- Catégorie : Reportages
- Écrit par Elle Hache
Érik avec 1 « k », cadre de proximité
Déjà, Érik, c’est énervant comme prénom. Mais Érik avec un « k » ça en devient irritant. C’est ce que je me dis chaque fois que je l’appelle et chaque fois que j’écris son prénom : Érik.
• Bon il n’y peut rien. Pas plus qu’il n’est responsable d’être tout petit avec des grands pieds, menu mais bedonnant, portant des chemises rayées et colorées à en filer la nausée. Des chemises trop serrées avec juste la petite touffe de poils qui s’en échappe à l’ouverture du col. Les chemises c’est de sa faute. Ou peut-être que c’est sa femme qui les choisit. Probablement alors que c’est elle aussi qui lui a offert la montre énorme qu’il porte au poignet. Une montre qui se voudrait sans doute classe mais qui ajoute au ridicule d'Érik qui n’a vraiment pas besoin de ça.
Érik a un rire tonitruant. Un de ces rires qui foutent les pétoches aux enfants. Un rire d’ogre qui retentit chaque fois qu'Érik dit une blague. Un rire qui s’entend d’autant plus fort qu'Érik est souvent le seul à rire de ses blagues. Érik est le genre de personnes que l’on détesterait s’il ne nous inspirait pas un sentiment profond de pitié : il dérange avec son autorité mal placée et pas crédible, toujours à se faire couper la parole ou reprendre en public. Mais Érik débite tellement de conneries à la minute que la plupart du temps c’est bien lui qui nous dérange et le sentiment désagréable de pitié laisse place à celui plus vigoureux de l’agacement.
Érik est « référent métier ». En théorie cela veut dire que les « intervenantes » (des femmes pour la plupart) qui ont une question ou un problème concernant leur métier peuvent s’adresser à lui. Il est le N+1, selon le mot utilisé en entreprise pour dire qu’il est un cran au-dessus dans la hiérarchie. Ancien intervenant lui-même qui a pris du galon, on l’imagine tellement bien en employé modèle à fayoter en permanence ou à dénoncer les « mauvaises pratiques », comprendre ses collègues. Il est la « hiérarchie fonctionnelle ». Celui qui, pour 100 euros de plus par mois, est détesté de ces anciennes collègues mais ne sera pourtant jamais à sa place parmi les chefs. Son boulot à Érik c’est de surveiller le travail de ses collègues, de daigner accepter leurs demandes de congés et de remettre les pendules à l’heure quand ça ne va pas. C’est aussi celui qui les représente dans les réunions importantes et dit régulièrement « si on procède comme ça, faudra pas s’étonner ensuite de se retrouver avec un problème RH sur le dos, moi je vous le dis ! » Ça veut dire que ses anciennes collègues risquent de ne pas apprécier ce qui se trame et qu’il va s’en prendre plein la gueule parce qu’il est en première ligne. Mais personne ne l’écoute. Alors souvent après ce genre d’incidents il sort une blague bien grasse, bien pourrie et rigole tout seul.
En pratique, Érik son boulot c’est de veiller à ce que ses collègues saisissent leur activité dans le nouveau logiciel acheté par la boîte. Un logiciel tellement inutilisable, même aux dires de la direction, que la décision a été prise d’en changer. Mais tant qu’il n’est pas changé il faut quand même renseigner tout un tas de cases pour dire ce qu’on fait de son temps. Ça en plus de l’agenda Outlook dans lequel on rentre « l’activité réelle ». Une saisie par type de tâches pour les statistiques et une saisie de l’occupation détaillée pour que chacun puisse voir en temps réel ce qu’on fait de son temps. Mais à part ça, on vous dit que vous êtes « autonome dans le travail ». Donc Érik harcèle ses anciennes collègues pour qu’elles passent leur temps à se justifier d’un travail qu’elles n’ont pas le temps de faire, parce qu’elles passent trop de temps à saisir leur activité. On leur dit « il ne faut pas que la saisie prenne plus de 10% du temps de travail ». Putain, 10% ça fait presqu’une heure par jour ! Et ça c’est pour celles qui se démerdent bien avec le logiciel... On leur explique que la saisie de l’activité c’est « le moyen de valoriser leurs actions » car « beaucoup, au sein de l’entreprise, mettent en doute leur efficacité ». Alors Érik traque la moindre pause-café et leur demande de se justifier en permanence. Mais c’est seulement « pour avoir des éléments concrets [i.e. des statistiques] quand il faut défendre leur métier ». En réalité on les suspecte toujours de ne rien branler de leur journée, alors que ce n’est pas vrai et que c’est peut-être justement ça qui est dramatique. En même temps elles n’ont pas le choix, vous l’aurez compris, Érik veille.
Depuis quelques temps, c’est le grand remue-ménage dans l’entreprise. On en parle dans tous les services. Le N+1 d'Érik quitte l’entreprise… Érik a peur pour son boulot. Il a consacré tellement d’énergie à son rôle de petit flic à chemises rayées qu’il est complètement paniqué à l’idée que ça puisse changer. On lui a déjà fait comprendre à demi-mot qu’il allait peut-être devoir « retourner sur le terrain », c’est-à-dire reprendre son ancien boulot. Mais Érik a les pétoches de refaire ce qu’il n’a plus fait depuis tant d’années. Lui qui passe son temps à commander les autres, il va avoir l’air de quoi si il n’y arrive pas ? On laisse entendre que les congés ça ne sera sans doute plus lui et on ne lui dit même pas qui va être le nouveau N+1. Les rumeurs vont bon train : pourvu que ce ne soit pas cette conne qui le déteste ! Il en peut plus Érik, il suinte encore plus dans ses chemises toutes moites et son rire commence carrément à ressembler à celui du méchant dans les films d’horreur. Érik est au bout du rouleau.
La nouvelle a finalement été annoncée, à Érik en même temps qu’à l’ensemble du service. Son nouveau N+1 a été officiellement nommé. Il ne peut pas blairer Érik non plus. Il a expliqué à Érik qu’on allait « recentrer son activité » et que des choses vont changer. Probablement en fait qu’elles ne changeront pas, à part quelques détails à la con qui vont lui pourrir la vie mais qui n’auront aucune incidence réelle sur la marche de l’entreprise et sur son rôle à lui. On risque de le fliquer lui, un peu plus. Et plus on lui mettra la pression, plus il mettra la pression à ses anciennes collègues. Ses satanées anciennes collègues qui ne veulent pas passer leurs journées à saisir leur activité, ni faire une formation pour s’adapter au nouveau logiciel. Elles continueront à se foutre de sa gueule parce que le midi il rentre manger chez ses parents et que tout le monde le sait. Et plus il sera détesté et plus il sera détestable. Et plus il sera pitoyable. •