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Chroniques paranoïaques

Un mardi comme les autres, une salle au Palais, une audience correctionnelle des plus banales, un public qui attend, une juge qui a retroussé ses manches, un dossier plus mince que les autres, un vol à l’arraché, un prévenu qui comparaît libre mais qui vient de se taper plusieurs mois au frais dans une prison sous les tropiques.


• Une chose que j’ai toujours oubliée dans mes chroniques correctionnelles. Un truc, trois fois rien, pas grand-chose, un détail du feuilleton. Il faut dire qu’il n’y en a pas toujours, et que parfois on en vient même à l’oublier. Mais de temps en temps on ne voit qu’elle, on souffre avec elle, on se met à sa place en regardant le salaud d’en face : la victime, en correctionnelle, ne souffre pas toujours dans sa chair. Elle est même souvent touchée rien qu’au portefeuille, sinon, si c’était très grave, on serait aux assises.

Ce jour-là, vint à la barre une belle victime. Une jeune femme bien mise, la trentaine dynamique qui bosse dur et tard dans le soir. Elle doit avoir bac + 10 ou 12.

C’est son sac qui a été volé à l’arrachée, une nuit, alors qu’elle rentrait chez elle après le boulot, fatiguée de sa journée. Elle raconte les bruits de pas derrière elle, le grand coup dans l’épaule, le réflexe qu’elle a eu de s’accrocher à son sac, à cause de toutes les choses importantes qu’il y avait dedans, la chute par terre, les mains toujours agrippées à la bandoulière, les bruits de son corps qui racle le trottoir et, plusieurs mètres plus loin, la main qui lâche, la couleur des baskets qui se mettent à courir, les voisins aux fenêtres qui accourent pour lui porter secours.

On aurait dû en rester là et j’aurai dû m’endormir à cet instant. Mais non, elle continue. Elle raconte, depuis ce jour, les sursauts dans la journée, les frissons dans le dos lorsque des bruits de pas sur le trottoir se rapprochent derrière elle, les moments furtifs de panique intense quand un inconnu lui demande son chemin dans la rue, la peur de rentrer tard toute seule chez elle, parce qu’elle habite seule dans cette grande ville triste.

 

« EXACTEMENT ! »

Une voix au timbre familier est venue couper les derniers sanglots de la victime. Le fauteuil en cuir noir à la gauche de la juge, offrant depuis le début de l’audience son dos au public, a laissé filer une voix virile, portée par de lourdes volutes bleutées.

La juge aux manches retroussées s’est mise à sourire d’un air étrangement cruel, les coudes sur la table, les bouts des doigts joints. Je remarque à cet instant que ses lèvres, ses yeux et ses ongles sont aussi noirs que sa robe de magistrat.

Le fauteuil pivote comme dans un mauvais film : diable, je n’en crois pas mes yeux... Bertoni !... La robe noire, l’œil sournois, le cigare aux lèvres, les dents taillées en pointe acérées, il a délicatement ramené devant lui le dossier qui soudainement s’épaissit.

Je ne comprends rien.

D’une voix empressée mais fluide, d’une seule phrase coupée de ses suffocantes respirations, il explique que le sac a été retrouvé, quelques heures après l’agression, renfermant les numéros de portables de ministres et des documents tellement importants pour la Défense nationale que les policiers ont été contraints d’effectuer une enquête poussée afin de savoir si ce vol avait un lien avec la qualité de la victime, conseillère en défense auprès d’un groupe politique dans une assemblée parlementaire, enquête qui a permis d’exploiter une empreinte ADN menant directement au prévenu, lequel a vainement tenté de soutenir qu’il avait trouvé le sac par terre et n’avait fait que regarder dedans, ce qui expliquait la présence de son ADN sur le cuir. La voix de Bertoni emplit maintenant la salle d’audience, il hurle, le doigt pointé vers la victime. D’une voix agressive et accusatrice, il remercie la jeune femme d’être venue parler à la barre, explique que ce n’est pas si simple, que les conséquences d’une banale affaire de vol avec violences sont psychologiquement dures à surmonter, et qu’il est bon que les bourreaux entendent ces choses.

Il a dit « bourreaux » de sa voix la plus rocailleuse, écumant de rage. Il poursuit sur le même ton :

« ET LES MALIENS QUE VOS CONSEILS ONT BOMBARDÉS AVEC DE VRAIES BOMBES, CES MALIENS, MADAME LA CONSEILLÈRE EN DÉFENSE, LEURS SÉQUELLES PSYCHOLOGIQUES COMPARÉES AUX VÔTRES ? ON VIENT PLEURER À LA BARRE, MAIS ON EST TOUR À TOUR VICTIME PUIS BOURREAU ! C’EST LA ROUE DE L’EXISTENCE ! »

Une remarque de l’avocate de la défense vient clore son soliloque : « CE N’EST PAS MON CLIENT QUI A ARRACHÉ CE FAMEUX SAC VOTRE EXCELLENCE, C’EST LE KARMA DE LA PRÉTENDUE VICTIME ! » La petite baveuse blonde dans sa robe trop grande se lève en pointant du doigt, elle aussi, la victime, et sourit au public dans une révérence adressée aux rires qu’elle a provoqués. Elle parade comme un chien savant, de pirouette en pirouette. Mon regard s’attarde sur elle, et mes yeux deviennent subitement aussi lourds que des boules de billard : ce visage, ces cheveux, cette voix, ces yeux... mais c’est moi !... Horreur ! Je me vois comme dans un miroir.

L’audience n’a plus ni queue ni tête. Mon regard va du public qui rit aux éclats, à Bertoni écumant de rage, tenant dans sa main droite un avion miniature et laissant entendre les puissants bruits d’explosion qui sortent de sa bouche, à la juge dont les bras se sont couverts de poils noirs.

Le Procureur, appuyé sur ses poings comme un gorille en colère, explose : « QU’ON LUI COUPE LA TÊTE ! HÉ ! HÉ ! HÉ ! HÉ ! » J’ai juste le temps d’arracher des mains du gendarme endormi derrière moi la feuille d’audience que mes yeux peinent à déchiffrer. Mon cœur ne sait même plus s’il bat lorsque je réalise que le Procureur, dont je viens de reconnaître le rire étrangement aigu, s’appelle bel et bien : Jacques de L’Ayraure...

La juge, désormais recouverte de longs poils noirs, regarde la victime et le prévenu d’un air gourmand, comme les deux cuisses de la volaille qu’elle s’apprête à dévorer. Ses yeux se révulsent, deux crochets lui sortent de la bouche : MON DIEU !!! UNE MYGALE GÉANTE !!!

Elle saute du bureau et se rue sur moi, enfin... je veux dire : l’autre moi.

Je me vois paniquer, prise à la gorge, la robe déchirée, je me vois m’enfuir, courir, je m’entends hurler – un très beau cri, strident et féminin, digne d’un King Kong en noir et blanc – et je me vois disparaître, la mygale géante à mes trousses, avalée par la grande porte en bois sombre de cette maudite salle d’audience.

À cet instant, Bruegel apparaît sur ma gauche, tout droit sorti d’un tableau de Jérôme Bosch, les yeux exorbités, roulant dans tous les sens, la bouche déformée. Il applaudit avec quatre mains, riant et répétant comme un fou qui s’amuse de ce foutoir sans nom : « BRAVO ! BRAVO ! C’EST UN TRÈS BEAU SPECTACLE ! »

Je me retrouve alors, plusieurs heures plus tard, dans mes toilettes préférées du Palais. Celles où il est écrit : « La justice est une putin mal baiser » (sic). Inutile de préciser que ces toilettes-là, qui sont celles du public, ne sentent pas la rose. Je m’y suis réfugiée pour échapper à la juge-mygale-géante qui me poursuivait, mais je ne sais pas ce qu’il est arrivé ensuite. La ville a peut-être succombé et je me dis qu’il est possible que je sois la seule survivante de la race humaine.

J’hésite à passer le reste de ma vie dans les latrines dégueulasses de la justice, mais il est clair que mon temps de survie ne dépassera pas quelques heures. Je décide donc un coup d’œil dans le couloir. Discrètement, retenant mon souffle, la main tremblante, j’entrouvre de quelques centimètres la lourde porte qui me sépare de l’agonie, de ce couloir couvert des toiles d’araignées dans lesquelles expirent mes contemporains, en proie aux inénarrables souffrances que l’on imagine.

Je me rappelle alors de tout, et le couloir que je découvre est un couloir normal, arpenté comme chaque jour par la foule de greffiers, d’avocats, de magistrats, d’huissiers, de journalistes et de collégiens en visite.

Tout me revient : La mort de Bertoni, son incinération à moitié ratée à cause d’une coupure de gaz, son testament écrit en allemand sur des morceaux de carte grise, l’enveloppe que m’a tendue le notaire et les quelques champignons étranges à avaler « en mémoire de votre ami Bertoni »...

Je suis rentrée chez moi, abattue comme un chien triste, pour oublier dans quelles conditions j’avais probablement quitté la salle d’audience, oublier ce que j’avais pu faire ou dire, oublier comment avaient probablement réagi les juges en me voyant prise d’hallucinations, oublier à quel point j’allais me confondre en excuses, demain, et surtout, oublier que Bertoni était mort. •