- Catégorie : Reportages
- Écrit par Jack de L'Error
Lille : le rêve de la mixité sociale prend l’eau
Peut-être avez-vous constaté, chères amies lectrices, chers amis lecteurs, que la nouvelle recrue de l’École Néogonzo de Lille (ENL) – j’ai nommé l’intrépide B2B – s’est plainte récemment du sort que nous lui avons réservé en l’envoyant traîner ses guêtres dans une réunion de concertation foireuse à Lille-Moulins. Eh bien moi, votre fidèle serviteur, malgré une violente migraine, j’ai tenu à montrer à B2B qu’il n’était pas le seul à faire la sale besogne gonzo-journalistique de l’ENL. Hier, prenant mon courage à deux mains – car il en faut assurément –, je me suis rendu à un « exercice de démocratie locale » concernant le projet « Quais de la Basse-Deûle » et la remise en eau du canal du Peuple Belge. J’en suis revenu la tête toujours migraineuse, certes, mais aussi pleine de rêves.
• Le rendez-vous était donné à 18 heures dans le « Grand Carré » de l’Hôtel de Ville. Je ne pouvais me permettre d’arriver en retard, car on sait bien qu’une réunion publique de « démocratie locale », c’est du sérieux. C’est pourtant ce qui est arrivé, sans que ce soit forcément de ma faute, le métro que j’avais emprunté ayant été ralenti à cause de sa surcharge de passagers. Comme d’habitude. C’est donc bien malgré moi que j’ai manqué, hélas, l’allocution de notre bon citoyen Walid Hanna – l’homme qui murmurait à l’oreille des journalistes. Mais passe encore.
Le « Grand Carré » était empli de Lilloises et de Lillois. Peut-être 300, voire 400 personnes. Une majorité de retraités ou pas loin, beaucoup d’honnêtes citoyens et quelques jeunes responsables et propres sur eux. En face de ce rassemblement de gens très biens sous tout rapport, une brochette d’élus heureux de vivre : Pierre de Saintignon, Walid Hanna, Éric Quiquet, Olivier Henno, Marc Bodiot, Marie-Pierre Bresson, Stanislas Dendievel, etc. Tous étaient réunis pour défendre fièrement la remise en eau du canal de la Basse-Deûle, du Peuple Belge à la commune de Saint-André. Un projet pesant au bas mot 46 millions d’euros, et financé pour moitié par la communauté urbaine, les villes de Lille, La Madeleine et Saint-André. Or, aujourd’hui, je peux vous dire que j’en ai rêvé, j’en rêve encore et j’en rêverai demain.
« On peut rêver, effectivement, qu’un soir, qu’un jour, on pourra aller en bateau jusqu’au Pont Neuf » (Marc Bodiot)
Un rêve, que dis-je, un délice
Car il s’agit bien d’un doux rêve. Celui que Marc Bodiot, adjoint au maire et président du conseil de quartier du Vieux-Lille, a expliqué en ces termes : « On peut rêver, effectivement, qu’un soir, qu’un jour, on pourra aller en bateau jusqu’au Pont Neuf ». Je dois avouer qu’à ce moment mon âme s’est éprise d’évasion. M’amenant à songer avec légèreté quand M. Bodiot affirmait que ce « projet d’envergure […] aura un impact à la fois touristique, économique, social ». Pour sûr, c’est aussi ce qu’on pouvait lire dans un supplément à Lille Magazine publié spécialement pour l’occasion, dans lequel un texte signé Éric Quiquet nous apprenait que « l’opération des quais de la Basse-Deûle », cet « engagement fort du programme municipal de Martine Aubry » – mais identique à celui de l’UMP –, permettrait de « recréer une mixité sociale et fonctionnelle ». Pas la peine de chercher à comprendre le sens de cette poésie, on vous demande juste de rêver.
« Je dirais aussi que par rapport au Vieux-Lille cette partie-là, située sur Winston Churchill, qui est plus aujourd’hui, je dirais le cul-de-sac du quartier – c’est pas péjoratif mais c’est plus un constat » (Éric Quiquet)
Et, pour ce faire, M. Quiquet ne manque pas de mots. En plein « exercice de démocratie locale », l’élu Vert s’est enthousiasmé pour un projet « qui n’est même pas à l’échelle de la ville, mais à l’échelle de la métropole », et qui constitue donc « un enjeu métropolitain » de taille. Demandant au machiniste de faire apparaître sur l’écran géant « les slides suivants », M. Quiquet a ensuite indiqué que, par le biais de la « remise en eau du Peuple Belge », il s’agissait aussi d’offrir aux habitants « une formation civique et historique ». De faire « de l’instruction civique et historique » grâce à ce formidable « vecteur pédagogique » que sera le canal. Le reste était délicieux : « Je dirais aussi que par rapport au Vieux-Lille cette partie-là, située sur Winston Churchill, qui est plus aujourd’hui, je dirais le cul-de-sac du quartier – c’est pas péjoratif mais c’est plus un constat –, avec ce projet on n’est plus sur un cul-de-sac mais on est vraiment sur une continuité. C’est ça qui est intéressant, et je pense que c’est vraiment un projet qui amène de la qualité urbaine à cette partie du Vieux-Lille qui en est un peu dépourvue, il faut bien le dire. »
J’ouvre juste un petit aparté ici, chers lecteurs et lectrices, pour vous signifier que ce secteur – Winston Churchill, donc – avait connu la révolte de plusieurs jeunes après la mort d’Hakim Djelassi. Et à cette époque, des habitants de ce secteur – membres du collectif monté pour réclamer « vérité et justice » sur la mort d’Hakim – confiaient au journal La Brique que les élus « viennent ponctuellement [dans le quartier], la veille des élections, ou quand il y a le feu aux poudres ». « Ici les élus sont complètement à la masse, sur la réalité sociale, économique, culturelle même ! » Vous pensez donc que lorsqu’un élu, aussi vert soit-il, parle de ce secteur comme d’un « cul-de-sac », nos rêves les plus fous prennent irrésistiblement de la hauteur. Et on imagine ainsi, avec volupté, les jeunes de ce « cul-de-sac » s’abreuvoir d’« instruction civique et historique »…
Éric Quiquet, qui avait pourtant promis de ne pas pousser plus loin son intervention, n’a pas pu s’empêcher d’approfondir le rêve : « Vous imaginez bien, je dirais, surtout le gain en matière de qualité de l’espace public, de qualité urbaine, d’attractivité touristique ». Bien sûr, M. Quiquet n’en doutait pas : comme lui, ce soir, tous les gens présents « imaginaient bien » que « la navigation, c’est extrêmement important »… Moi-même j’essayais d’imaginer, rêver de mon futur bateau. Je pensais qu’un soir, un jour, je pourrais m’offrir le luxe d’amarrer mon embarcation, même modeste, en plein Peuple Belge. Je me voyais déjà, moi le flibustier et mon gonzo-équipage, consacrer la réalisation de ce rêve à grand renfort de champagne. Mais la douleur au crâne m’a ramené sur terre. Et, pour la calmer, j’observais Pierre de Saintignon. Au milieu du parterre d’élus, il trônait tel un prince, sage et silencieux. Classe. Costard, cravate, jambes croisées faisant remonter son pantalon au milieu du mollet, le bon citoyen de Saintignon observait le rêve s’instiller dans les esprits. Il se remettait une mèche en place, puis se touchait l’oreille délicatement, pour enfin mettre ses lunettes et tapoter quelques SMS sur son GSM. L’ambiance était définitivement poétique.
« Et si on s’imagine, c’est toujours intéressant de se projeter au-delà des images, un beau dimanche de printemps ensoleillé, on s’imagine déjà avec des familles, des rires d’enfants et des promenades formidables. » (Olivier Henno)
Les interventions suivantes n’ont fait qu’amplifier ma migraine. J’étais d’ailleurs à deux doigts de rentrer chez moi quand le maire de Saint-André, vice-président à la communauté urbaine, Olivier Henno, a tenu à prendre la parole pour parler de son propre rêve. Dans une véritable envolée lyrique : « Monsieur le premier adjoint, mesdames messieurs les adjoints, mesdames messieurs les élus, mesdames messieurs […], c’est un rêve qui se réalise puisque ce projet, on vient de le voir, a une dimension historique, une dimension culturelle et une dimension touristique. Si un jour pour nous… euh… une dimension aussi de reconquête urbaine et de rayonnement de la métropole, puisque si on se projette, un peu, il faut se dire qu’on n’aurait pas pensé ça possible il y a une vingtaine d’années. La sémantique, les mots ont beaucoup d’importance. Auparavant on parlait de « triangle des ferrailleurs » et on parlait de « bras mort » de la Deûle. On parle maintenant de « cœur de Deûle » et de reconquête de la vieille Basse-Deûle. Et si on se projette un peu, on peut se dire qu’il sera possible de se promener […]. Évidemment c’est un formidable projet touristique et de rayonnement de la métropole. Et si on s’imagine, c’est toujours intéressant de se projeter au-delà des images, un beau dimanche de printemps ensoleillé, on s’imagine déjà avec des familles, des rires d’enfants et des promenades formidables. […] Il me semble que c’est un formidable et beau projet ». Honnêtement, j’ai été abasourdi par tant d’imagination, tant de « projections », et je me suis dit que ce n’était pas pour rien que ce type avait été élu par le peuple et pour le peuple…
« Moins de flux de voitures dit… euh… nécessairement que l’activité sera… sera moins porteuse… si j’ose dire. » (Éric Quiquet)
Salauds de casseurs de rêves !
Cette dernière intervention me donnait envie d’assister quelques minutes au débat qui s’engageait entre les élus et les gens présents. Seulement, quand Walid Hanna a proposé aux spectateurs de lever la main pour poser leurs questions, il n’y a d’abord pas eu de réaction. Et M. Hanna, pour expliquer ce silence déconcertant, n’a pas trouvé autre chose à dire que : « C’est qu’on a été convaincant ». Mais la première question est finalement arrivée. Puis les suivantes. Et, immanquablement, mon rêve, notre rêve s’est évanoui vers les étages supérieurs de l’Hôtel de Ville, tandis que les autocongratulations s’enchaînaient sans grand intérêt. Puis soudain, certaines personnes, des malotrus, des agents du chaos, ont gâché la fête. Leurs prises de parole ont fini de briser mes rêves les plus insensés, que les élus, altruistes, m’avaient fait imaginer.
Un premier type s’est levé : « Vous parlez de reconquête d’espace, aujourd’hui un espace qui est quand même occupé de façon scandaleuse par un commerce qui est la prostitution, et quand vous parlez de réorganiser le trafic, est-ce qu’on peut espérer qu’à cette occasion le trafic ainsi réorganisé puisse rendre un peu plus difficile ce type de commerce ? » Le mec voulait manifestement casser l’ambiance puisque, depuis plus d’une heure de vidéoprojection-powerpoint, personne n’avait osé aborder l’épineux sujet de la prostitution. Mais M. Quiquet ne s’est pas laissé abattre et a répondu, la tête haute, splendide : « Moins de flux de voitures dit… euh… nécessairement que l’activité sera… sera moins porteuse… si j’ose dire. » Bien dit ! Dans notre rêve, dans notre futur monde que le fauteur de troubles cherchait à détruire, la prostitution sera, somme toute, « moins porteuse » !
« Ça va être un appel à une mixité sociale déjà dans les usages, des promenades le long de ce canal, etc. » (Stanislas Dendeviel)
Puis ça a été le tour d’un autre grognard qui, vraiment, n’était pas parvenu à rêver. Par jalousie, il a bien failli transformer notre rêve, à nous, braves gens, en cauchemar : « Dans le document que j’ai reçu, vous parlez de recréer de la mixité sociale. Donc, bon, vous êtes des hommes et des femmes de gauche, c’est normal que vous parliez de mixité sociale un peu à tort et à travers. Mais je voudrais comprendre s’il s’agit vraiment de recréer, c’est-à-dire qu’elle existait avant cette mixité sociale ? Et ensuite, j’ai pas trop perçu dans la présentation du projet en quoi le canal va recréer une mixité sociale. Parce que pour moi, un beau dimanche de printemps ensoleillé, des rires d’enfants au bord du canal, ça signifie plutôt une augmentation des loyers […], est-ce que c’est ce qu’il va se passer ? Bon en général c’est ce qu’il se passe quand on cherche à rayonner, à être encore plus attractif […]. Pour la prostitution, je reviens un peu sur ce point-là, je ne suis pas persuadé que le fait qu’il y ait moins de voitures qui passent va faire baisser le phénomène de prostitution, est-ce que, au contraire, il ne va pas y avoir un renforcement du dispositif sécuritaire et du harcèlement par les policiers des prostituées comme ça se passe déjà actuellement ? » Là, je peux vous dire que j’ai été stupéfié d’entendre pareil discours irrespectueux et surtout très peu courtois à l’encontre des honnêtes citoyens qui, en ce jour, ne demandaient qu’un peu de rêve.
Heureusement que Stanislas Dendievel, urbaniste de profession, a remis ce petit salaud à sa place : « Non, très rapidement, pour vous répondre sur la question de la mixité sociale, d’une part je pense qu’un espace de promenade, c’est un espace où tout le monde pourra se rencontrer, tous les publics de la ville, etc. Ça va être un appel à une mixité sociale déjà dans les usages, des promenades le long de ce canal, etc. Après aller venir voir des bateaux, etc. Je pense que toute la population lilloise et au-delà de la métropole viendra. » Le trouble-fête était calmé. M. Dendievel, multi-diplômé en urbanisme, grand savant reconnu à travers tout le Nord-Pas de Calais, venait de démontrer avec classe comment et pourquoi le canal pouvait, aussi, nous faire rêver de mixité sociale… Un nouveau genre de mixité sociale, la Mixité Sociale Par la Promenade (MSPP).
Hélas ! D’impétueux râleurs ont continué à verser dans la série des questions fâcheuses, plus outrecuidantes les unes que les autres. J’en avais marre, je ne rêvais plus. J’avais mal à la tête, ça revenait, ça repartait, c’était insoutenable. Pour finir, rien de spécial. Non, pas de fête, pas de bar, pas de bière, rien de tout ça. Je suis rentré chez moi, je me suis allongé, j’ai éteint les lumières… et je me suis mis à rêver de promenades au bord du canal, de dimanches de printemps ensoleillés, de mon beau bateau. Goûtant ainsi aux joies de la MSPP.
Je vieillis, nom d’une pipe ! •