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Des parents

Mad et Mar ne savent pas vivre l'une sans l'autre, mais se voient peu. Leur gémellité prend forme dans un cahier qui vous sera livré ici, au fur et à mesure. Un dialogue entre Mar, éducatrice de rue, qui traîne ses baskets à l'ombre des barres de béton, écrasée de soleil. Et Mad, noctambule taciturne, qui passe ses nuits à la lumière des lunes, à observer la faune nocturne, en espérant un matin, peut-être, vraiment rencontrer quelqu'un.


• Mad.

Je suis revenue, ça faisait bien longtemps. J'avais juste oublié ce putain de mistral qui te balaye. Des rafales à 100, de quoi réveiller la langueur méridionale. J'aime pas le mistral, ça cogne la tête. Juste bon à chasser les eaux réchauffées par l'été brûlant. Tu la sens plus cette odeur quand tu y es, mais quand tu reviens, elle te saute à la gorge.

J'ai retrouvé tout de suite mes repères, ça ne t'étonnera pas. Les yeux fermés, les poumons ouverts, j'ai ressenti la ville. J'ai pris le bus, qui m'a laissée à la gare. Et en arrivant, il y avait ces petits de 10, 11 ans, morts de rire, à dévaler la pente debout sur des bouts de carton. J'ai bien aimé ce passage de la journée. Mais pour le reste, j'ai vite compris. Si moi je n'ai pas oublié, la ville, elle, continue de m'ignorer. Je me suis sentie seule, je me demandais où tu étais. J'essayais de te visualiser, de nous cartographier dans la ville. J'ai fini par arriver et je crois que j'espérais que rien n'aurait changé. Tu as mis un tapis, rouge. Un peu de chaleur dans cette fournaise, j'ai trouvé ça réconfortant. Mais tu n'es pas là, misérable. Sûrement partie bosser. Combien de miettes as-tu récolté pendant mon absence ? Tu gouttes, tu dégoulines ton énergie, tu la dilues. Rejoins-moi ce soir ou cette nuit, j'ai envie de te voir.

Mar.

Il est 18h, je viens de rentrer et tu es déjà partie, ou bien t'es pas rentrée, va savoir.

Misérable. Exactement. Tu sais, je ne l'ai toujours pas fini ce livre. Les Misérables. Quarante pages il me reste, ça fait deux ans. Mais, impossible, je n'arrive juste pas à les enfermer. « Tristes créatures, sans nom, sans âge, sans sexe, auxquelles ni le bien ni le mal ne sont plus possibles, et qui n’ont plus rien dans ce monde, ni la liberté, ni la vertu, ni la responsabilité », disait Hugo...

Et moi, aujourd’hui, j'ai fait connaissance avec le nouveau quartier où je vais travailler.

Des adolescents, suivis, pour beaucoup, depuis leur plus jeune âge par les institutions. Ils ont raconté tant de fois leurs histoires, se sont attachés, détachés, fâchés avec toutes ces personnes qu'on appelle les travailleurs sociaux. Et on remet ça, encore et encore, jusqu'à l'usure, mais aussi l'abandon. Réalité qui fait qu'à 18 ou 21 ans, ils nous voient disparaître pour de bon. Quand tu es dedans, tu la sens vraiment cette sensation qu'on fait toujours tout à l'envers.

Autour d'un café, j'ai rencontré mes nouveaux collègues de rue, et puis les jeunes sont arrivés. Il faudra du temps pour se comprendre. Mais à la fin de la journée, J. m'a dit :

« Mon père, il est malade. Il a le diabète, on lui a amputé des orteils, t’as vu. Il boit de la bière et il me frappe et me dit que je suis un gros sac. Il menace aussi ma mère, mais tout ça assis ! Jamais tu le vois se lever de son fauteuil. La seule fois que je l'ai vu se lever, tarpin vénère, il a pris la télé et il l'a jetée du 8ème. Vrai. Personne n'est mort, et lui est toujours là, dans son fauteuil. Des fois je crois qu'il est mort, mais non juste il dort. C'est quoi déjà ? Le docteur a dit... l'apnée du sommeil. »

Mad.

Je t'assure, cette ville c'est vraiment n'importe quoi. Pourquoi t'en profites jamais ? On est allés voir une « performance artistique », ou plutôt, la performance est venue nous voir. On éclusait les 15 cl d'heineken tranquilles, bien calés, et on fumait des tonnes de clopes. On se marrait, c'était sympa, et ça a commencé avec un gars en vélo customisé heineken qui débarque. Bon, ça passe. Puis deux autres personnes arrivent. Un homme et une femme qui transportent un grand écran transparent en plexy. L'air affairés, sérieux, silencieux, ils nous observent. Puis, ils passent entre les grandes tables, s'arrêtent et observent les scènes à travers leur écran. Un troupeau hétéroclite de trente personnes les suit. À la fin, les deux performers se font écraser par l'écran, mais très lentement, ça dure une plombe. Et tout le monde est plombé justement, silences pesants et cervicales tordues. Il est temps d'aller ailleurs. On décolle un peu paf après ça. Mais la fête bat son plein pas beaucoup plus loin. Quelques goulées de plus, et on s'enfonce dans le dédale des pastis au milieu des autres. Je sais qu'à un moment il y avait ce couple attablé avec nous. En fait, ils n'étaient plus ensemble. Ils ont déroulé leurs deux années d'amour en une heure de temps.

Lui : « Elle t'a dit comment on s'est rencontrés ? »

Moi : « Sur un marché. Elle m’a dit que tu étais la seule personne qu'elle avait à ce moment là. Qu’elle ne connaissait que toi, et que tu étais son seul lien avec la horde de gens qui peuplent cette ville. »

Lui : « Tu veux dire qu’humainement j'étais le seul ? »

Et ça m’a claqué au visage. Les misérables. Mais on ne m'a jamais tendu la main ici, alors j'ai gardé la mienne dans ma poche. Et j’ai dessoûlé direct. J’ai pensé ; j'ai pas envie de me voir comme ça dans tes yeux. Mais tu me connais. Au bout d’un moment c’était reparti. Ne jamais rester très longtemps au même endroit. Marcher, rouler, suivre le mouvement, et prendre la tangente sans dire un mot, jusqu'en Alabama.

 

Mar.

Ces trois jours passés avec toi m’ont fait du bien. On se quitte toujours pour mieux se retrouver. J'ai retrouvé les jeunes au petit déjeuner. Tu sors le café, le journal, les coco pops et c’est reparti. Radio galère, vannes. On ne sera jamais plus intelligents qu’à nos 19 ans. J'avais entendu ça dans un film sur des bacheliers coréens, va savoir si c’est vrai. Aujourd’hui je suis partie accompagner R. qui pourrait intégrer un foyer de jeunes travailleurs, s’il décroche son apprentissage. Dans la bagnole, il préfère me raconter pourquoi il est rentré en prison. Des histoires comme celles-là, tu peines à y croire, et pourtant tout est vrai. À 16 ans, tu montes acheter sept kg de shit dans une voiture volée avec tes collègues. Sur le retour, tu te fais poursuivre par cinq bagnoles de la BAC, l'autoroute à 180km/h, en balançant au passage tout ce que tu trouves pour les empêcher de te coincer. Tu finis par sortir de l'autoroute en défonçant la barrière de péage. Ta course s'achève sur un rond-point, à te faire arracher la gueule par des gros bras, bien remontés de s'être fait balader quarante cinq minutes par un môme de 16 ans. Je le laisse dérouler, fier de lui.

On arrive pour l'entretien. On lui explique ce qu'est un foyer jeunes travailleurs, l’opportunité financière, passer de l'accompagnement à l'autonomie. S'émanciper, et tous ces beaux mots pavés de bonnes intentions. Mais il faut un projet solide, des garanties. Il baisse la tête, et je comprends qu'il y a plus urgent pour lui à régler. Il passe l'entretien comme il sait faire, avec charme et dérision, mais sans aucune envie. On part comme on était venus.

Moi : « Qu'est-ce que tu en dis? On fait le dossier ? »

Lui : « Je veux rentrer chez ma mère. »

Moi : « Je ne pense pas que la juge sera d'accord avec ça. » (Ni ta mère d'ailleurs, mais ça elle n'arrive pas à te le dire.)

Lui : « Ça fait huit ans ! Les familles d'accueil, les lieux de vie, à moitié là, pas là. Après j'aurai un boulot, j'aurai mon appart, une gadji. C'est maintenant que je veux vivre avec ma mère, je veux qu'elle s'occupe de moi. »

Mad.

C'est souvent comme ça ici. Soit il n'y a rien à faire, soit c'est trop, et tu ne choisis vraiment rien. J'ai rien compris, du coup. Pas grave, on s'est marrés. 7h40, la nuit est finie, j'attends le bus. Je dois lui courir après, le chauffeur ne m'avait pas vue. Il n'y a personne dedans. Je me cale au fond. Il m'appelle.

Lui : « Vous allez au travail ? »

Moi : « Oui (non je sors de soirée là, je suis démontée.) »

Lui : « Vous faites quoi pour travailler un dimanche ? »

Je m’approche, j'entends mal, et je décide de jouer à être Mar.

Moi : « Je suis éducatrice. »

Lui : « Ah oui ! »

Et il me raconte des bribes de vies. Une amie à lui était éducatrice elle aussi, en foyer de l'enfance. Usée par les années, elle est partie, reconversion. Sa cousine, elle, n'arrive pas à s'occuper de ses garçons, un mari proxénète qui finit en prison et la garde qui lui est retirée. Lui et sa femme veulent récupérer les petits, mais le père n'est pas déchu de son autorité parentale et il s'y oppose. La justice ferme ses oreilles et les laisse en foyer. Des années que ça dure. De temps en temps, ils arrivent à gratter un week-end et les prendre, des miettes d'amour. Pour mieux constater les dégâts. Il leur a trouvé des stages à chacun, ça tient mais tout juste. Bientôt ils seront autonomes comme tu dis. Autos, nomos. La loi appliquée à soi.

Ça fait bizarre d'être dans tes baskets, je crois que je préfère les miennes, même si elles sont sales.

Mar.

Aujourd'hui je suis allée chercher un jeune qui sort de prison. Il est censé retourner chez sa mère mais ça paraît difficilement tenable. La route est longue et ça tombe bien, il en a long à raconter aussi. J'essaye de le sécuriser au maximum, mais ça reste fragile. Son vague à l'âme est énorme. La mort le hante, il n'arrive pas à se projeter dans l'avenir. Deux fois déjà il a failli mourir. À 13 ans, puis à 16 ans. Sauvé in extremis chaque fois. Il me parle de la deuxième, immolé par le feu. Ses vêtements en jean l'ont sauvé, mais le reste a morflé. Il me dit avec un drôle de sourire qu'il ne pourra plus jamais siphonner d'essence. Il craint même l'odeur. On passe devant une famille, attablée autour d'un gâteau d'anniversaire. Trois enfants, les parents. Il cherche mon regard, agité. J'arrête la voiture.

Lui : « Des fois je vois un père qui marche main dans la main avec son fils. Tu vois quand je vois ça, le père qui le tient, ça me dégoûte. Moi j'ai jamais eu ça. Mes parents je les ai jamais connus ensemble. Mon père je l'ai pas vu pendant plus de dix ans. Et ma mère elle s'est jamais occupée de moi, toujours elle a dit à la juge qu'elle y arrivait pas, qu'elle pouvait pas. J'ai été dans les foyers, les ITEP, chez les fous, les familles d'accueil. (Il s'emporte) Moi ce qu'on m'a mis dans la main c'est un flingue ! (Silence). Qui va me rendre mes parents ? Personne ! Moi j'aurai jamais eu ça, jamais, jamais. Tu sais qu'ils sont jamais venus me voir, pas de parloirs, rien ! Je suis seul, y a personne qui pense à moi. »

Brisé, et en me tendant ses mains bandées, il me dit que l'avenir n'existe pas. Adolescent désespéré, adulte à venir. Quand tu mets un enfant au monde, c'est pas que envers l'enfant que tu es responsable. C'est envers le monde. Puis on a repris la route.

Mad.

Je suis allée à la plage, tôt ce matin. Mais on n'entendait pas la mer. Bizarre. Normalement ça te cogne les oreilles, tu sens les embruns, tu sais où tu es. Comme quand on y allait petites, avec les deux vieux. Rappelle-toi, ils étaient là à nous regarder et à nous sourire. La chance qu'on a eue. Quatre yeux qui nous couvaient de bienveillance béate. On pouvait bien faire n'importe quoi, on savait qu'ils étaient là et qu'ils veilleraient sur nous. Certains n'ont pas cette chance.

L'eau était chaude, une piscine. Tout était plat, et pourtant ça bouillonnait à l'intérieur de moi. Un violent vague à l'âme. À souffler, baisser la tête, et se taire. C'était dur après la nuit.

Je suis partie plus loin, j'ai marché le long de la jetée, jusqu'au bout. Je me suis arrêtée sur les marches, face à la mer. Je me suis assise et j'ai roulé une cigarette. Quatre voiliers se disputaient l'immensité devant moi. Et une vieille dame est arrivée. Elle devait bien avoir 70 ans, les yeux délavés par la vieillesse et un grand sourire un peu tremblant. Elle s'est assise et m'a demandé une roulée, je lui ai proposé de lui faire mais elle savait. On a fumé, elle me regardait et je regardais la mer, je tournais les yeux et elle me souriait. Elle ne disait rien mais j'ai entendu mille mots sortir de sa bouche. Puis le bus est arrivé et je suis partie, elle m'a dit merci. Mais moi je n'ai rien fait. Elle attendait quelque chose, j'en suis sûre. Mais je n'ai pas su. Il nous manque quelque chose, mais quoi ?

Mar.

Tu vois, c'est comme tes quatre voiliers. Perdus dans l'immensité, mais au bout, il y a le port. On a tous besoin de s'amarrer. Un père, une mère, deux vieux, peu importe la figure d’attachement, pourvu qu'il y en ait une. La chance qu'on a eue, c'est toi qui l'as dit. •