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Le samedi de Bouvines

Il existe un bled de 750 âmes en périphérie de Lille, répondant au nom de Bouvines, où, selon toute apparence, la Grande Histoire de France s’est jouée un certain dimanche 27 juillet 1214. 797 années, 10 mois et 23 jours plus tard, la morne vie de reporter néogonzo en manque de sujets que je menais depuis quelques temps, m’y a conduit.


21 juin. Début de soirée.

Je me trouvais dans le repaire du Capitaine Cœur-de-Bœuf, grand musicologue, qui avait réuni quelques amis pour fêter la musique à sa façon. Avec sa propre « playlist », donc. Il y avait du beau monde, des gens marrants, mais je m'y faisais chier. J'appréciais tout de même l'attention que le Capitaine nous portait. Le bougre avait préparé un cocktail différent pour chacun de ses morceaux préférés et, à chaque fois qu'il s'écriait « Rooooock'nnn'rooool ! », signal on ne peut plus clair, nous nous servions dans une des dix ou quinze bouteilles jonchant sa table de salon. Ça allait cinq minutes, mais l'exercice s’est transformé en une véritable beuverie, vous vous doutez, et au bout d'un moment n'importe qui se servait de n'importe quoi à l'écoute de n'importe quelle chanson. Notre hôte lui-même n'y voyait plus bien et, lors d'un moment d'inattention, un de ses potes a pris le contrôle de son ordinateur. La dernière musique finissant, il fallait en choisir une. Floué, Cœur-de-Bœuf s’est rué :

« Lovefool The Cardigans, a-t-il ordonné. Lovefool The Cardigans !... »

Son ami faisait mine de ne pas entendre, lui montrant cependant ce qu'il comptait mettre. Par provocation :

« Nooon, pas Dalida ! a tonné le Capitaine, pris d’un soudain accès de colère. Looovefoool The Caaaaaaaaaaaaardigan'sss ! Et là... et là... et là on rentre dans le wwwwwrrrrrrrroooooooooooooo... wwwwrrrrrroooooooooookk aaannnnn wwwwwrroooooooooooooolllll Euwwwooooooo oooooookkkk wrroooockkk ann' wwwrrooooolll ! Ah ! Lovefool The Caaardigan'sss ! Rock'n'roll of the... euhhhh... ninetiiieeess ! Ninetiiees ! »

… Je passe la suite, à savoir trois minutes de cris ininterrompus et difformes captés par mon dictaphone. Sans grand intérêt. Si vous saviez combien de fois j'ai entendu Lovefool The Cardigans à cause de ce mec, vous seriez horrifiés. C’est une sorte de rituel, pour lequel Cœur-de-Bœuf s’est fanatisé. Parfois c’est pour Lovefool, d’autres fois pour American Boy mais c’est toujours avec la même violence que son corps aviné s’ébranle. Observer cette scène, une fois de plus, c'était à la limite du supportable.

***

Minuit passé.

Esteban, revenu à Lille pour quelques temps, m'avait envoyé un texto pour m'inviter à le rejoindre devant le Café Citoyen. « Une fanfare de la révolution hippie », comme il le précisait, était censée animer la place du Vieux Marché aux chevaux. Je m'y suis donc rendu. Lille était animée, il s’agissait de slalomer entre les groupes, rester concentré sur mon objectif et éviter de se faire embrouiller par le dernier des tocards. À l’entrée de la rue du Molinel, déjà, les échos des cuivres avertissaient et vous remontaient la colonne vertébrale. « Cette fanfare est foutrement agitée », me suis-je dit en arrivant. En vrai le son qui en échappait était issu de l’enfer. Sur la place, les gens se remuaient, gobelets de bières aux mains, riaient et criaient, au milieu de la ville. Ils étaient encerclés par de la fumée toxique, et par des flics. Au fond, c'était rien qu'une amère impression de déjà-vu.

Esteban s’entretenait avec un mec déchiré, qui avait tous les symptômes du type sous champignon, ou acide. Il disait qu'il avait passé le début de soirée à Bray-Dunes, dans une « teuf hardcore », qu'il était venu ici avec ses potes « pied au plancher » pour faire « la teuf » et qu'il lui restait encore toutes sortes « de trucs à faire et à prendre pour finir la teuf ». La belle affaire, petit trapu, crâne rasé, lunettes de soleil l'arborant, souriant bêtement tout en mâchouillant ce qu'il avait de salive… je n’ai pu m’empêcher d’allumer mon dictaphone :

« En même temps j'ai pas mis de calebard... Hé ! Hé ! Hé ! Non j'déconne... et ça c'est la Côte d'Ivoire, la Côte d'Ivoire 90 % d'humidité dans l'air ! Attends !... tends... tends... 90 % d'humidité dans l'air, tu mets pas de calebard, sinon tu sues tout le temps... Tu vois ? Et donc du coup j'ai gardé ce vieux symptôme de Côte d'Ivoire et... et euhh... et là j'ai pas mis de calebard... Et j't'ai promis la lune ? Eh bah j't'emmène à Bray-Dunes ! »

… bon sang...

… Qu'est-ce qu'Esteban foutait avec ce mec, et dans quoi se laissait-il embarquer ? Je me suis approché et lui ai mis une grande tape dans le dos, lui faisant comprendre qu'on devait se casser de là.

***

Plus tard, dans la nuit.

Je ne sais pas comment ni pourquoi mais Esteban a réussi à m’embarquer vers la rue Masséna. Quel malade. Depuis notre douloureuse aventure avec un videur de cette rue, il avait ce truc en tête. Il devait parvenir à rentrer dans un de ces bars, il devait le faire. M’est avis que son honneur en avait pris un coup et, au lieu de fuir, cette bête révoltée retournait dans le même piège, tête baissée. Je ne pouvais donc pas le laisser seul car, à l’évidence, son obsession le conduirait au-devant d’emmerdes disproportionnées.

Sur la route on a rencontré une fille qu'Esteban connaissait de longue date. Or, sachant ses chances de rentrer dans un bar de la rue Masséna nulles ou presque, je veux dire avec sa gueule et la mienne à côté — des gueules foutrement travaillées à la bière belge —, il lui a proposé de nous accompagner. « S'il te plaît, à deux mecs on a aucune chance ». Elle acceptait et, pour sûr, allait le regretter.

Le plan d’Esteban a fonctionné. En fait le videur nous a à peine regardés. Pour cause, le bar était froid, vide ; la musique tapait et faisait mal à la tête. Selon toute apparence la fête était finie. Les étudiants à mèche qui peuplent habituellement ce monde avaient déserté. Mais Esteban était satisfait, il l'avait fait. On a vite descendu nos verres et je me suis arrangé pour nous sortir d'ici ; le guérillero s’en foutait à présent, il n’avait pas été refoulé à l’entrée d’un bar minable, c’est tout ce qui comptait et cette situation laissait son amie totalement indifférente. Mais, dehors, l’affaire s’est gâtée. Le videur parlait avec un mec qui semblait être son pote. Et ce dernier, voyant Esteban, a raillé :

« T'as des cadavres ce soir...

— Ouais, a répondu le videur en regardant Esteban, j'ai eu que ça toute la soirée. »

Tout cela assez fort, bien entendu. Esteban a bloqué, les a regardés ; une guerre était en train de naître. Le pote du videur était typiquement le genre d’idiots du village, viril et nerveux, que l’on rencontre le soir rue Masséna. Un bon gars deuch’nord, un bouseux qui ne peut pas sortir en soirée sans manifester de l’hostilité envers les autres mâles qu’il croise. Comme Esteban ne le lâchait pas du regard, il a lancé en ricanant :

« Si t'as pas envie de rigoler faut le dire, faut mettre une pancarte sur ton front "j'veux pas rigoler", au moins c'est certain.

— Ouais ouais c'est ça, a dit Esteban, les yeux rougeoyants de colère.

— Ouais, bah vas-y mets une pancarte alors. »

Sentant le roussi, le videur a invité son acolyte à rentrer. Mais celui-ci a décliné — « Non j'suis bien là, j'vais fumer une clope, tranquille » —, dissimulant mal son désir d'exciter un peu plus mon ami qui tempêtait : « Pauvres mecs ! Ils se tapent des queues devant des pornos, les gars ! » Alors l’idiot du village a avancé d’un pas :

« Si tu savais ce qu'il faisait comme boulot...

— Mais toi nique ta mère, a fulminé Esteban, j'te parle pas !

— Hé ! Tu me dis encore "nique ta mère" sale fils de pute j'te nique ta race ! D'accord ?

— J'te le dirai pas une deuxième fois, a ironisé Esteban qui retrouvait étrangement son calme...

— J'te le dirai pas une deuxième fois sale fils de pute ! a répété le bouseux.

— Parle-moi pas, parle-moi pas

— Tu vas voir fils de pute ! Vaut mieux que tu t'barres parce que tu vas aller à l'hôpital ! »

La tension montait. On allait encore se faire péter la gueule, c'était sûr. Je pensais au bassiste Jaco Pastorius, mort d’une embrouille avec un videur ; je ne voulais pas finir de cette façon, bordel. Aussi ai-je tenté, bien qu’articulant difficilement quelques idées confuses qui me faisaient marrer sur le coup, de calmer la tempête :

« Arrête, ai-je fait, à l'hôpital, une plainte, la prison, tout ça quoi... la correctionnelle...

— Ce fils de pute, c'est qui lui ?

— Mais tu vas pas l'envoyer à la prison, t'auras en correctionnelle ! me suis-je embrouillé. Tu vas pas aller en prison quand même quoi... Hé ! Hé !

— J'vais pas aller en prison, quoi ? Il m'a traité de fils de pute !

— Bah si tu l'tabasses y'a des témoins et tout, ai-je continué, postillonnant sans retenue, et... tu vas en prison direct quoi ! Hé ! Hé !

— Bah justement ! Tu vas voir tu vas m'mettre en prison !

— Bah... Hé ! Hé ! L'avocat et tout... la correctionnelle quoi !... Gros c'est bon quoi, coooool tranquiiiiille ! Il a juste fait une p'tite réflexion comme ça... [Manifestement l’alcool ingurgité et la fanfare m’avaient transformé en hippie.]

— On vous reçoit chez nous, a repris le videur, gentiment et tout et il me traite de fils de pute !

— Bah y'a pas de problème, on a consommé nos bières, on a payé...

— Ah bah t'as payé...

— C'est vot' business !

— Dégage toi !

— Bah quoi, on a bu une bière, on a payé tranquille la bière et tout...

— Tu vas faire tes courses à Auchan tu traites la caissière ? a argumenté le videur, comparant justement son bar à un supermarché.

— Bah non, ai-je répondu... mais on a pas trait... on a pas traité la caissière...

— Bah dis à ton pote qu'il traite pas les gens...

— Bah il a pas traité la caissière... Hé ! Hé ! »

Les types ont perdu patience et les premiers coups ont été échangés. Je ne me souviens pas de grand-chose. Ceci dit, en réécoutant l’enregistrement — une minute de monstruosité sonore —, certaines images me reviennent. Il ne fait aucun doute qu’on m’a fait valser par terre, qu'une poubelle a volé, qu'Esteban a placé quelques frappes bien senties... C’était très violent, rapide, et on s’est retrouvés quelques mètres plus loin, sans savoir comment. Tout à coup, l'amie d'Esteban qui observait la scène, impuissante, depuis le début, s’est remuée. Je ne l’ai pas vu arriver mais elle se tenait à quelques mètres de nous. Elle vitupérait, sautait et, à nouveau, s'est approchée, dangereusement, de l'entrée. Le videur s’est muni d'une bombe de gaz lacrymogène, a attendu qu'elle soit à bout portant et lui en a mis plein les yeux. Elle a crié et déchiré les oreilles de tous ceux qui se trouvaient dans le périmètre. On l’a récupérée et on s’est barrés au plus vite.

***

Au lever du jour

La malheureuse nous avait quittés, blasée, les yeux rouges et humides, la voix éteinte. Je n'étais toujours pas dans mon lit, mais assis sur les marches d'une église — je ne sais même plus laquelle — au côté d'Esteban. Le jour se faisait connaître et nous fumions une dernière cigarette. Fatigué, je tirais la gueule, j'avais le genou droit déchiré — pour être précis, j'avais une ecchymose sur la patella qui allait se transformer en lésion croûteuse de deux centimètres et en lésions purpuriques sur la face interne. Mais lui souriait comme un gosse, fier de sa dernière connerie.

« Putain Esteban, ai-je dit, comment tu peux sourire après un tel déchaînement de violence ? Merde !

— La violence, amigo, c'est mon lot quotidien...

— N'importe quoi...

— Mais putain qu'est-ce qui va pas ? T'es vraiment bizarre, ouais, depuis qu'j'suis revenu t’es...

— Cherche pas... j'suis fatigué là.

— Ça fait combien de temps que t'as pas fait un papier pour le site ?

— Quoi ?

— Ça fait combien de temps que t'as pas fait un papier ?

— Mais ta gueule ! Quel est le rapport ?

— Non, j’suis sérieux.

— Pfff… J’sais pas… longtemps. Tu l’sais bien, quoi.

— Bizarre.

— Quoi ?

— J'dis qu'c'est bizarre, c'est tout... là par exemple, tu ferais pas un truc sur notre embrouille ? On s'est quand même fait gazer par un videur !

— D’abord c’est pas toi qui as pris du gaz, c’est pas toi qui as le genou déchiré, mais c’est toi qui es à l’origine de cette embrouille ! Ensuite, j’vais te dire, j'emmerde le videur, j'emmerde cette ville et toutes les soirées lilloises. Je vais pas faire un énième papier sur un des connards que compte la ville de Lille...

— Bizarre... »

En plus grand

Il faisait jour maintenant et on s’est décidé à rentrer. Esteban avait raison de s'étonner. Il y a quelques temps cette soirée m'aurait semblé être un excellent sujet pour 43000. Là, non, les beuveries qui se finissent mal me lassaient et je tournais en rond.

***

Le lendemain


« Le comte Maréchal n'en peut plus. La charge maintenant l'écrase. Trois ans plus tôt, quand on le pressait d'assumer la régence, quand il finit de guerre lasse par accepter, devenant « gardien et maître » de l'enfant roi et de tout le royaume d'Angleterre, il l'avait bien dit, répété : "Je suis trop vieux, faible et tout démantibulé". »


À peine avais-je entamé un livre qui traînait sur mon pieu — Guillaume le Maréchal ou Le meilleur chevalier du monde de Georges Duby — que je plongeais dans un profond sommeil. J'en avais besoin ; j’ai dormi et dormi toute la journée suivante. Quand je me suis réveillé, au milieu de la nuit, j’ai repris ma lecture.


« Profession d'une foi sûre d'elle-même et d'un mépris non moins assuré pour ce que cet état surplombe, pour toute action qui n'est pas militaire.

Qu'est-ce que manier les armes ?

S'en sert-on comme d'un crible, d'un van, d'une cognée ?

Non, c'est un bien plus dur travail.

Qu'est-ce donc que chevalerie ?

Si forte chose et hardie,

et si fort coûteuse à apprendre

qu'un mauvais ne l'ose entreprendre...

Qui, en haut honneur se veut mettre,

lui convient d'abord entremettre

qu'il en ait été à l'école.

La culture des temps féodaux n'a rien laissé d'elle qui, plus clairement que ce texte, montre ce que la classe dominante pensait d'elle-même, ni comment la fortune s'y prenait pour élever un homme, et si haut. »


Je lisais des trucs, des obscurités, sur le Moyen Âge. J’en avais eu envie quelques semaines plus tôt et je m’étais largement fourni en productions médiévistes. Peut-être que je manquais, comme l'avait insinué Esteban en me disant au-revoir, de quelque chose d'épique — « T’as besoin d’une putain d’épopée ! » Les temps obscurs, l’histoire moyenne, la plaie dans le passé, quelque chose me branchait. Tout cela se matérialisait sous la forme de livres, de lignes, de mots. Il y avait de quoi m’égarer. En même temps je me demandais ce que les historiens écriraient sur nous, paumés des grands centres urbains et reporters à la déroute. Y avait-il seulement quelque chose à dire ? Voire quelque chose à récupérer ?


« Mais, depuis deux décennies, la chevalerie n'était plus, et Guillaume n'était plus lui-même qu'une forme résiduelle, comme une relique. Elle et lui, en 1219, ne pouvaient plus guère servir qu'à dresser devant les rugosités du réel l'écran trompeur et rassurant de ces vanités dont chacun, en ce moment et dans le grand monde, nourrissait en son cœur la nostalgie lancinante. »


***

Le samedi

C’est un marchand de Sébastopol qui m’a donné l’idée de me rendre à Bouvines. J’avais occupé les dernières vingt-quatre heures à lire et surtout dormir. Mes forces s’étaient recomposées. Levé de bon matin, j’étais tout disposé à visiter le marché, même si mon genou me faisait souffrir et que je boitais lentement. Ce marchand détonnait, je pense — une casquette orange, un tablier vert fluo, une voix qui monte brusquement dans les aigus. Et il devait aimer ma trogne car il m’a tout de suite pris à partie. J’ai compris qu’il souhaitait solliciter mon avis à propos d’une de ses discussions précédentes. Concernant l’éventuelle supériorité des extra-terrestres :

« S’ils existent, t’imagines, toi ! Pour venir ici ils doivent au moins aller à mach3 ! Pour aller à cette vitesse, mach3, tes tripes elles se font défoncer ! Sûr qu’ils auraient pas la même constitution que nous !

— Mouais, ai-je répondu, sceptique. M’est avis que ces connards n’ont aucune limite, t’as raison. Et à ce propos le film Independance Day résume bien c’t’affaire. C’est très con de craindre une 3e guerre mondiale dans l’avenir parce que c’est plutôt ça qui nous attend. Une putain de guerre intersidérale !

— Pfff… M’en parle pas. »

On a continué à discuter mais le sujet s’est vite épuisé. Le type avait de la culture, me semblait-il. Et comme, paradoxalement, il me mettait à l’aise, j’ai entrepris de lui parler du livre que je venais de finir. Il ne le connaissait pas mais avait lu il y a longtemps un autre ouvrage de son auteur : Le dimanche de Bouvines. Tout simplement le best-seller de Georges Duby qui, après des années de bannissement de l’événementiel par les historiens, avait transgressé les canons académiques en choisissant de ne se consacrer qu’à une bataille. Qu'à un jour, un lieu, quelques heures du passé[1].

« Excellent bouquin, m’a dit le vendeur de fruits.

— J’en doute pas, Duby est un putain d’historien…

— Tiens, m’a-t-il interrompu sans attendre la fin de ma réflexion qui de toute façon n’en était pas une, ça me fait penser qu’il y a une fête du village aujourd’hui à Bouvines. Je devais y aller mais… mais non, finalement. »

Il a souri. J’ai haussé les épaules et je l’ai quitté, interpellé, sur cette information. J’avais déjà entendu parler de Bouvines, de sa bataille, de Duby, il y a quelques années. Mais je n’avais pas retenu ou pas compris que ce village se situait à seulement dix bornes de Lille. Quelque chose m’a donné envie. Après tout l’histoire et l’invention de la France Glorieuse étaient ancrées dans ce petit bout de terre. Ça avait une autre allure que les embrouilles et beuveries lilloises qui ne me donnaient plus envie d’écrire le moindre papier. Et puisque j’étais dans une phase Moyen Âge, pourquoi pas, me suis-je dit. Pourquoi pas sortir ma 309 « bestline » rouge de 92, faire le plein, rouler, quitter cette ville et aller boire des coups dans une fête de village. Au bout il y aurait peut-être l’inspiration. Toutefois, la réussite d’une telle expédition nécessitait de se flanquer d’un partenaire. Quelqu’un en qui je pouvais avoir à peu près confiance. Aussi Esteban m’a paru être la personne la plus adaptée à la situation, d’autant qu’il pourrait immortaliser notre rencontre avec la Grande Histoire grâce à son légendaire reflex numérique. Je l’ai donc appelé et trente minutes plus tard j’étais en bas de sa tanière à bord de ma rutilante baleine rouge.

***

L’après-midi

Pour la première fois depuis plusieurs semaines un bout de nature s’offrait à mon regard. Bouvines est à la lisière de l’agglomération, aux contacts du monde urbain d’un côté et du monde rural de l’autre. Les paysages alentours donnent une illusion de campagne. Le ciel était dégagé, le soleil vif. La voiture roulait, vitres baissées, et se gonflait de l’air doux propre au tout début des étés lillois. Dans le vieux poste, enregistré sur une cassette, Georges Harrison, « While my guitar gently weeps ». Nous avancions doucement, et chaque coup d’œil jeté dans le rétroviseur qui reflétait la verticalité de la métropole laissée derrière nous était à savourer.

J’ai levé le pied en apercevant l’entrée de la commune. Esteban a baissé le volume de la musique et m’a fait remarquer un type étrange sur le bord de la route. Un type cagoulé, grand et sec, qui semblait parler à un panneau de bois en forme de boulanger. Esteban m’a demandé d’arrêter la voiture ; il est descendu avec son appareil photo et l’a accosté.

« Excusez-moi, a-t-il fait, c’est bien aujourd’hui la fête du village ? »

Le mec s’est retourné ; il avait des traits durs et un regard glacial, mais semblait complètement perdu. Il ne répondait pas, se contentait de lorgner Esteban qui, je le voyais, en était gêné. Je me suis approché et ai tenté :

« On est là pour la fête…

— Qui êtes-vous ? a-t-il alors demandé, déployant une voix rugueuse.

— Euh… moi c’est Jack, et mon camarade, là, Esteban.

— …

— Et vous ?

—Je me nomme Auguste. Philippe Auguste. »

« Un fou », me suis-je tout de suite dit. Ce mec ne pouvait être qu’un taré. Et des fous, selon toute apparence, avaient une sérieuse tendance à envahir ma vie.

« C’est un dingue celui-là, ai-je fait à Esteban, allons-y.

— Non attendez, a soudain répondu ce fou qui se prenait pour un roi. J’ai besoin d’aide.

— Pas le temps de t’accompagner aux urgences, mon pote. J’sais pas si t’as remarqué, ai-je continué, mais tel que tu nous vois là on est en plein reportage. Et on a du taf.

— …

— De quoi avez-vous besoin ? a demandé Esteban qui semblait brusquement intrigué par le personnage.

— Putain Esteban…

— Comme je vous l’ai dit, a répliqué le mec me stoppant net, je suis Philippe Auguste. Ici à Bouvines, je reviens sur la terre qui m’a fait gloire et postérité. Bouvines, son pont, ma victoire… mais… messieurs, je crains de m’être égaré, je ne comprends pas, tout est si différent…

— M’est avis qu’il a plus tout son kilo, ai-je bavé tandis qu’Esteban paraissait captivé.

— Philippe Auguste ? a interrogé ce dernier. Et qu’est-ce que vous cherchez, alors ? »

Le dingue a baragouiné quelques phrases et on a compris partiellement qu’il désirait retrouver une chapelle où, selon ses dires, il s’était recueilli pour prier avant la bataille. Une chapelle dédiée à Saint Pierre. Vraisemblablement il se prenait au sérieux. Il croyait être Philippe II, septième roi capétien, mort en 1223. Il croyait avoir été à la tête de l’armée de France qui avait combattu ici-même, en 1214, une coalition ennemie. De mon côté je commençais à me convaincre d’être doté d’un don particulier pour attirer les drôles. Et qu’est-ce qu’on pouvait bien en tirer ? Rien. Seulement Esteban ne semblait pas sur la même longueur d’onde que moi, l’affaire l’intéressait et il lui a offert son aide. Soit, ai-je pensé sans résister, je n’avais pas grand-chose à y redire. Pourquoi ne pas suivre ce fou, un de plus, pour pénétrer dans ce village ? Après tout c’était l’inconnu ici, rien à voir avec Lille. Il fallait se livrer tout entier. L’abandon de soi n’est pas loin d’être le principe le plus important dans la conduite du métier de journaliste.

Nous sommes montés tous les trois dans la voiture et j’ai roulé encore sur deux cents mètres, afin de me garer sur un parking en contrebas d’une église. Il n’y avait aucun signe de fête, pas un chat, mais notre dingue a manifesté une sorte d’effroi.

« Qu’est-ce ? nous a-t-il demandé en indiquant le clocher.

— Ça m’a tout l’air d’être une église, mon brave, ai-je dit de façon sarcastique.

— C’est impossible ! Il n’y avait que modeste chapelle en ces lieux ! Qu’est-il donc advenu ?

— C’est la France éternelle, ai-je continué pour rigoler, pour chaque bled une église ! Rien de surprenant. »

Esteban, qui procédait aux réglages de son appareil, a engagé le pas et gravi les marches qui menaient au parvis. Nous l’avons suivi et sommes entrés dans cette « maison de dieu ». L’édifice n’était pas très ancien, une centaine d’années à vue d’œil, et finalement sans grand intérêt. Mais le fou tressaillait de panique et, quand il a aperçu les vitraux, s’est quasiment effondré, forcé de poser un genou à terre : l’ancienne église de Bouvines, cette petite chapelle dont il avait parlé, avait été remplacée…

En 1872, un jeune Lillois répondant au nom de Félix Dehau, et dont la famille possède des terres à Bouvines, devient maire de la commune. Le plus jeune de France, il a alors 26 ans, mais aussi le plus tenace étant donné la longévité exceptionnelle de son mandat de 62 ans. C’est un bon catho, et sans aucun doute un parfait patriote. Dans les premières années de sa longue charge, il entreprend la reconstruction de l’église Saint Pierre qui ne tient plus debout ; pour ce faire autant la démonter et en bâtir une autre. Or on ne peut comprendre son projet sans avoir conscience que l’époque est revancharde. Les Français viennent d’être écrasés par les forces prussiennes, « leur » territoire amputé. Vaincue, la « nation » se cherche une histoire, recherche la gloire passée. À l’évidence, Bouvines en est le reflet. Celui du jour où Philippe Auguste, le roi de France, soutenu par la noblesse la plus liée et fidèle, remportait une victoire décisive contre une coalition fomentée par le roi d’Angleterre, Jean Sans Terre, et conduite par l’empereur germanique Otton IV ainsi que deux félons, deux traîtres, le comte de Flandres Ferrand et le comte de Boulogne Renaud. Les Français ont perdu à Sedan, certes, mais ils ont gagné à Bouvines. L’histoire devient mémoire, le passé un instrument de mobilisation des masses. Ainsi la victoire de 1214 n’est plus seulement l’affaire de quelques grands princes du passé ne défendant que leurs intérêts et dont les descendants ont été décapités. C’est l’affaire d’une nation dont la mémoire, inventée dans la défaite, lui cause des crises de paranoïa au contact des autres nations. Autrement dit une affaire évoluant inexorablement vers la guerre. Cette lointaine victoire de la nation contre l’aigle germanique, Félix Dehau entend bien la rappeler en édifiant la nouvelle église. Recevant des financements de plusieurs grandes familles de la noblesse française, il commande ainsi la réalisation de 21 vitraux de huit mètres de haut retraçant chacun un épisode de la bataille de Bouvines. La mise en scène relève du mythe, elle divinise Philippe Auguste et à travers lui la nation « France ».


« Auparavant, le mot Bouvines n’avait cessé de retentir dans les quartiers des chevau-légers, dans les bivouacs de la Grande Armée, emblème d’escadrons, mot de passe chuchoté par des sentinelles, nom de victoire prenant place, de génération en génération, entre Tolbiac et Marignan, au fil d’une longue litanie propitiatoire, exaltante, rassurante, consolante. L’écho de ces fanfares patriotiques n’est pas encore amorti. »

(Georges Duby, Le dimanche de Bouvines)


Le fou, notre acolyte qui se prenait pour ce roi-dieu, s’était assis sur un banc. Il était désemparé et scrutait chaque détail de sa propre victoire illustrée. Il semblait plongé dans d’obscures pensées qu’il entrecoupait parfois par de brusques retours à la réalité — « Non, ce n’est pas vrai ! » s’écriait-il alors. La situation était assez loufoque. Il était bon à enfermer et on ne pouvait rester ici plus longtemps sans prendre le risque de le faire exploser et de le voir tout casser en ce lieu de recueillement. Esteban a donc pris les devants et, de façon très diplomatique, l’a reconduit vers la sortie — décidément quelque chose les confinait tous deux au délire. Je les ai suivis et nous sommes retournés à la voiture. Choqué, le mec ne disait rien, mais il collait aux basques d’Esteban. J’ai proposé de marcher un peu, pour trouver la fête. Au fond ce dont on avait besoin c’était juste d’un petit remontant.

S’il n’y avait pas un chat dans les rues du village, c’est simplement parce que les Bouvinois s’étaient rassemblés autour de leur petite mairie. Des animations pour les gosses étaient organisées, de la pêche aux canards au tir à la carabine. De grandes tables avaient été dressées sous des tonnelles, devant la buvette où l’on trouvait à boire et à manger. Un speaker animait les lieux — « On va reprendre Tout Bouvines Danse, pour la dernière danse. Et juste après le lâcher de ballons ! On va demander à tous les enfants de venir chercher un ballon ! » —, et une tombola était prévue — ticket à un euro, lots comprenant un aspirateur, un nettoyeur à vapeur, un rasoir électrique et des verres. En somme c’était une fête de village dans ce que ce concept contient de plus banal. Je me suis rapidement débrouillé pour nous trouver de la bière, mais notre auguste partenaire n’en a pas voulu. Il se murait dans un silence profond et semblait se cacher derrière Esteban. Las, j’ai décidé de les laisser et de me reprendre en main.

Comme il ne m’avait pas fallu plus de deux gorgées pour descendre mon verre, je suis retourné à la buvette. À proximité un type montrait à sa femme le verre de whisky qu’on lui avait servi. Une sacrée dose, faut l’avouer. J’avais envie du même. Seulement le bénévole qui a pris ma commande ne l’entendait pas de cette oreille. Mon whisky était on ne peut plus mesquin même si, à l’évidence, la première lapée m’a brûlé la gorge et a eu le mérite de me rappeler le but de mon expédition ; à savoir boucler un foutu reportage. J’avais assez perdu de temps avec Esteban et son copain taré. Ma première impression avait été la bonne : il n’y avait rien à en tirer. Cependant la visite de l’église me laissait songeur. L’usage qu’on avait fait de la bataille de Bouvines à la fin du XIXe siècle montrait que l’histoire, tout comme la géographie et pour emprunter la formule à un ex-pamphlétaire, « ça sert d’abord à faire la guerre »[2].

 


« Dieu. Celui des holocaustes et des défilés militaires. Le dieu de l’ordre rétabli. Ce grand cheval blême qui planait sur le champ des morts, un soir, à Brunete, avait autrefois plané sur Bouvines. Il plane aussi sur Guernica, sur Auschwitz, sur Hiroshima, sur Hanoï et sur tous les hôpitaux après toutes les émeutes. Ce dieu-là non plus n’est pas près de mourir. Il reconnaît toujours les siens. »

(Georges Duby, Le dimanche de Bouvines)


Et aujourd’hui, au XXIe siècle, en ces temps de « paix européenne », quel usage pouvait-on bien faire de Bouvines ? Les figures d’Otton, l’Allemand menaçant, et de Philippe, le Français rassurant, sont parfaitement désuètes ; de quoi la bataille était-elle l’histoire à présent ? Il fallait en savoir plus et c’est pour cette raison que, tout en reprenant une bouteille de 25 cl de Leffe à la buvette, j’ai demandé à une bénévole si je pouvais nourrir l’espoir de rencontrer le maire du village. « Ah bah oui ! Je l’ai vu tout à l’heure… tenez, c’est lui là-bas. » Ainsi est-ce de cette façon que je suis allé serrer la main à Alain Bernard, dont le mandat avait commencé en 2007. Je lui ai proposé une rapide conversation dans le cadre de mon reportage, et il m’a permis de pénétrer dans son bureau avec ma bière. Jour de fête.

Je n’ai malheureusement rien enregistré de cet entretien, je devais déjà plonger dans une certaine ivresse. Quelques notes, écrites grossièrement sur mon carnet, attestent tout de même de ma présence d’esprit à ce moment, bien que ma mémoire directe soit insignifiante. Ce qu’il fallait comprendre c’est que le souvenir de Bouvines n’en avait pas fini d’être exalté. La compétition entre les nations qui avait provoqué la résurgence de la victoire de 1214 peu de temps avant les grands massacres du XXe siècle, s’était transformée en une concurrence effrénée que se livraient les territoires entre eux. Et M. Bernard le sait bien étant donné qu’il siège à la communauté urbaine en tant que premier vice-président en charge des contrats de territoire. Valorisation, attractivité, rayonnement, des maîtres-mots qui s’appliquent à toutes les échelles. Et de la région métropolitaine au petit bled de 750 habitants, tout récalcitrant est voué à disparaître. Pour survivre, il faut un faire-valoir, et il faut se faire voir. Que l’on parle de nous, pourquoi pas à l’autre bout de la planète. Dans ce contexte, le huitième centenaire de la bataille sera commémoré en grandes pompes dans deux ans. Tout est déjà prévu. Le Tour de France, sa caravane et ses caméras passeront par là. Un son et lumière sera organisé au Stadium Nord. Un timbre commémoratif sera émis. Et M. Bernard invitera Francis Hollande. Comme en 1914. Comme pour le septième centenaire, quand Félix Dehau avait organisé un grand défilé et accueilli le président Raymond Poincaré. C’était le dimanche 28 juin 1914. Ce même jour, l’héritier de l’empire austro-hongrois était assassiné à Sarajevo.

 


« Les Allemands, les Français et les Britanniques qui partirent en masse pour le front n’étaient ni des guerriers ni des aventuriers, mais des civils et des citoyens. À lui seul, ce fait démontre que des gouvernements opérant dans des sociétés démocratiques ne peuvent se passer du patriotisme : c’est parce qu’elles étaient convaincues que la cause de l’État se confondait avec la leur qu’en 1914 les masses se mobilisèrent avec tant de ferveur. Trois ans de massacres sans précédent et la Révolution russe devaient leur montrer qu’elles s’étaient trompées. »

(Éric J. Hobsbawn, L’ère des empires)


Notre entretien n’a pas duré longtemps et je suis sorti rassuré, convaincu que, quoi qu’il se passe maintenant, j’aurais de toute façon le matos pour faire un papier. J’avais rondement mené l’affaire, faut bien le dire. Certes j’avais égaré mon photographe, mais globalement les règles du journalisme avaient été respectées. C’est au stand de tir à la carabine que j’ai retrouvé Esteban. Avec son acolyte, toujours. Il lui apprenait les rudiments de l’arme à feu. Je les observais un moment, tout en laissant quelques réflexions m’envahir. Autour, des gamins jouaient au pistolet à eau, se poursuivaient frénétiquement. « Tu t’approches pas, ou je te butte ! » a crié un bambin. « Je suis de l’armée israélienne ! » Comment ces gosses pouvaient-ils avoir de telles références ? Esteban, quant à lui, vitupérait, il n’arrivait pas à tirer dans le mille : « C’est qu’un bout de carton », se justifiait-il, « moi je vise juste quand c’est un fasciste ! » La haine n’avait visiblement pas disparu de notre planète, les humains étaient toujours prêts à se battre. Je songeais. Ces derniers jours n’avaient pas été de tout repos. Je m’étais bourré la gueule comme un sagouin une paire de fois, j’avais peu dormi, je m’étais fait casser la gueule rue Masséna, etc., et un sentiment de violence aiguë me serrait la poitrine. Au fond Bouvines n’était pas si étrange. Notre champ de bataille, à nous, c’était la ville. Et on s’y battait comme on pouvait. Seul le fou demeurait paisible, il prenait le fusil simplement, comme lui avait montré Esteban, et se contentait de tirer sans gesticuler. Qu’importe que ce mec soit dingue, il n’avait de toute manière pas sa place ici. Les fous sont mal reçus dans les villages, alors qu’ils se pavanent en ville en toute liberté. De la même façon, son discours archaïque n’avait plus de sens puisque rien n’avait été sauvegardé du passé. Aucune trace. Bouvines ? Nous n’avions vu qu’une invention.

En réalité il existait encore un élément provenant directement du 27 juillet 1214. De l’eau, précisément, une petite source où Philippe Auguste s’était désaltéré avant la bataille. Même si elle avait été aménagée depuis, tout concordait, c’était là que le roi de France avait bu. Et c’était donc le seul endroit où mon reportage pouvait se terminer. La dernière chose qu’il me restait à voir. Esteban a accepté de m’accompagner, le fou ne bronchait toujours pas. Nous avons quitté la fête et cherché pendant vingt minutes le fameux point d’eau. Au bout d’un moment, alors que nous nous apprêtions à refaire le même chemin pour la troisième fois, le fou est tout à coup sorti de son silence : « C’est ici ! » Il s’est précipité vers l’endroit qu’il nous avait indiqué, et nous l’avons rejoint au pas de course. Il fallait pénétrer dans un caveau, à l’intérieur duquel les rayons de soleil concevaient un jeu habile d’ombres et de lumières. Notre dingue était à genoux et récitait cet étrange discours : « Nous sommes chrétiens et usons de la coutume de sainte Église, et bien que nous soyons pécheurs comme autres hommes, toutefois nous nous soumettons à Dieu et à sainte Église. Nous la gardons et défendons selon notre pouvoir, c’est pourquoi nous devons nous fier hardiment à la miséricorde de Notre Seigneur, qui nous donnera de surmonter nos ennemis et de vaincre. »  Finalement, je commençais à avoir envie de vomir. •

 


Addendum :

Le témoignage le plus direct de la bataille de Bouvines nous vient de Guillaume le Breton, un chroniqueur très proche de Philippe Auguste, qui était à ses côtés, le sang coulant à ses pieds, le dimanche 27 juillet 1214. En quelque sorte, on peut dire que Guillaume, ce jour-là, a fait ce que n’importe quel journaliste digne de ce nom aurait exécuté sans sourciller : rapporter les faits et lécher le cul à son patron. Faut dire qu’il avait un bon sujet, de quoi écrire un papier mémorable. Et, selon toute apparence, il savait quelles en seraient les conséquences. 800 ans plus tard, votre serviteur s’est cassé les dents sur Bouvines. Moins à l’aise que Guillaume, éloigné de toute action, peut-être plus défoncé, il n’avait rien à raconter — « Guillaume a tout dit ! » déclarait-il souvent au moment de la rédaction de ce texte. Ceci dit, « gratter le papier » même si tout a déjà été dit, c’est un principe fondamental du métier de journaliste ; et il le savait pertinemment. Toutes vanités confondues.

5 novembre 2012


[1] Le dimanche de Bouvines est sorti en 1973. C’était le cinquième opus d’une collection de Gallimard consacrée aux « Trente journées qui ont fait la France » ; le « retour de l’évènement » était alors en vogue. Notez que dans une chronique du livre de Duby parue dans les Annales en 1974, on peut lire : « Il est presque trop tard pour parler de ce livre. Dès sa parution, il a été accueilli avec une telle faveur et dans le petit monde des clercs et par un plus large public, qu’en faire un éloge supplémentaire est assurément bien inutile. »

[2] Yves Lacoste, La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre, Paris, Maspero, 1976. Dans la préface de la nouvelle édition de cet ouvrage (La Découverte, 2012), l’auteur explique que la formule « la géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre » « fut un très bon titre (je n’ose pas encore dire un très grand titre) dont je suis très fier, puisque aujourd’hui encore il continue d’être évoqué (et même pastiché). »