• Catégorie : Reportages

Didier Fusillier est un type branché

À Lille les mauvaises langues l’affublent de tous les noms et insistent sur sa prétendue ringardise. Pire, les collégiens, dont on sait la cruauté, se moquent de lui et de sa coupe de cheveux démodée quand il traverse la ville. Bref, les blagues pullulent sur son compte, et ce n’est pas du tout cool. Car au fond, je vous le demande, que sait-on vraiment de « Dédé » ? Que connaît-on de cet homme dont la simple évocation soulève les rires par centaines ? Pas grand-chose.


• Or, puisque je suis votre humble serviteur et que — ce n’est plus à démontrer — j’ai fait don de ma personne pour sauver ce qu’il reste de journalisme dans ce foutu monde, il me semblait nécessaire d’intervenir pour stopper cette vindicte populaire. Et mettre tous les points sur tous les i. Oui je vous le dis et vous le prouverai, Didier Fusillier n’est pas celui qu’on croit. Il n’est pas ringard ou passé de mode, loin de là. Dédé est, de façon incontestable, un mec on ne peut plus branché. J’irai même plus loin : Didier Fusillier est sportif, BCBG, dandy, et carrément branché.

Vous rigolez, je le sens. Bientôt c’est de moi dont vous vous moquerez. Bah ! allez-y, je m’en tamponne, car je sais quelle est la vérité.

Pourquoi m’est-il venu à l’esprit d’écrire un papier sur Didier Fusillier ? Je ne l’avais pas imaginé une seule seconde quand je me rendis, vendredi 23 novembre, Place de la République, au rassemblement de soutien pour les résistants de Notre-Dame-des-Landes. Ça avait chauffé pour ces derniers, et les images de BFM TV ne me satisfaisaient plus. Esteban et Cœur-de-Bœuf m’y attendaient, il y avait pas mal de monde et les élus verdoyants de Lille, Monsieur Éric Quiquet en tête, avaient quitté le conseil municipal pour manifester, eux aussi. Dignes représentants du peuple élus parmi le peuple, ils discutaient entre eux bien sûr parmi le peuple. Bien mieux, ils discutaient entre eux à quelques mètres de… leur propre  bourreau. Je veux parler de l’auteur de L’Enfer Vert. Celui qui a écrit d’eux : « Ils œuvrent pour sauver la planète et en plus ils ont tout bon : ils écoutent de la musique de jeunes, ils ne sont pas contre un petit joint, ils promeuvent la diversité et la parité, ils ont des vélos à 400 euros et ne mettent pas de cravate. […] Ils sont les meilleurs gestionnaires dont le techno-capitalisme a besoin pour survivre à ses propres méfaits, pour renouveler ses marchandises et son discours. […] Aujourd’hui, aux présidentielles et ailleurs, ils sont l’ennemi immédiat, nos meilleurs ennemis en ce qu’ils sont les pires ennemis de nos libertés, de notre autonomie, et finalement de la nature. Les Verts sont devenus les co-gestionnaires d’un désastre qu’ils souhaitent le plus durable possible. » Inutile de vous préciser que la scène était tout ce qu’il y a de plus cocasse.

Mais bref…

… je m’éloigne du sujet qui est, je vous le rappelle, Didier Fusillier. Pourquoi, comment, quand ai-je eu envie de rétablir la vérité à son sujet ? Vendredi soir, après le rassemblement, Esteban nous fit part d’un plan pour boire à l’œil. Il s’agissait d’un vernissage dans une « artothèque » de Fives, la « Sécu ». Le guérillero savait sans aucun doute qu’en réalité les boissons seraient payantes, et que cette exposition « Across Charles Burns » faisait partie de l’imposant dispositif « Fantastic » déployé par la multinationale Lille3000. Cependant il se garda de le dire, et ce fut le début d’une soirée des plus branchées. Il n’est toujours pas question de Didier Fusillier, certes, mais c’est comme ça que tout a commencé.

Dans l’« espace d’art contemporain » fivois, la soirée, selon toute logique, se déroulait normalement et tout à fait proprement. C’était branché, c’est vrai, mais sans excès. Cœur-de-Bœuf ne mit pas plus de cinq minutes pour lâcher : « Nom de dieu ! Des gentrificateurs, des gentrificateurs partout ! » Mais je vous passe les petits détails insignifiants de ce genre ; venons-en aux faits. Alors que je m’évertuais à comprendre une œuvre exposée en sirotant ma bière, un artiste répondant au nom de Jean-Jacques Tachdjian — Herr Commissaire de l’expo — voulut me faire une petite blague. Quand il passa derrière moi il me toucha le cul et, comme je me retournai, il me dit en montrant la femme à ses côtés : « Hé ! T’as vu tu te fais toucher les fesses par une femme ! » C’était sûrement drôle mais je ne rigolai pas. Or il fit mine d’être agressif, fronça les sourcils, mit son menton et sa barbichette en avant, approcha son visage du mien : « Qu’est-ce t’as ? T’es pas content ? Tu veux qu’on règle ça dehors ? » Peut-être était-il drogué, poivrot, etc. ; en tout cas il était branché, c’est incontestable, et il tenait à me le faire comprendre. Mais soudain un évènement de la première importance eut lieu et M. Tachdjian se désintéressa de moi. Le Dieu-Roi, le pape de la culture, celui qui aurait pu devenir ministre de la Ve République française, Didier Fusillier, fit son entrée. Grand et bel homme — termes employés habituellement par les journalistes qui le rencontrent, ceux de Télérama d’abord ; je dirais personnellement grand, c’est indéniable, au visage anguleux, légères bouclettes composées dans une chevelure grise, front large, menton saillant, yeux clairs, ce qui est certainement l’apanage du bel homme type —, entouré de sa garde rapprochée — Thierry Lesueur, Herr Coordinateur Général de Lille3000 compris — attira l’attention de tous les regards et conversations — « C’est Didier Fusillier ! », « Il est là ! » Obéissant à un comportement bien étudié dans les années 1890 par Ivan Petrovitch Pavlov, M. Tachdjian se tourna tout à coup vers M. Le Dieu pour lui serrer la pogne de la façon la plus triviale. Au moins j’étais débarrassé, mais je fus bientôt bousculé par une nuée d’adorateurs qui s’agglutinèrent autour de Dédé. Celui-ci était en forme. Il souriait de toutes ses dents blanches, reluisait par je ne sais quelle magie la peau de son visage. Le spectacle était olympien. Au niveau de sa poitrine, sur son petit gilet bleu sûrement tricoté chez un grand couturier, un petit bonhomme du dessin animé South Park était brodé : malgré son statut de Dieu, Dédé restait humble.

Vous vous doutez, lectrices et lecteurs, que la situation se compliqua pour nous. Avec Cœur-de-Bœuf et Esteban à mes côtés, j’avais toutes les raisons d’entrevoir un désastre. On devait donc dégager d’ici. Soit reprendre le métro vers Wazemmes, soit rester à Fives et se caler un moment dans un bistrot, y’avait pas trente-six solutions de toute façon. On opta pour la seconde, partit en excursion et, au niveau du théâtre Massenet, on remarqua ce qui paraissait être une soirée ouverte. C’était pour nous. À l’intérieur, les gens et l’ambiance semblaient être les mêmes qu’à la Sécu et je fis remarquer très vite à mes acolytes : « Ça m’a tout l’air d’être un truc Lille3000 », ce qui était exact. Sans le savoir on avait mis les pieds dans un week-end « Fantastic » de Lille3000 consacré aux quartiers de Fives et Saint-Maurice Pellevoisin. Sans le savoir nous étions devenus des acteurs du complexe industrialo-culturel. Et le moins qu’on puisse dire c’est que le produit de ce complexe était branché. Mais comme Dieu Le Pape n’était pas là, on pouvait tenir, on pouvait tenter de boire un coup sans craindre une hausse brusque et dangereuse de nos rythmes cardiaques.

Seulement… oui, vous devinez, bien sûr : seulement on eut droit au même cirque — je veux dire à la même entrée triomphale — qu’à la Sécu. Dédé déboula en force. Il faisait la tournée des lieux branchés qui, devait-il se dire, sans lui et son génie, n’auraient pas connu la lumière — voire l’électricité. Une répétition en entraînant une autre, on ressentit tous les trois le besoin de déguerpir au plus vite. Cette fois on n’avait plus qu’à se rapatrier vers Wazemmes, quartier qui avait le double avantage d’être notre bastion et de se situer suffisamment loin du quartier où l’Olympe avait décidé de siéger ce soir. On savait que certains camarades du journal La Brique buvaient des bières au Café Jean — bar qui, en seulement quelques mois d’existence, avait atteint les sommets branchés de Lille. Tout le gratin wazemmiote s’y rendait, y compris donc les journalistes radicaux anarcho-communistes du coin. La perspective de pouvoir raconter à ces derniers notre aventure à Fives nous grisait et on décida à l’unanimité de les rejoindre.

Il y avait un sacré paquet de monde, ça débordait sur la rue des Postes, ça picolait dans tous les sens, et il fallait jouer des coudes pour atteindre le comptoir d’où les tireuses régalaient joyeusement la clientèle. Notre expérience et notre vivacité nous permirent d’être servis promptement et on retrouva nos camarades dehors pour fumer une clope. Ils étaient déjà fin éméchés, à peu près comme nous, mais notre histoire ne les enthousiasma pas plus que ça voire les laissa pour certains totalement indifférents. Certes y’avait rien d’exceptionnel, c’était rien que de la banalité. Mais, merde !, on avait quand même vu, par deux fois en une heure, Didier Fusillier, l’homme auquel ils avaient dédié un édito intitulé « Truand de la culture » où l’on pouvait lire : « Vieux beau, ténébreux mais décontracté posant dans un décor post-industriel, on croirait une pub sortie du Figaro Magazine. Ajoutez-y des tirades philosopheuses accouchées d’un trait de coke d’un mètre de long : excentrique, hors du temps, hors norme, hors catégories sociales, hors police, ultime et magique, Fusillier évide de leur sens les romans de Franz Kafka et Philip K. Dick. En leurs temps, ces auteurs de science-fiction dénonçaient le cauchemar bureaucratique et virtuel des sociétés modernes. Aujourd’hui, Fusillier se pose plutôt en rejeton parfait de cette déshumanisation contemporaine ».

Soudain, contre toute attente et dans la surprise la plus générale, se produisit ce que nous redoutions le plus, je veux dire et vous l’aurez compris ce qui nous avait fait fuir Fives : Didier Fusillier arriva au Café Jean ! Dédé, toujours avec son petit gilet South Park, était là, nom d’une brique ! Pour le coup, il n’y avait plus aucun doute possible si l’on suivait la logique aristotélicienne : 1) Le Café Jean était branché ; 2) Didier était au Café Jean ; 3) Donc Didier Fusillier était branché. Le problème étant que, avec cette même logique, Esteban, Cœur-de-Bœuf et moi-même devenions aussi et implacablement branchés. Cette réflexion m’effraya — si j’étais branché, moi, j’étais donc l’objet du scandale ; étais-je lamentable à ce point ? —, tandis qu’un membre de La Brique, apercevant Dédé, lui fit : « Hé Didier ! Tu viens nous taper la bise ou quoi ? » Pour un Dieu, on peut dire qu’il n’est pas farouche car il releva le défi et vint embrasser celui qui l’interpellait. Si vous avez trouvé cocasse l’histoire des élus Verts et de l’auteur de L’Enfer Vert vous trouverez celle-ci tordue. Mais soit, Didier Fusillier fit la bise à La Brique et un échange unique démarra. Entre un Dieu et des hérétiques :

« Vous connaissez La Brique ?

— Oui, oui, bien sûr, enfin un journal qui dit des choses !

— Et vous le lisez ?

— Oui, oui.

— Vous avez lu l’édito du dernier numéro ?

— Oui, bien sûr, page 2, page 3…

— Et ça disait quoi ?

— Bah… là… le truand… et tout ça… »

Le Pape de la Culture lisait donc La Brique, le seul journal « qui dit des choses » — entre autres le qualifie de « truand ». Hé ! Après tout il est normal que celui qui affirme que, « grâce aux moyens dont nous disposions [pour Lille3000], on a pu faire de tout et n’importe quoi » et qui s’est « donné pour mission de rendre quand même les gens heureux », eh bien il est normal qu’un « truand » de cette espèce lise un journal « qui dit des choses ».

Pour conclure, je ne sais pas comment vous convaincre davantage : Didier Fusillier est branché. Il aime South Park, l’art contemporain quand on peut le voir dans un quartier populaire, boire des verres dans un bar de Wazemmes et lire la presse « qui dit des choses ». Et vous savez quoi ? Dédé dispose de 12 millions d’euros pour rendre la ville encore et toujours plus… branchée. •