• Catégorie : Reportages

Au revoir LSD, bonjour Guarana : Fête de la vielle à roue à Anost !

Confortablement installé à oilpé dans une rivière des Cévennes à me faire dorer la pilule en sirotant mon troisième pastis de la matinée, le signal strident de mon oreillette bluetooth me sort d'un semi-sommeil éthylique. « Letartier ! Jack à l'appareil !! » Et merde, le Directeur ne prend pas de vacances !


• « J'ai un reportage de la plus haute importance culturelle à te confier... Ok, tu vas me dire "oui, mais non, j'ai raccroché le combiné sur cette partie de ma vie", mais il n'y a que toi dans l'équipe qui a la connaissance suffisante pour traîner tes yeux et tes oreilles dans ce genre d’événement ». Je m'enfonce encore un peu plus dans l'eau transparente espérant me rendre invisible. Mais sa voix est toujours là. Comment fait-il ? « Tu pars à Anost pour la 36ème édition de la Fête de la vielle à roue. C'est un instrument traditionnel, et comme tu as des origines bretonnes et vendéennes... » Ok, je suis le candidat tout désigné.

Anost (« ano »), mais ça se trouve où ça ? Enivré par un soleil anisé, je me lève de mon jacuzzi naturel à la fraîcheur revitalisante. Enfin, tant bien que mal, car ici ils ne connaissent pas le sable, et les caillasses qui tapissent le lit de la rivière, mes pieds s'en souviendront ; on a les vacances de nos moyens... Arrivé sur la berge, je chope mon smartphone et me connecte sur wiki. Et merde, Anost est un trou paumé dans le Morvan ! La nausée me prend, j'ai dû sortir trop tôt de mon bain. Le temps de reconnecter mes yeux, mon ventre et ma cervelle, je continue la lecture du descriptif et découvre que ça se situe en Bourgogne ! Et qui dit Bourgogne, dit bon pinard ! Ni une ni deux, j'enfile mon pantacourt de compète, programme mon GPS et c'est parti.

Après sept heures de route, plusieurs détours et autant de bières ingurgitées, j'arrive enfin à Anost... Il est minuit et, en ces lieux aux légendes multiples, je me sens épié par la lune qui me fait de l’œil. Comme dans une mauvaise adaptation de Stephen King, j'entre dans un épais brouillard, suis au hasard un panneau parking et nique le bas de ma tire dans un champ boueux et cabossé... Plus le temps de trouver un hôtel, je balance ma tente deux secondes et m'ouvre une canette de bière locale achetée sur la route, faute de mieux. Complètement rincé par ce voyage, et malgré ce décor mystique et inquiétant, je m'endors.

Le lendemain, un putain de cagnard me sort des bras de Morph’ sur les coups de dix heures. Une gueule de bois, même pas d'origine alcoolique, me martèle le lobe frontal de l'intérieur. Avec l'ami cagnard qui en profite pour en rajouter une couche, je réussis quand même à me hisser hors de ma tente. Avachi contre l'une des roues 18 pouces de mon bolide, je regarde autour de moi et m'aperçois que j'ai atterri au beau milieu d'une tribu post-hippie, de ceux qui consomment avec sobriété mais ne font pas chier ceux qui bouffent du MacDo.

Devant ma gueule de déterré, l'une des leurs s'approche, m'observe et commence à m’ausculter. Mais que me fait cette sorcière, avec sa jupe en mode tzigane, son foulard Emmaüs et sa carte d'adhésion à la Bio Coop ?

Je suis tellement faible que je n'arrive même pas à m'extraire de ses mains.

Après quelques minutes et plusieurs palpations sur mon corps elle me lance :

« J'ai des pilules pour toi !

– Des pilules ? Mais quel genre de pilules ? Moi, je ne veux pas de la merde, je ne prends que du bon, du LSD, quoi ! Ce sont les seules pilules que mon corps accepte !

– T'inquiète mon canard, ce que je vais te donner, c'est le 2.0 du LSD, c'est du GGB. Avec ça, t'es pas prêt de te coucher ! »

J'en avale deux avec le reste de ma bière éventée. Elle me lance la boîte : « Gélules de Guarana Bio ».

Après cette cure de jouvence, qui ne semble pas encore très efficace, je me dirige en direction du lieu des festivités. Mais pas moyen de prendre la caisse, tous les accès sont bloqués ou réservés aux pompiers. D'un autre côté, le déploiement d'un tel dispositif d'organisation des secours me laisse présager qu'il peut s'agir d'un festival de tarés avec des comas éthyliques, des overdoses et j'en passe. Cette pensée me stimule et m'aide à me taper à pinces ce putain de kilomètre pentu à 10 %...

***

Là-haut, sur la placette du village, un petit kiosque à musique ouvre le bal. Tranquillement installés, de vieux et tous jeunes musiciens grattent cordes et soufflent pipeaux. Les premiers, cheveux plus sels que poivres, barbes longues ou moustaches paysagèrement taillées, arborent des vestiges de combats passés style « LARZAC 73 ». Les tous jeunes, eux, frais et à la plastique quasi parfaite semblent sortis d'une bande de déserteurs des JMJ à peine dépucelés. Derrière, un premier chapiteau couvre une scène open mic' et une buvette. Cette dernière, avec un plateau long de quinze mètres, m'accueille les « bars ouverts »... Et sa hauteur est parfaite, mon coude droit s'y pose avec un naturel époustouflant. Je suis quand même étonné de voir autant de monde, du jeune, du vieux, du hippie au pré-punk en passant par le bobo. Assez familial, quoi ! Tant de violence sociale, ça donne soif. Une bière s'impose.

Tandis que des amateurs de la musique folk s’époumonent sur la scène open mic', un vieux gars genre clodo avec une chemise propre m’accoste. Il a remarqué ma clope allumée. Tout en fumant nos mégots, il me raconte qu'il vient tous les ans ici, qu'il profite de la vie en mode carpe diem, qu'il n'a pas pu emmener son chien, et qu'il faut faire attention à ne pas se faire choper avec des bouteilles dans les poches. La municipalité d'Anost a édité des arrêtés pour l'occasion des festivités, l'un interdisant la divagation des chiens sur la voie publique, l'autre interdisant la consommation d'alcool fort sur ce même endroit. À coup sûr, ils ont dû avoir des échos de comment ça se passe au festival d'Aurillac...

***

Ayant encore un peu de temps avant le concert de Malicorne, moment phare du festival, j'entreprends de faire un petit tour du village. Rien de bien original, toutes les communes rurales se ressemblent. Il y a l'église avec sa place, la mairie avec sa place, l'épicerie avec son gérant facho et misogyne, ses bistrots avec ses poivrots. Mais dans un coin de tout cela campe une petite caravane affichant des messages revendicatifs. Et merde, pas moyen d'être tranquille. Même en plein milieu de nulle part, il y a toujours des rabat-joies rêvant d'un hypothétique grand soir. Étant avant tout en reportage, ma conscience professionnelle me pousse à aller les voir. Ils sont jeunes et beaux, et se battent pour la ZAD du Bois Tronçay dans le Morvan. Je m'approche de cette troupe d'individus aux cheveux longs pour en savoir plus :

« Excusez-moi, c'est quoi ce bordel ?

– Oui ? »

La personne qui vient de répondre ce « Oui » tout en se retournant avec grâce arbore une chevelure longue, brune et étincelante. Et je ne vous parle pas de ces yeux bleus clairs et perçants qui vous en imposent.

« Euh... Oui... Scusez-moi... Je voulais avoir des infos sur ce que vous faites... »

Et avec ce charme ensorcelant qu'elle dégage – après tout le Morvan recèle des mystères féeriques –, je me fais muet à ses paroles.

« On lutte contre l'installation d'une mégascierie dotée d'un incinérateur, donc polluant, et pouvant mettre en péril le patrimoine forestier du Morvan.

– Ah ?...

– Oui, derrière ce "bordel" se cache  une déforestation en règle avec 500 000 m3 de bois consommés par an destinés à des centrales électriques.

– Et... Euh... C'est quoi une ZAD ?

– Une ZAD, pour les aménageurs, c'est une Zone d’Aménagement Différé  ; pour nous, c'est une Zone À Défendre : un bout de campagne à préserver. Comme du côté de Nantes, où des militants luttent contre l'implantation de l'aéroport de Notre-Dame-des-Landes, on estime qu'il s'agit de grands projets inutiles dont le but est de rapporter toujours plus de pognon à une poignée d'investisseurs, dont l’État, sur le dos de la destruction d'écosystèmes.

– Euh... Merci. »

Une nouvelle pause s'impose. Pour digérer ce dont je viens de prendre connaissance, une boisson houblonneuse fraîche et alcoolisée est nécessaire. Sans trop savoir pourquoi, la tristesse et la colère montent en moi et je me mets à rêver aux fées et gobins qui habitent les légendes du Morvan et risquent de se faire expulser. Je crois que le GGB commence enfin à faire effet...

***

Pour le coup, je suis dans l'état adéquat pour aller voir le concert de ce groupe folk mythique des seventy's : Malicorne ! Sous un plus gros chapiteau équipé d'un plancher pour danses de salon, 900 personnes assises attendent religieusement pour écouter ce qui semble être une résurrection. Mais la dégringolade est rude. Le chanteur ressemble à un vieux-beau sous-rockeur qui se la pète, et leurs nouvelles compositions à du JJ Goldman, ou du Bruel, ou encore du Cabrel.

Alors que l'ennui du concert avait réussi à m'endormir, les applaudissements annonçant la fin de la représentation me réveillent. Je me lève, et prends la direction de dehors, là où il y a les buvettes... L'ambiance y paraît plus festive et joyeuse. Un petit orchestre improvisé balance des morceaux traditionnels et quelques festivaliers entament une danse. À peine mon verre vidé, un grand hurluberlu m'embarque dans une sorte de valse. Mes quelques rudiments de fest-noz me reviennent  en mémoire. J'ai beau lutter, je me sens enivré et n'arrive pas à m'extirper de ses bras. Ah, le GGB...

Après avoir tournoyé comme un dingue à la limite d'en prendre goût, je reviens à mon verre. Le gars me suit. On papote. Il me raconte des histoires sur la guerre 39-45. Notamment que la guerre avait multiplié dans le Morvan des chantiers forestiers de fabrication de charbon de bois pour les gazogènes qui équipaient des véhicules de plus en plus nombreux. Que plusieurs de ces chantiers devinrent de véritables pépinières de maquisards. Et surtout que des anarchistes espagnols d'après 36 se sont réfugiés ici et étaient justement déclarés comme bûcherons.

***

Après, c'est le trou noir jusqu'au lendemain matin où je me retrouve avachi contre l'une des roues 18 pouces de mon bolide, cannette à la main. Était-ce un rêve, un cauchemar, ou l'effet du fameux GGB ?

Dans tous les cas, je peux vous dire que la vielle à roue est un instrument à la résonance insupportable, surtout quand il y en a cinq en même temps sur scène. Et je me demande encore pourquoi et comment tous ces adeptes aux pratiques alternatives voire décroissantes restent gaga devant cet instrument, certes culturellement traditionnel et qui ne nécessite pas l’utilisation d'énergie nucléaire, car c'est aussi à ça que l'on reconnaît un hippie, ce qui est ancien, qui peut s'éclairer à la bougie et qui peut faire danser des rondes dans les champs de blé au coucher du soleil ; mais que Jules Devaux, un des papes de cet instrument, aimait surtout à reprendre des tubes disco des années 70 avec sa boîte à cordes frottées, notamment pour satisfaire sa clientèle (sic), il faut bien bouffer... Les hippies seraient-ils donc des beaufs comme les autres ? En même temps, leurs frites-saucisses-bières passaient très bien. Et puis, ils gardent un bon sens de l'humour et il n'est pas rare d'entendre à Anost des blagues en mode auto-dérision du style : connaissez-vous la différence entre une vielle à roue et un oignon ?

Quand on coupe la vielle, on ne pleure pas ! •