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Lille-Sud : Le développement durable à la hache

C'était un vendredi. Un vendredi en début d'après-midi, pour être exact, et donc à un moment où la sacro-sainte sieste s'insinue doucement dans mon esprit. C'est comme ça à chaque fois, alors que mes yeux se plissent doucement, bercés par la voix de Joël Collado, que je me vois déjà en train de courir nu dans un champ de blé… Mon téléphone sonne une fois, deux fois, et je finis par répondre : « Bruegel, c'est horrible. Horrible ! » « Mais de quoi tu me parles nom de Dieu ? » « C'est horrible je te dis : ils sont en train d'abattre tous les arbres de Lille-Sud ! »


• La personne qui me joint n'est autre qu'une de mes voisines : Defné. Que voulez-vous, comme quelques millions d'humains sur cette planète qui n'en finit plus de cracher ses derniers souffles, elle a choppé la grippe écologique depuis quelques années. Vous le savez, vous, vous la connaissez, cette maladie qui vous fait attraper boutons, tremblements et autres sautes d'humeur dès que vous voyez un gouvernement bétonner un espace naturel ou un arbre être abattu sur l'autel du changement-c'est-maintenant.

Je commence par la rassurer et l'emmène vers l'essentiel :

« Écoute, tout d'abord, il faut que tu restes lucide !

– Mais tu te rends pas compte, là, les arbres tombent comme des mouches ! Un par un, avec à chaque fois le bruit horrible et froid du contact avec le sol !

– Oui je me doute, c'est horrible. Écoute-moi...

– Non mais imagine un peu ! Le sol en tremble ! Et même les ouvriers là ils bossent sans protection, sous le cagnard. "On a l'habitude" qu'ils disent...

– Écoute-moi, Defné, si tu veux bien, écoute-moi : tu vas prendre un appareil photo ou au pire ton portable et tu vas me prendre des preuves. Tu entends ? IL-ME-FAUT-DES-PREUVES ! »

Quelques instants plus tard, grâce à la magie numérique, je reçois sur ma boîte mail les premières annonces du carnage. Comment se peut-il qu'on assassine, à la chaîne (plus d'une dizaine selon mon interlocutrice), sans vergogne et sans témoin (ou presque), ces bons vieux arbres de Lille-Sud ? Et, surtout, pourquoi un tel massacre ? Qu'est-ce qui peut justifier un tel acte ?

Ma conscience comme coupée en deux, je ne peux en rester là et surtout, je ne peux rester seul. Alors, avant d'enfourcher ma bécane, j'appelle Erwan Letartier. Il me faut un photographe culinaire. Quelqu'un qui aime le sang. Quelqu'un qui ne recule pas devant les viscères végétaux.

« Allô Tartier ? C'est Bruegel. T'es sur Lille ?

– Hé Brueg', Penaos 'mañ kont ? ? Tu...

– Écoute, Tartier, j'ai pas le temps pour les politesses ! T'es sur Lille ou bien merde ?

– Bah oui.

– Génial ! Prends ton attirail et rejoins-moi devant le camp de Roms à côté de la Porte d'Arras. Rendez-vous dans quinze minutes ! Magne-toi ! » 

Les arbres ne cachent plus la forêt

Une des entrées de Lille-Sud peut se faire par la Porte d'Arras. Le plus grand des quartiers lillois dispose en réalité de trois grandes percées : le faubourg d'Arras, le faubourg de Douai et le faubourg des Postes. Trois ouvertures qui ont en commun une même déchirure : la saignée de l'autoroute périphérique. Ce quartier porte le sceau de la ségrégation urbaine et sociale. Un vieil héritage de la révolution industrielle et des ex-fortifications de la ville. Un vieil héritage, aussi, de ce qu'avait subi un autre quartier de Lille quelques décennies auparavant. En effet, le Vieux-Lille, jadis quartier populaire, quartier des étrangers, des chibanis et des prostituées, jadis quartier des étudiants, des squatteurs hippies gauchos et des fauchés de la vie, le Vieux-Lille était devenu à coups de marques, de réhabilitation de façade et autres expulsions, ce quartier de luxe de la métropole. Une amie de Moulins m'a ainsi expliqué comment ses parents ont dû quitter le futur quartier à touristes pour Lille-Sud. Sa famille, comme beaucoup d'autres familles maghrébines, avait subi cet exode forcé par les évolutions du temps : la métropolisation, la réorganisation et la reconquête urbaines. Préludes à la financiarisation d'Euralille, Lille se réinventait en fait depuis les années 70. Un temps, une époque où Saint Pierre Mauroy prenait la suite de Saint Augustin Laurent, avec une ambition : faire de la sainte cité natale de Saint De Gaulle la sainte étoile du Nord, le chaînon central du triangle Paris-Londres-Bruxelles. Bien sûr, une telle r-évolution ne s'est pas faite pas sans pleurs ni victimes. Victimes, les classes populaires, celles-là même qui aujourd'hui à Lille-Sud, ne peuvent plus sortir de chez elles sans apercevoir, ici ou là, sur des panneaux de quatre mètres sur quatre, le slogan « Lille-Sud se réinvente. »

C'est sous un soleil caniculaire que je vois arriver Letartier sur un vélo d'enfant, ce qui ne réussit même pas à m'attendrir. Il se roule une clope, sort son cendrier portable et me fait : « Bruegel ? C'est toi ? » Quelques instants plus tard, nous commençons notre travail de terrain par le secteur « Arras - Europe », sorte de chantier permanent géant. Le Grand Projet Urbain lillois, fondu dans l'ANRU, n'a pas beaucoup plus symbolique. La rénovation du quartier, l'un des plus pauvres, si ce n'est le plus pauvre de la métropole, avec sa salle polyvalente, ses espaces de ballade et ses logements neufs, est bien en marche. Ici règne la guerre des grues et le défilé des engins et nous ne regrettons pas d'avoir pris nos vélos pour circuler et se glisser entre routes barrées et bal continu des ouvriers.

Nous découvrons des sigles, comme celui de la SNB. Renseignements pris, il s'agit de la Stratégie Nationale pour la Biodiversité. Mon sang ne fait qu'un tour et je repense à ces arbres mutilés.

« Ça sent le développement durable tout ça ! me lance de but en blanc Letartier qui en profite pour cracher par terre et ranger son cendrier portable dans sa poche.

– Déraciner des arbres ?! C'est durable ?

– C'est simple, Bruegel. Une amie m'a dit que pour chaque arbre déraciné, quatre arbres sont replantés.

– Alors c'est ça le développement durable ? On détruit la nature, ou ce qu'il en reste, pour mieux reconstruire ?

– Ouais plus ou moins. Le développement durable c'est pas que la préservation de l'environnement.

– C'est quoi alors ?

– C'est aussi un développement économique et un développement social, en tout cas pour les politiques. »

Letartier est décidément bien renseigné. Après cette discussion, nous filons à travers les tombereaux et autres pelleteuses jusqu'à la médiathèque, autrement dit sur la scène du crime décrite par ma voisine. Nous passons devant la salle polyvalente « Grand Sud » où un toit végétalisé est en cours d'achèvement. C'est donc ça les fameux arbres (tout petits) replantés !

Arrivés sur le parking défoncé de la médiathèque, les traces de sève séchée ne laissent aucun doute sur ce qui s'est passé. Mon odorat rebute devant les effluves de pinède meurtrie fondues dans la vapeur encore présente des tronçonneuses, mon ouïe se tiraille des murmures en écho mêlant indistinctement l'arrachage des écorces et le bruit sourd des arbres renversés. Et c'est tout en silence respectueux que nous regardons l'étendue du carnage. Un homme passe, et quand on lui demande ce qu'il s'est passé, il nous répond, d'une voix triste : « Ici il y avait un sapin et un pommier du Japon. Je ne sais pas pourquoi ils les ont abattus, c'est triste tout ça. »

Très vite nous voyons une petite dizaine d'arbres, des rescapés majestueux, bien en vie. Dans le petit espace vert qui borde la bibliothèque municipale, les arbres en sursis nous offrent leurs ombres et dessinent des saillies de lumières sur le vert, des sentiers lumineux qui semblent nous crier « À l'aide ! À l'aide ! » Tous sont marqués de croix ou de points verts faits à la bombe fluorescente. C'est leur acte de condamnation, comme l'explique l'homme à la voix résignée : « Ils vont les couper en septembre ou octobre... »

Notre homme, utilisateur régulier de la médiathèque, s'avère loquace, très loquace, d'autant plus que l'électricité est coupée et que la médiathèque dysfonctionne :

« C'est triste quand même. Surtout qu'on ne sait pas trop ce qu'ils vont faire.

– Vous êtes du quartier ?

– Oui, oui, ça fait vingt ans que je suis là.

– Ah ? Et vous êtes pas plus au courant de tout ça ? Vous n'avez pas participé à des réunions de concertation ?

– Oh si j'en ai fait ! La mairie en a organisé régulièrement. Mais bon, les avis des gens ne sont pas trop entendus. En fait, ce sont plus des réunions d'information que de concertation. Ils sont là, sur leur estrade, disent ce qu'ils comptent faire, prennent des notes quand un habitant prend la parole et basta. »

Nous sommes, Tartier et moi, comme des casques bleus arrivés trop tard sur le lieu d'un crime. Pour ma part, il est de plus en plus net qu'une guerre est en marche sur ce territoire jadis abandonné. Je ne parle pas d'une guerre classique, mais d'une guerre où les soldats sont en costume-cravate et en tailleurs, d'une guerre de colonisation où les États sont la ville, la communauté urbaine, une coalition de chevaliers des temps modernes, avec ses architectes pour arbalètes, ses réunions de concertation comme bouclier.


« L'absorption de surplus par la transformation urbaine possède un aspect plus sombre encore : il s'agit des brutales phases de restructuration par "destruction créatrice", laquelle présente toujours une dimension de classe puisque ce sont habituellement les pauvres, les défavorisés et tous ceux qui sont tenus en marge du pouvoir politique qui pâtissent le plus de ce type de processus. »

David Harvey, Géographie et Capital. Vers un matérialisme historico-géographique, Éditions Sylepse, page 174.


 

« Choc des cultures » au Faubourg des modes

Deux rues séparent le chantier d'Arras-Europe à la rue principale de Lille-Sud : le Faubourg des Postes. Cette rue où a été installé le pompeux étendard « Faubourg des Modes », longtemps revendiqué dans un phrasé tout colonial comme un « choc des cultures ». C'est comme ça que la rue a vu s'installer stylistes et autres échoppes de mode afin d'attirer le chaland bobo du Vieux-Lille. Un territoire à conquérir, le fameux et futur « cœur de ville » que veut construire la municipalité. Un autre champ de bataille de cette guerre urbaine. Dans sa mutation à marche forcée, la rue résiste encore et la présence de nombreuses épiceries, cafés et petits commerces atteste encore d'une certaine vitalité… de quartier. Mais le mot d'ordre est là depuis quelques années : « transformer l'image de Lille-Sud, l'image à l'extérieur comme l'image vécue », selon les mots de Bernard Charles, président du conseil de quartier, en 2011. Je passe devant une ou deux boutiques, regarde les sacs à 245 euros et je me dis que oui, en plus d'être un bide, c'est bien un choc.

Il fait chaud et nous faisons halte au « Couleurs Café ». Bistrot bien de Lille-Sud, avec des habitants de Lille-Sud. Avantage important, un petit jardin dans le fond nous permet à Erwan et moi de faire une pause bien méritée autour d'une mousse. Avachis dans nos fauteuils, les images repassent dans nos têtes et les questions se bousculent. C'est quoi ce bordel ? Pour qui ? Pour quoi ? Il nous faut en savoir plus et notre stratégie évolue inexorablement. Il n'y a qu'un seul type de personne au monde qui échappe à la suspicion dans ce genre de situation : des jeunes cadres parisiens et dynamiques promis à EuraTechnologies. Notre couverture est toute trouvée. Direction la « Maison du projet », au 50 rue du Faubourg des Postes, pour savoir ce qu'on nous vend et nous propose d'acheter exactement. 

L'épreuve du communiquant

Après les présentations d'usage, le jeune homme, ancien parisien lui-même, nous explique par le menu et pendant trois-quarts d'heure, à l'aide d'un écran tactile en 3D s'il vous plaît, la « dynamisation et la revalorisation du quartier » de Lille-Sud, mais aussi de Moulins et de la Porte de Valenciennes. Il nous explique qu'on « est surtout en phase de construction », que « les logements sont un mélange d'accession à la propriété, de logements collectifs et individuels... » Il nous parle des futurs équipements, de la nouvelle piscine, des promenades, des espaces verts et des bâtiments BBC pour le côté durable. Côté économique, il vante le futur Décathlon voué aux chaussures de sports et dédié à l'espace actuellement squatté par plus de 750 Roms. Dans la continuité du B-twin village, ce Décathlon sera « plus qu'une simple usine-magasin mais tout un complexe autour de la chaussure de sport et de l'athlétisme avec des zones de loisirs : donc une zone de vie, pas juste une usine. » Et ça, c'est pour le social...


« Le niveau des investissements dans la création de lieux de vie agréable et dans l'amélioration de la qualité de vie est toujours élevé. Les investissements qui cherchent à établir de nouveaux modes de division spatiale de la consommation sont notoirement risqués. Cependant, les régions urbaines qui engagent ce genre de dépenses avec succès sont alors à même de capter les excédents de la circulation des revenus. De puissantes coalitions se retrouvent d'ailleurs parfois derrière de telles stratégies. Les propriétaires fonciers et immobiliers, les agents immobiliers, les financiers et les administrations urbaines cherchant par tous les moyens à diversifier les sources d'apport fiscal peuvent être rejoints par des travailleurs prêts à accepter un emploi dans l'industrie du divertissement, des nouveaux terrains de jeux pour consommateurs ; des installations sportives et des salles de conférences […] et des installations culturelles entre autres. La construction de lieux de vie entièrement nouveaux (zones réhabilitées en quartiers bourgeois – gentrification –, lotissements pour retraités, développements du type "village dans la ville") s'inscrit dans un tel programme. »

Idem, page 127


Puis vient, dans la bouche du communiquant, quelques petits dérapages. Son discours s'appuie sur le modèle du Faubourg des Modes qui vise « à donner plus de diversité commerciale au quartier. » Ainsi au moment d'évoquer le futur centre commercial Lillénium, qui sera installé juste en face du grand commissariat construit en 2007 : « Un grand équipement avec un hypermarché Leclerc, avec des boutiques et des restaurants. On espère dynamiser et revaloriser le quartier, c'est pour ça qu'on a mis une piscine et un centre commercial, pour que ça profite aux gens du quartier mais aussi que ça attire une population extérieure. Quand on est Lillois, on va pas à Lille-Sud aujourd'hui. » Et, concède-t-il, surtout pas dans la rue du Faubourg des Postes « où on trouve énormément de sandwicheries, kebabs et petites restaurations, avec beaucoup de turn-over et des commerces pas très florissants. On espère faire un appel d'air avec le centre commercial pour tirer toute cette rue vers le haut, que cela intéresse d'autres types de commerce et d'investisseurs. »


« Le penchant postmoderniste pour la formation de niches, tant dans les choix de style de vie urbain que dans les habitudes de consommation et dans les formes culturelles, pare l'expérience urbaine contemporaine de l'aura de la liberté de choix – à condition que vous ayez de l'argent. Centres commerciaux, multiplexes et grandes chaînes prolifèrent, de même que les fast-foods les marchés vendant les produits artisanaux, les petites boutiques, tout cela contribuant à ce que Sharon Zukin a joliment appelé "la pacification par le cappuccino" ».

Idem, page 172


Il faut rendre justice à notre petit communiquant, ce médiateur de la pacification. Il n'a pas flanché complètement. Certes, il est dans son projet, mais il n'a pas merdé. Il n'a pas dit clairement que la composition sociale du quartier allait être bouleversée, se contentant de brandir l'étendard de « la mixité sociale ». Il n'a pas dit que le centre commercial Lillénium était une fumisterie durable, un napalm inodorant de couleur verte, se servant de l'écologie comme un slogan publicitaire. De un, l'entourloupe commence au rond-point des Postes, où « la seule piste [cyclable] (séparée de la route) digne de ce nom, venant de Lille-Sud par le pont, va disparaître pour augmenter le flux routier en provenance du futur centre commercial », nous raconte La Voix du 12 juillet. De deux, les aménageurs nous promettent encore mieux que du bâtiment HQE et des oiseaux. D'après le magazine des patrons qui se la racontent devant le miroir, Éco121, on trouvera pêle-mêle « toiture transparente en structure gonflable offrant une isolation optimale, certification BREEAM (supérieure au HQE), critères d’achats du Leclerc très exigeants en développement durable…  "On est à Lille, on ne va pas la jouer petit. On va en faire un vrai vaisseau amiral", lance Michel-Edouard Leclerc. » Bien sûr ça irrite le poil des Verts qui hurlent dans le vide depuis quelques temps : « Lillénium serait durable : accès en vélo ou à pied, matériaux qui durent, etc. En réalité, on construira un parking de 1100 places pour un hypermarché de 5000 m2, situé sur le périphérique, et sans aucune autre contrainte que le profit habituel d’une grande surface. »

 

Bas les masques !

Notre virée touche à sa fin. Je laisse Erwan s'extasier sur une peinture murale située devant le grand commissariat inégalement accueilli par la population. Est-ce que le petit communiquant de l'ANRU m'avait convaincu ? Est-ce que son verbiage m'avait fait quelque chose ? Au final, me dis-je, zigzaguant entre les différents chantiers de la rue de Marquillies, est-ce vraiment grave d'arracher des arbres pour en replanter si « c'est pour notre bien » ? Est-ce vraiment grave de soutenir des aménagements estampillés XXe siècle si « c'est pour notre bien »? Il est l'heure de rentrer et de faire mon compte-rendu à Defné.

« C'est pour le bien du quartier ! » Elle reste silencieuse, toute contenue par quelques gorgées de son sirop d'orgeat artisanal fait maison. Devant cette passivité mi-agressive, mi-résignée, je décide d'enfoncer le clou :« Écoute, Defné, je sais ce que tu te dis : ces arbres qui tombent par dizaine, c'est triste. T'as pas forcément tort mais pense aux enfants de Lille-Sud quand ils vont pouvoir profiter d'une belle promenade ! Pense à cette zone de vie Décathlon où tes gosses pourront courir à perdre haleine sans être importunés ! Pense aux Roms de la Porte d'Arras, comme ça va être sympa pour eux de pouvoir faire la manche entre deux arbres. Defné, réfléchis bien. C'est pareil pour Lillénium, t'imagines l'impact pour le quartier, toutes ces voitures, euh... je veux dire ces gens qui vont drainer un flux considérable d'une multitude bigarrée ? Déconne pas, Defné. Leclerc l'a promis, va y avoir plein de produits bio estampillés développement durable et commerce équitable dans ce centre commercial. Oui ! Des produits bio et commerce équitable comme tu les aimes ! La vie est belle, Defné ! »

Sur ces derniers mots de ce qui me semble un argument massue, ma voisine, d'ordinaire si calme et si posée, me saute à la gorge avec une espèce de courgette géante en forme de matraque et me frappe. « Mais merde, tu te fous de moi, tu te fous de moi c'est pas possible ! Réveille-toi ! Réveille-toi ! » comme elle me cogne la tête avec la dite-courgette, me faisant reculer contre un rosier défraîchi. Le calvaire continue : « D'habitude je suis pour la non-violence, tu le sais, le dialogue, mais qu'est-ce qui te prend Bruegel ? Regarde ce que tu fais de moi ! Pense aux arbres, merde ! Pense bien que les enfants de Lille-Sud n'habiteront plus là pour profiter de ces beaux aménagements ! Et t'y crois vraiment à ta ''zone de vie'' estampillée Décathlon ? Foutaise d'aménagement hors-sol ! Et t'as vu ce que tu dis sur les Roms, tu vires facho mon pauvre ! Et toutes ces bagnoles qui vont venir saturer la Porte des Postes, balancer leur carburant en file indienne ?! Mais merde, Bruegel réveille-toi ! Réveille-toiiiiiiiii ! »

Sonné et presque KO, je me sers un double cognac. L'effet est immédiat. Et mon « réveil » brutal. Repassent alors dans mes yeux rouges colères les arbres qui chutent, les bâtiments géants verts, des bagnoles qui volent et qui s'amassent sur les deux parkings de Lillénium, les habitants de Lille-Sud le regard vide devant les vitrines du boulevard des Modes et leurs sacs à 245 euros. Et toujours toutes ces bagnoles de flics qui patrouillent, ces caméras de vidéosurveillance pour organiser le contrôle social. Mais bordel, où est-ce que j'habite ? C'est ça, le « développement » censé faire ciment entre les Verts et les socialistes, comme Pierre de Saintignon a pu l'affirmer ? Ce capitaliste endurci qui, quand il organise une réunion publique sur l'emploi des jeunes dans ce quartier plombé par le chômage, n'arrive pas à réunir plus de deux personnes !


Sur ces élucubrations mentales, Defné se tient toujours devant moi. Elle s'est calmée et se tient dans sa main un imprimé avec une photo. « Relève-toi, Brueg' ! Et regarde-moi ça ! »

Une sorte de fatalisme compulsif me saisit l'âme. Les socialistes nous vendent du durable avec leur copains préférés de Vinci, ceux-là mêmes qui sont chargés de saccager Notre-Dame-des-Landes, comme ils ont pu le faire ailleurs. Ça fait beaucoup, beaucoup de similitudes et de faits accumulés. Les questions s'entrechoquent et je n'arrive plus tellement à réfléchir. Suis-je parano ? Suis-je hyperconscient ?

Le lendemain, le samedi 13 juillet pour être exact, un autre événement vient se compiler et, en quelque sorte, terminer ma réflexion. Est-ce cette ressemblance avec le saccage du bocage nantais qui a poussé certains habitants de Lille-Sud à lancer pétards et jurons à l'adresse de Martine Aubry, lors de l'inauguration de la promenade Gilles Valès ? Ou est-ce juste l'impression qu'on se fout de leur gueule ? •


« Il existe des mouvements sociaux urbains qui cherchent à vaincre les isolations et à refaçonner la ville selon une image sociale différente de celle donnée par les forces des promoteurs soutenus par la finance, du grand capital et d'un appareil d'Etat local de plus en plus gagné à l'esprit d'entreprise. »

Idem, Page 173