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Une journée sans frontières

Il est des histoires sur lesquelles on ne peut décemment écrire … puis partir. Il est de ce ces histoires qui transpercent le ciel pourri d’un mardi de pluie battante. Cette histoire, que je vous prolonge aujourd’hui, est toujours celle de ces 120 Roms installés à la bourse du travail de Lille.


• Ce mardi matin, le ciel a décidé de pourrir la journée. Plafond bas, lumière tamisée de gris et pluie incessante, je serais bien resté dans mon lit. Mais voilà, le programme est chargé : rendez-vous avec Erwan à la bourse du travail à 9h30 avant de filer à la manifestation exigeant « un changement  de loi afin que l'expulsion des jeunes en parcours de formation (apprentis, lycéens, étudiants...) ne soit plus possible. Leur régularisation, comme celle des familles d'enfants mineurs, doit être la règle. »

La règle justement, pour tout gratte-papier qui se respecte, est d’être à l’heure. Quand j’arrive à la bourse, Erwan est déjà en train de discuter avec un homme, présent en soutien. Cet anonyme a commencé à se solidariser voici quatre ans, suite aux premières évacuations de camps de Roms à Villeneuve d’Ascq. Il fréquente ensuite L’Atelier solidaire, un collectif d’expérimentation du vivre-ensemble. Il a commencé par « donner une pièce à un feu rouge » puis a voulu « prolonger ce sourire ». Peu à peu, il s’organise, mobilise, et monte une collecte de vêtements à son travail. Ça marche bien, les collègues sont réactifs puis, quand il annonce les destinataires, c’est la douche froide : « Beaucoup ont préféré reprendre leurs dons car ce n’était pas destiné aux Français. »  C’est peut-être cela qui explique son sourire médusé de ce matin, quand la réalité fauche l’élan solidaire.

Avec Erwan, nous décidons d’aller voir les Roms. Nous montons au premier étage de la bourse, celui du syndicat Solidaires. Le calme règne, des réunions ont lieu. Je discute avec des syndicalistes qui préparent des sandwichs.

Depuis la semaine dernière, ils sont une bonne quarantaine de personnes – syndicalistes, militants politiques et humanitaires - à se relayer pour assurer le quotidien. Un d’eux me précise que « ça manque de bras le soir et surtout le matin ! » Il n’y a pas que les bras qui manquent, car quand j’en parle à une autre personne, elle ne s’arrête plus : des peignes, des brosses, des survêt’... Le débit ralentit et puis c’est l’étincelle : «  Ah si ! Surtout on a besoin de faire des machines de linge, si des gens ont de quoi laver les vêtements, qu’ils n’hésitent pas à passer ! »

Dictature de l’urgence. Ça bouge ça parle ça imagine… mais, dans tout ça, j’en oublierais presque les Roms ! Où sont-ils, bordel ? « Dans la salle poly », me répond une jeune femme.

Quand nous arrivons dans la fameuse « salle poly », l’heure est au nettoyage. Des femmes passent le balai, des ados tiennent les murs… Notre arrivée est remarquée. Je sers des paluches, j’explique avec mes mains que je suis venu écrire un article, tout en montrant l’appareil photo qu’Erwan a accroché au tour de son cou. Tout le monde ne parle pas français, loin de là, mais très vite arrive Secret Lazar, jeune homme de 23 ans, dont six passés en France. Il a quitté la Roumanie pour des raisons politiques : « Les gens nous repoussaient et nous chassaient ; on ne pouvait plus y vivre ! On veut rester ici, sur Lille. On veut gagner nos droits ! » Il court, Secret, sollicité ici et là. Il m’explique qu’on « lui a pris sa caravane » et qu’il attend « des nouvelles de la police. » Sa maîtrise du français en fait un des porte-paroles du groupe. Il me dit connaître la situation de chaque famille présente ici. Sur les conditions de vie – très précaires – à la bourse du travail, il se veut positif : « Même si c’est difficile pour dormir, tout va bien. Et il y a un bon dialogue avec les syndicats ».

La salle polyvalente est le lieu de couchage des Roms depuis une semaine. Environ deux cent mètres carrés (à vue de nez) où chaque pan de mur est occupé. Je vais à la rencontre de Viorel et Elena, quatre enfants et un bébé dans le ventre ; ils sont ici depuis deux ans et ont abandonné leur pays malgré une situation plutôt confortable. Mais leurs maisons ont été détruites et ils sont partis. Les yeux fatigués, Viorel m’explique qu’il n’aspire qu’à deux choses : un logement et que ses enfants puissent retourner à l’école. Ces derniers étaient scolarisés dans une école proche du parking « P4 » de la cité scientifique, mais depuis, ils ne peuvent bien sûr pas y retourner. Des professeurs syndiqués sont passés dans la journée d’hier et ont pris les noms d’enfants  pour aller prospecter les écoles avoisinantes. Secret revient vers moi et me tend un bout de papier.

« C’est quoi ?

̶  C’est un tract. On dit nos revendications, on l’a écrit avec le collectif ! »

Il en est fier. Et pour cause. Le tract commence fort : « Pour la première fois en France, nous, Rroms, voulons montrer à tous les citoyens européens que nous sommes capables de faire des choses qui n’ont jamais été accomplies jusqu’à maintenant, et ce parce que nos situations ne sont pas prises en considération, car nous les Rroms sommes considérés comme des chiens vagabonds et sans maîtres. C’est normal, puisque les problèmes auxquels nous devons faire face n’ont jamais été résolus, c’est pourquoi nous sommes discriminés comme étant des VOLEURS. »  S’ensuit une série de vérités et de revendications qui en dit long sur leurs états et leurs conditions : des personnes sont malades, des femmes enceintes (deux bébés sont nés déjà depuis une semaine), des nourrissons, l’impossibilité de scolariser les gamins, tout cela sans protection sociale et donc… sans logement.

Ma lecture est coupée par une soudaine agitation : l’heure avance et il faut partir en manif ! Le groupe s’agite, certaines femmes et les plus petits des enfants restent là tandis que les autres enfilent leurs K-way Lille2004.

Il y a peu de monde quand Erwan et moi arrivons à la Porte de Paris. Plusieurs organisations politiques et syndicales ont répondu à l’appel. Peu à peu la population grossit et au bout d’une demi-heure il y a assez de monde, une fois les Roms arrivés, pour commencer le cortège.

La pluie redouble d’intensité, des chants s’élèvent. Parmi ceux-ci, la police est insultée, ce qui ne plaît pas, mais alors pas du tout au policier qui mâche tout le temps un chewing-gum qui répond aussitôt : « Ici t’es en France, t’es pas en Roumanie. Ne me traite pas de raciste ! » Faut pas le chercher, l’homme au chewing-gum.

Le reste de la manif est un mélange de résignation trempée et de slogans chantant la liberté de circulation. Je croise un prof en grève, syndiqué à la CGT. Il manifeste pour les élèves sans-papiers et les Roms. Il bosse à Hazebrouck et m’explique sa situation : « Il n’y a pas de sans-papiers dans mon bahut. Mais quand j’y suis arrivé, je venais de Hem. Une des premières choses que m’a dit un collègue c’est " T’inquiètes pas ici, c’est calme : y a pas de maghrébins ! » Tu penses bien que ça m’a parlé du tout ce genre de discours ! » Ce prof est un vieux de la vieille. S’il est là sous cette satanée pluie, c’est parce que « ça commence avec les Roms et les sans-papiers, et après ça touche les autres. C’est ce que les gens semblent ne pas vouloir regarder en face. » Plus loin, je me retrouve derrière la banderole du CSP59. Je rencontre deux Thaïlandais. Le premier me semble méfiant et refuse de répondre à mes questions. Plutôt logique. Le deuxième est plus affable. Il me dit qu’il est là depuis deux ans, son dossier est en préfecture mais il n’a aucune nouvelle. Il se débrouille pour vivre, jouant de solidarité ici ou là. Lui aussi est dans l’impasse.

En tête du cortège, des lycéens mettent l’ambiance. Ils sont assez peu mais leur présence suffit, avec les slogans répétés des Roms, à faire du bruit. Un bruit qui fait du bien au final. Nous étions peu, tout au plus 700, mais on était ensemble, Français, Roms, sans-papiers. Le début, peut-être, de quelque chose. Tout cela n’empêchera pas la représentante des familles roms de se voir refuser l’accès le soir-même à la préfecture. Les syndicats auront beau insister, ils seront seuls quand ils entendront que l’Etat ne change pas d’un iota sa position. Qu'importe, la situation actuelle dépasse  largement le cadre d'une guerre politicienne au sein du Parti socialiste. En France, des Roms prennent la parole contre le traitement qu'on leur réserve. Et ça, personne ne pourra leur retirer. •

Photographies : Erwan.