Jeudi 26 mars, après dix jours de confinement, la Société Publique Locale (SPL) Euralille qui construit depuis trente ans le quartier d’affaires, met en ligne un entretien entre son directeur général et celui du promoteur immobilier Nacarat. Cette demi-heure de tapes dans le dos et d’anecdotes complaisantes signe un aveu : la SPL s’est entièrement convertie aux dogmes de l’urbanisme marchand. Le même jour, un huissier débarque sur la friche Saint-Sauveur où sont réfugiés des jeunes mineurs étrangers et autres personnes sans domicile qui tentent de recréer des espaces de solidarités dans une ville confinée. Dépêché par la SPL, propriétaire des terrains, il vient prévenir les occupants de leur prochaine expulsion. Alors que le monde s’écroule, Euralille montre son vrai visage. Eux aussi devront rendre des comptes.


Il y a près d’un an, sortait aux Éditions Les Étaques, un petit pamphlet contre le quartier Euralille. Ses auteurs y analysaient notamment la mainmise de la bourgeoisie locale sur le magot métropolitain. Filant la métaphore aéronautique, ils expliquaient que non seulement la construction d’Euralille n’avait pas fait atterrir les investissements internationaux si désirés par les élus, mais que c’étaient au contraire les capitalistes locaux qui avaient utilisé les dizaines de millions d’euros investis dans le quartier pour faire décoller leurs sociétés vers les rivages européens et internationaux. « En réalité, Lille constitue moins une capitale internationale qu’un levier pour l’internationalisation du capital lillois. Une piste de décollage plutôt que d’atterrissage… » Et de développer cette thèse à l’aide d’un exemple, celui de la société Rabot-Dutilleul et de ses différentes filiales de construction ou de promotion. Le groupe s’est en effet réservé l’écrasante majorité du gâteau Euralille : le World Trade Center, la tour de Lille, la gare TGV, la tour de Région et beaucoup d’autres. De petit constructeur local, Rabot-Dutilleul est devenu en quelques années l’un des importants acteurs nationaux de la construction et de la promotion. « En guise de "turbine tertiaire", écrivaient les auteurs de Contre Euralille, nous avons sous les yeux une jolie lessiveuse patronale. »

Petite discussion entre amis

Jeudi 26 mars dernier, la société Euralille nous a offert une traduction actualisée de ce livre. Pour ses trente ans, elle a publié sur son compte Soundcloud, cette plateforme d’échange de contenus audio, une première conversation (on attend le reste avec impatience) entre le directeur général d’Euralille, Fabrice Veyron-Churlet, et Thomas Lierman, directeur général de Nacarat, la filiale immobilière du groupe Rabot-Dutilleul.

Les deux se connaissent bien pour se croiser régulièrement dans les couloirs de la tour de Lille ou les allées de la gare TGV. La discussion s’engage donc logiquement sur des considérations personnelles qui permettent de cerner le profil de l’invité. Thomas Lierman se raconte : « Quand j’arrive à Lille en 2000, mon premier logement est à Euralille, (…) un T3 traversant sur le parc Matisse. On adore cette localisation faite de centralité mais aussi avec ce parc pour nos jeunes enfants. (…) Mais mon usage d’Euralille c’est aussi l’usage de ma société (…). Ça me permet d’être à moins d’une heure et demi de mes bureaux parisiens, de voyager partout et d’être au cœur de la métropole. (…) Honnêtement, c’est hyper facilitateur d’être à Euralille : beaucoup de mes rendez-vous se font dans le quartier d’affaires et donc à pied (…). Je ferme la porte de mon bureau à peu près un quart d’heure avant le départ du train, c’est la limite que je me fixe. Et puis on a appris à apprécier Euralille par la vie qu’elle amène et les after-work où on se retrouve entre collaborateurs dans les différents lieux de vie : le Noya, bien sûr, qui est ici en-dessous et puis plus récemment Swam qui est devenu un lieu de vie et de rencontre extraordinaire. »

Passons sur l’idéologie start-up nation qui ne conçoit les moments de détente que comme des annexes du temps de travail. Ce qui choque, c’est que presqu’aucun Lillois ne connait le « Noya » et le « Swam », ces lieux si extraordinaires aux yeux du DG de Nacarat. La raison en est simple : dans ces brasseries huppées, ceux qui commandent leur café de before-work en anglais, sont complètement hors-sol. La grande enseigne du Noya qui vient rappeler aux visiteurs la vocation du lieu, « The place to work, eat, drink and meet people », ne s’adresse qu’aux cadres sup’ d’Euralille. Ceux qui pratiquent quotidiennement un espace qui, comme le dit bien son code postal, « 59777 Euralille », ne fait pas partie de la ville.

Vertiges de l’urbanisme néolibéral

Au-delà des habitudes mondaines, somme toute prévisibles, d’un promoteur immobilier, c’est la relation qu’entretient avec lui son interlocuteur – censé représenter l’intérêt public – qui retient l’attention. Veyron-Churlet interroge le promoteur immobilier : « Je voulais rappeler une anecdote : un jour lors de nos rencontres, vous nous demandez un service. Vous nous dites : "est-ce que ce serait possible que vous participiez à telle manifestation ?" Je crois qu’il s’agissait de présenter une opération à vos banquiers, et sous forme de plaisanterie, vous me dites : "vous pouvez faire ça pour nous, on est quand même vos meilleurs clients !" Et au moment où vous prononcez cette phrase, j’ai comme un blocage, une interrogation, et je me dis : "mais, en fait, qui est le client de qui ?" Et on a plaisanté à ce moment-là. Donc, entre un aménageur et un promoteur, qui est le client de qui ? »

Reprenons le contexte de cet échange : le manageur en chef de la plus importante société publique locale, censée organiser l’espace urbain du cœur d’une métropole de plus d’un million d’habitants, demande – sans rire – à un promoteur immobilier de lui expliquer la nature de leurs relations. Sous-entendant par-là qu’elles sont à ce point emmêlées, que leurs objectifs sont tellement inextricablement emboîtés, que même les premiers concernés n’arrivent plus à comprendre qui produit, in fine, la métropole. Lille est aujourd’hui construite dans une symbiose si complète entre le public et le privé, que le mot de « partenariat » est bien en deçà de la réalité. Ces gens sont les mêmes. Ils font le même travail et poursuivent les mêmes buts.

Si Fabrice Veyron-Churlet a un « blocage », ce n’est pas parce qu’un promoteur immobilier lui demande de venir interférer dans sa relation avec son banquier, ce n’est pas parce qu’il est en quelque sorte sommé – au vu des engagements réciproques qui sont les leurs – de venir apporter le poids d’une société publique pour permettre les rallonges budgétaires d’une boîte de BTP. Non. C’est parce qu’en lui rendant ce petit « service », il se demande en fait s’il n’est pas en train de s’aider lui-même. Vertige : ce petit échange de quelques secondes vaut toutes les études sociologiques sur la gouvernance métropolitaine et l’urbanisme néolibéral.

« Qualifier un lieu »

La discussion commencée sous de si bons auspices continue dans une confiance partagée. Fabrice Veyron-Churlet sert la soupe – de champagne ! – à son invité à propos des objectifs de la dernière tranche du projet Euralille, celle de la gare Saint-Sauveur. En réponse, Lierman se fait beaucoup plus explicite que ses dépliants publicitaires : « Sur Saint-Sauveur et la porte de Valenciennes, on a eu cet enjeu d’apporter de la mixité à un quartier qui était très social. Dans le sens où on ramène le privé qui vient y habiter, qui vient qualifier un lieu. (…) Donc on est vraiment passé dans une autre catégorie. On ne construit plus des immeubles, on destine des lieux à des occupations et à des usages. Et ça, c’est un défi qui est assez passionnant… » Il faut s’arrêter un instant sur cette phrase : « on destine des lieux à des occupations et à des usages »… Car si l’échange précédent nous avait donné la substantifique moelle de la façon dont se construit la métropole, cette phrase, qui n’aurait dû rester qu’une formule creuse comme le milieu de l’urbanisme en confectionne à chaque seconde, traduit en quelques mots les objectifs que défendent, de concert, les sociétés publique et privées qui construisent la métropole. Assigner des humains à des espaces, réserver certains lieux à des publics désirables qui viennent « qualifier un lieu » et faire déguerpir les autres, indésirables, inqualifiables.

Le promoteur n’avait pas perçu la portée prémonitoire de son verbe. Jeudi 26 mars, le jour où était mis en ligne cet entretien, un huissier débarquait sur la friche Saint-Sauveur, cette zone occupée depuis plusieurs mois par des opposants au tout béton promu par la ville et la communauté urbaine. Mandaté par la SPL Euralille, l’huissier venait notifier aux occupants le déclenchement ‒ en pleine trêve hivernale prolongée et alors même que la MEL suspend les loyers des entreprises présentes dans ses « ruches » ‒ d’une procédure d’expulsion. Les occupants ? Une petite trentaine de personnes, mineurs étrangers, sans domicile, qui depuis le début du confinement imposé dans le cadre de la crise sanitaire du COVID-19 ont trouvé refuge sur ce terrain abandonné, y ont construit quelques équipements afin de survivre du mieux possible. Ces personnes à la rue ne font pas partie des publics désirés par la SPL Euralille et Nacarat : ce sont précisément ceux qui déqualifient les espaces qu’ils sont censés bétonner. C’est pourquoi, ce jour-là, par l’intermédiaire de cet huissier, et sans une once de décence ou d’humanité, les faiseurs de métropole sont venus demander aux plus pauvres d’entre-nous de bien vouloir quitter les lieux. Il faut permettre des « usages », mais des vrais – before-coffee, business conf call et after-work

Rendre des comptes

Ce jeudi 26 mars 2020, à Lille, la société Euralille a été à l’image de ce que défend depuis trente ans l’idéologie métropolitaine partout dans le monde : la construction de la ville par et pour une petite élite. Et le fait que tout ce cirque se passe pendant l’une des plus importantes crises que traverse la planète entière, une crise qui risque d’accroitre durablement les inégalités, ne fait qu’accentuer notre dégout. En pleine crise, la métropole lilloise prévient déjà de son plan pour l’après : ne pas bouger d’un iota.

Le jour où le pouvoir exécutif français devra rendre des comptes sur les scandales absolus qui ont jalonné sa gestion de la crise du COVID-19 ; le jour où il devra justifier son détournement d’un conseil des ministres consacré à la pandémie pour faire passer la réforme des retraites par l’article 49.3 ; le jour où il devra s’expliquer sur le maintien criminel du premier tour des élections municipales qui a d’ores et déjà fait des morts ; le jour où le scandale sanitaire du Coronavirus sera devenu l’affaire du sang contaminé puissance dix ; le jour où Macron, Philippe et toute leur clique ridicule de ministres fantoches devront annoncer qu’un « retour à la vie normale » n’est plus à l’ordre du jour des deux prochaines années ; le jour, enfin, où ils devront reconnaitre que pour « gagner la guerre » contre le virus, ils ont mis en place une loi d’urgence sanitaire qui est la pire loi scélérate sous la Ve République. Ce jour-là, donc, le pouvoir exécutif ne sera pas seul à la barre. Le pouvoir métropolitain, lui aussi, devra rendre des comptes.