- Catégorie : Fonds Bertoni pour le Cinéma
- Écrit par Samuele S. ("Huntingtown") Bertoni
L'alarme à l'œil (les poètes à l'assaut de la guerre)
Article posthume publié initialement dans Le Père projo n°2 (été 2013)
Le climat s'étant résumé partout à l'hiver, depuis octobre dernier, pas étonnant que les fictions aient explosé aussi vite qu'un boom des naissances. Prévisible humanité...
• Pour démarrer notre balade à travers les PAF de France et d'ailleurs, quoi de plus bucolique que de consulter notre Père Provo, GPS des Temps Modernes et Poétiques, histoire de passer au crible nos écrans ? Voir, s'ils ont gardé de notre adolescence ce je-ne-sais-quoi, des parties à trois... flingues, de Woo et Tarantino : si tu shootes lui, je te shoote toi avant qu'il ne me shoote, lui. Internet-télé-ciné : allégorie d'une époque dont la violence a bouclé la boucle des rapports sociaux, élargissant le spectre médiatique, mais n'a pas fini de nous sortir par les yeux. Nous crapahuterons donc cette rando, disons, jusqu'à ce que marre s'en suive, le long, par exemple, des rives escarpées d'un Occident s'érodant sans cesse, à se mater le nombril. Nous verrons bien, si les côtes de cette Pangée de la fiction nous mènent quelque part. Là, par exemple, où se racontent de ces histoires, magiques comme une lanterne, de celles à dormir debout.
Para bellum
Pendant que notre chère Hannah Arendt prend le café avec ce nazillon d'Heidegger pour nommer, en allemand, la banalité du mal, une autre jeune femme allemande semble dire toute la réalité du moment avec une précision, hélas, encore plus effrayante. C'est la skinhead girl de Kriegerin (Guerrière). Elle ne condamnera pas quelqu'un à mort par contumace, mais elle tuera quelqu'un. Pas un dignitaire nazi, ni un jeune antifa, mais un jeune réfugié afghan. Elle n'a pas d'autre rôle, cette jeune femme, que l'anonymat, justement, de cette même banalité. Eichmann a gagné, Arendt a perdu. On n'est pas dans la merde. Quand la politique devient la guerre, comment se raser le crâne, prendre les armes ? Autrement dit, comment ressort-on d'un film avec l'envie de tuer (par exemple) des fascistes ? À cette question, ce sont peut-être les Italiens, qui nous donnent des indications. A.C.A.B. était un film merdique. C'est-à-dire suffisamment ambigu pour demeurer aussi conforme que tous les films de ces dix dernières années sur les « années de plomb ». Die Baader Bande, Romanzo criminale, Mesrine, etc., ont tous un mérite : la prouesse de renvoyer les balles au centre, entre terreur d’État et Révolution. Là encore, c'est la terreur qui gagne. Mais A.C.A.B. avait au moins un autre mérite : dépeindre assez exhaustivement ce que les flics fascistes italiens ont sous le nez : pêle-mêle, légalisation du squat facho Casapound ; massacre de la Diaz et meurtre d'un anarchiste, à Gênes en 2001 ; Etat et municipalité romaine post-fascistes ; hooligans, black blocks, de gauche à droite, et retour : un seul mot d'ordre convergent, All cops are bastards. Avec Diaz (Don't clean up this blood), le clou est enfoncé, profond. Le titre est le nom de l’École où fut organisé puis perpétré un assaut dont la violence n'a d'égale que les efforts de la clique Berlusconi pour étouffer son caractère intrinsèquement fasciste. Le sous-titre, lui, vient d'un avertissement d'un militant, découvrant l'école après le « passage » de la police nationale, pour que les gens puissent voir. Et l’œil, en effet, crie : V pour Vendetta.
US go home !
Sous surveillance revient assez tendrement, sur ces années, « de plomb » itou. Redford est plutôt un des gauchos d'Hollywood (Trois jours du Condor...). Dans ce retour de l'épopée du Weatherman, ex-groupe activiste anti-guerre et pro-Noirs, il pose la question, indélicate, de l'après. Comment survivre, comment ne pas trahir. Le moins qu'on puisse dire, c'est que Redford ne s'encombre pas trop de doutes, il ne tranche pas : balancer les copains au FBI : oui, renier sa cause : non, se rendre : parfois. Bien que la scène de Sarandon expliquant qu'elle ne se reniera pas est assez touchante, on les trouve surtout bien bourgeois, nos ex-révolutionnaires. Au moins, les martiaux Code Name Geronimo, du nom de l'opération d'assassinat de Ben Laden, et autres Zero dark Thirty continuent à buter allègrement au nom de la démocratie, ne s'enquiquinant pas de morale. Il paraît que le ridicule Argo a été chouchou d'Obama. Ça en dit plus long, hélas, sur l'adoubement d'Hollywood par des gouvernements définitivement bellicistes, que sur le talent poétique de cette huître de Ben Affleck, dont on aura juste compris qu'il a choisi son camp, le même que le Munich de Spielberg, le même que, jadis, le raciste Midnight express, de Parker.
Films, feuilletons, séries
La guerre, elle vous parle, tous les soirs à 20h. Il n’empêche, ça apporte encore de bonnes surprises. Les séries, par exemple. Elles ont fini de prendre leur revanche : écrire de nos jours que les séries contre-attaquent est donc devenu plus qu'éculé. On a déjà lu tout ça, souvent, d'ailleurs, sous les oripeaux les plus fallacieusement « rebelles ». Lorsque naissait la chaîne HBO (célèbre pour ses bonnes séries, comme The Wire), on apprenait qu'elle venait directement des grèves de scénaristes, ayant fui Hollywood pour la téloche. On se souvient par exemple avec tendresse d'un Martin Winckler qui trouvait encore, candide, un Dr. House débutant sympatoche. Mais on est un siècle de reformatages bourgeois plus loin (Desperate épouses, House, LA Star Ac'...). Alors aujourd'hui qu'Internet a emmêlé tout ça, y a joint ses hybrides (les web-séries), comment s'y retrouver ? À la pioche, sans doute. Pour ce faire, ce ne sont plus les dossiers de presse qui manquent. Des blogs de critiques, comme l'imposant critikat.com, l'exigeant citylightscinema.wordpress.com, voire les farfelus 43000 stéradians (sur lille43000.com), jusqu'aux moindres commentaires du figaro.fr ou d'usagers de l'Internet Movie Data Base (imdb.com, l'Allociné anglophone et leur « user's review ») : « du » commentaire partout. Recensions, notules, notes de lectures, critiques, avis, blogs, sites... sans oublier les Sorj Chalandon de partout, pour qui le papier du Canard Enchaîné reste, un peu comme un Pariscope, un véhicule efficace. Alors, dans cet océan, quand un copain vous dit de mater The Wire, c'est une île. Mais 2007, c'est loin. Les copains aussi. La question actuelle, c'est où accoster, maintenant ?
Dans ce foutoir d'époque, complot-autiste jusqu'à la lie, on pourra quand même dire pas mal de bien d'un truc comme Homeland. Le concept (sécurité intérieure + patrie) est assez célèbre, depuis le Patriot Act, pour qu'on voie arriver une artillerie pareille avec une méfiance (oserais-je dire) limite « altermondialiste ». Mais au lieu de nous balancer une grosse soupe bien propagandiste comme tout le monde en a le secret, nos Ricains nous montrent qu'ils ont un peu lu, depuis le 11 septembre. Ils prennent (enfin) les dimensions sociales, religieuses, par exemple, de leurs « politiques » extérieures comme intérieures, comme autre chose que juste une cible. Étonnant, nan ? Cette série étant l'adaptation d'une aînée israélienne, ça rend curieux, du boulot du scénariste Gideon Raff. Si vous voulez vous taper un truc en hébreux, pendant votre kebab, je vous conseille donc Hatufim (les otages), plus poétique et pas juste, bêtement, « sioniste ». La saison 2 est enfin téléchargeable, sous-titres en espagnol ou anglais. Peut-être, justement, que s'ils n'étaient pas occupés à subir la guerre, les Palestiniens aussi, feraient de bonnes séries. Peut-être que si le monde en paix était moins lâche, on aurait, en attendant, de bons fichiers de sous-titres. En arabe.
The Twilight Zone 2.0
Un poil plus loin, de La guerre, mais toujours bien violemment, les Zanglays ont des nouvelles à nous conter, depuis Tottenham. Deux ovnis ont récemment enthousiasmé à peu près tout le monde, quand on les a pris pour ce qu'ils racontaient, c'est-à-dire des histoires. La mini-série Black Mirror est ainsi le premier témoignage de masse de cette ère, gavée aux « nouvelles technologies ». Le concepteur, Charlie Brooker, dit s'inspirer directement de Rod Serling et sa Twilight Zone, la « 4ème dimension », diffusée aux USA entre 1959 et 1964. C'est réussi, pour l'héritage antimilitariste comme pour l'audace narrative. La différence est que ces épisodes, indépendants, ne sont qu'au nombre de trois, par saison. Un format court comme un clip ou un logo, pour une société qui croule sous les signaux des bavards en tout genre. Brooker explique qu'il a fini par se poser des questions à force de dire des trucs à son i-phone, l'appli' Siri, qui lui répond « yessir », « inironiquement » : « Je peux maintenant m'attendre à parler avec des écrans tout le reste de ma vie », effectivement loin, de toute ironie. Mais deux saisons plus loin, dans cette zone obscure, entre science-fiction et alarmisme, on comprend mieux le gars de la première « parabole tordue de l'ère Twitter » : (de mémoire) « Black Mirror est un miroir tendu à une société qui peut flancher dans 10 minutes si on ne fait pas gaffe... or, on n'est pas une société connue pour faire très gaffe ». De Pékin, on confirme : « apocalypse du monde moderne, désespérante mais profonde ». Énorme succès.
Sex and violence
Le second ovni, qui a déchaîné l'enthousiasme, des foules assoiffées de mythologies de gare, c'est Utopia. Encore une mini-série. Encore la téloche. Et qu'est-ce que c'est bon. On s'est jamais refusé, à lire Céline ou Pennac sous prétexte que ce serait « peu écrit ». On va donc pas se priver de succulentes fictions sous prétexte que la TV fait principalement de la merde. Utopia n'est pas exactement un scoop, dans son propos : complot, tueurs, héros, rythme de maboul. Par contre, de la richesse de ses persos jusqu'à la photo et la musique, résolument modernes, ce british conspiracy thriller est un bijou. Bien qu'en parler revienne presque à tuer le plaisir de le donner à regarder, il faut le voir, le faire voir (must-see, comme on dit). Le plus délicieux, c'est que nos héros (une sorte de Lara Croft un peu vieillie, une étudiante un peu chiante, une collégienne argotante, un lascar junk-food-iste, un ingénieur affable, un Rebeu pas si barge) sont d'une complémentarité assez contemporaine. Races, âges, classes, genres, l'essentiel des personnages y est équilibré sur le fil du rasoir, et le dosage, ma foi, rend accro. Sept épisodes (à ce jour), 44 plaintes. Motif : la violence, encore elle... Encore ! répondent, en chœur, les enfants, les amants.
Thanatos Eros
Pour le repos du guerrier, il y a la femme (air connu). Mais pour le repos du regardeur de fictions, alias le spectateur ? Et, question intrinsèquement connexe : si c'est une guerrière (Kriegerin), ou une spectatrice ? Si la liste décrite ci-dessus vous paraît sèche, en un mot : masculiniste hétéronormée, on ne saurait trop conseiller pour se détendre de... commencer par les Belges. Ni à vendre ni à louer, niveau vacances, n'est pas vraiment aussi belge que Dikkenek, mais il s'empare bien, de sa finesse de friture. Ces deux squatteuses lesbiennes se partageant une 8.6° plantée de deux pailles, les yeux dans les yeux... si c'est pas poétique. Pas si loin, La tête la première est un très bel essai, aussi, sur l'amour comme il va, et, parfois, vient. Rampling et Rochefort, enfin vieux, sont bien les seuls, en revanche, à recoucher ensemble des années après, dans cet énième fantasme de De Caunes, périmé et désolant, Désaccord parfait. La question des « retrouvailles », si épineuse, est traitée bien plus drôlement dans un truc aussi idiot que 51st State, bien plus sérieusement dans l'intelligent Paradis perdu. Pas si loin, des z'amours, Damsels in distress, lui, pose la question, plutôt à la mode, des films de bandes de filles. Elles étaient cinq, de Ghyslaine Côté, Foxfire, de Cantet, 17 filles, de Muriel Coulin, ou, bien plus près de nous, le très intime et très beau documentaire Noire ici, blanche là-bas de Diane Degles... tous ces films tentent de dire que ce monde, de mecs, n'en est que la moitié. Damsels, timidement, s'approche d'un campus américain sur les pas de louve de personnages certes tendres, mais à la détermination sans égale. Pourtant, ni dans le féminisme radical, par exemple d'une Despentes nostalgique de ses années punx'n skins des Bérus (Bye Bye Blondie), ni comme suppôt du patriarcat (l'atterrant Dujardin dans le très con Les infidèles), Damsels in distress interroge l'époque, peu lucide de ses limites. « Girly » ? En apparence. Car au-dedans, comme ces jeunes femmes, il est juste... politique.
Alors ? Halte à la violence ? Ou : cette violence, humaine trop humaine, par quel canal va-t-on pouvoir la canaliser ? Les British ont préféré le canal 4 (Channel 4). Nous ? Une amie réalisatrice me demandait ce qui nous rendait si pervers, quant au goût, sûrement morbide, pour les fictions violentes. Elle s'était pris les premiers épisodes de Black Mirror un peu comme une baigne. Un peu comme moi, sauf que je l'avais déjà vu. Et sauf que moi, je ne suis pas documentariste. Mais toute la question se trouve là : si la violence, du monde, se dit partout, en documentaire, elle se vit « en live ». En fiction, on dirait qu'on s'y prépare, plutôt. Peut-être que le documentaire tire à images réelles, et que la fiction tire à blanc. Comme pour un tirage photo, plus qu'un tir d'obus. Peut-être que je me trompe, qu'on ne peut pas trouver que notre époque s'est surarmée, jusqu'au stylo entre les dents, jusqu'aux noirs écrans, entre les deux yeux... Pour trancher, on va demander à Orwell, de nous dessiner un mouton. •