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Le trafic de cerveaux de La Voix du Nord

J’ai déjà évoqué ici-même les difficultés qu’un navigateur standard peut rencontrer en ouvrant une page de Lavoixdunord.fr : d’innombrables fenêtres publicitaires prennent d’assaut l’écran de l’internaute, qui se voit alors contraint de consommer de la pub par paquet de douze avant d’être autorisé à lire une « information ». La Voix du Nord est d’abord celle des annonceurs. Toujours prête à étendre son trafic de cerveaux disponibles.


• Quotidien-issu-de-la-résistance, ça en jette.

Mais il est difficile de faire le lien entre le catalogue commercial du Groupe Voix du Nord et le journal fondé clandestinement en 1941 par Natalis Dumez et Jules Noutour.

De résistant, le quotidien nordiste est devenu, en quelques sortes, collabo.

« La Voix du Nord aujourd’hui, c’est la voix du gouvernement ». Ces mots prononcés par un ancien résistant, dimanche dernier, au cinéma l’Univers, sont admis par à peu près tout le monde. Sauf, bien entendu, par La Voix du Nord et son fidèle lectorat.

Cependant, plus que la seule « voix du gouvernement », le journal est aussi et surtout un média pour annonceurs.

Le journal des puissances capitalistes

La Voix du Nord originale dénonçait, en juin 1942, les « puissances capitalistes anonymes excessives » symptomatiques des années précédant la guerre :

« Qu’avons-nous vu ? Quelques hommes dirigeaient les conseils d’administration de puissantes sociétés ; ils y géraient des milliards de capitaux, qui appartenaient à des dizaines de milliers d’actionnaires et ils commandaient ainsi à des centaines de milliers de travailleurs.

Ces hommes étaient lointains, insouciants du sort des ouvriers avec lesquels ils n’avaient aucun contact ; pris dans l’engrenage d’un tourbillon d’affaires, ils luttaient, sans soucis des conséquences de leurs concurrences industrielles ; la vie matérielle et morale de tous ceux qui échafaudaient leur fortune était moins importante pour eux que la réussite d’une affaire, l’écrasement d’une maison adverse, la satisfaction d’un mauvais coup ou d’un jeu bien réussi.

[…]

Dans l’État, ils étaient un groupement plus puissant que les gouvernements ; dans le monde, ils s’associaient à toutes les manœuvres qui pouvaient déclencher les guerres, admirable occasion d’augmenter leur fortune et de faire disparaître des masses trop gênantes. »

Le comble de l’Histoire, c’est que cette description des « puissances capitalistes » par La Voix du Nord résistante convient parfaitement pour dépeindre La Voix du Nord du XXIe siècle.

« Notre « Voix du Nord », affirma Natalis Dumez à son retour de déportation, fut détournée de son but, de son programme ; elle fut mise entre des mains sacrilèges, qui, de cette œuvre, ont fait une affaire. »

Une « affaire », en effet. Très juteuse, même.

 « Mais le journal lillois, écrit Frédéric Lépinay dans sa précieuse enquête [voir à la fin], fondé dans l’ombre en avril 1941, a ceci de particulier qu’il est l’organe le plus ancien, et le seul à avoir gardé son titre initial. Ce pourrait être un label, un slogan : « La Voix du Nord : le journal le plus résistant ! » Une vraie marque de fabrique pour une entreprise à la recherche d’un sens. Or, le quotidien de la Grand’Place ne peut pas s’enorgueillir de son histoire. A tel point qu’il ne l’a jamais écrite. »

Il n’a jamais écrit son histoire. En fait, il a plutôt essuyé ses rotatives dessus.

En plus de soixante ans, le journal de la résistance s’est transformé en une puissante machine capitaliste. Dirigée par des possédants bien nourris et sans scrupule.

La Voix du Nord appartient au groupe éponyme. Ce dernier dispose de cinq quotidiens — dont Lille Plus —, une quinzaine d’hebdomadaires, une télé, et tout autant de sites internet. Le Groupe Voix du Nord n’est qu’une filiale du groupe belge Rossel qui détient une quinzaine de quotidiens, une soixantaine d’hebdomadaires, une dizaine de périodiques, cinq télés, quatre radios, autant de sites web, et… sept régies publicitaires.

On peut difficilement faire mieux en termes de « concentration ». Concentration de pouvoirs et de richesses entre quelques « grandes mains ». Qui se répercute immanquablement sur les conditions de travail des nombreuses « petites mains ».

Aujourd’hui, le journal ne dénonce plus les « puissances capitalistes ». Il les ovationne. Gérard Mulliez, Bruno Bonduelle, Philippe Vasseur, Paul Dubrule, Charles Beigbeder, etc., tous ont eu droit à leur quart d’heure de gloire dans ses colonnes.

Mais au milieu de ce jeu de possédants — « Hitler lui-même n’a été qu’un jouet utilisé par ces gros magnats de l’industrie allemande », écrivait encore La Voix résistante —, que deviennent les lecteurs ? Que deviennent celles et ceux, habitants de Lille et du Nord de la France, pour lesquels quelques résistants de la première heure s’étaient promis de lutter contre la propagande de l’idéologie dominante ?

Hier, La Voix du Nord disait à ses lecteurs : « La République triomphera ».

Aujourd’hui, elle leur dit : « L’Allemagne a gagné la guerre ».

Le lectorat, une matière humaine

Bien sûr, le rédacteur en chef ne l’entend pas de cette façon.

Pour cet ancien « mao » — anti-fasciste, anti-bourgeois, anti-capitaliste, ne raisonnant plus aujourd’hui qu’en termes de « croissance » et faisant partager régulièrement aux lecteurs son angoisse de l’éveil chinois —, toute évolution du produit Voix du Nord — « virage » numérique, parution du septième jour, passage au format tabloïd, passage en couleur, création d’une télé locale, d’un « mag’ urbain », etc. — ne fait rien d’autre que de « répondre » aux « attentes » du lectorat.

A l’occasion du passage au service « sept jours sur sept » garanti, il prétendait présenter aux lecteurs « une formule rajeunie... moderne. Une très belle formule, un très très beau journal, je pense » — c’est presque du Joffrin. L’intérêt était de « séduire et conquérir tous les publics ».

Plus récemment, pour la colorisation des quotidiens de La Voix du Nord, le chef a fait part de son émotion : « C'est bien sûr à vous de le dire, mais il est beau, je crois, le journal que vous tenez entre les mains. »

Beau, car le geste est pur, plein de bonnes intentions. Il s’agit de « tirer le meilleur parti possible de cette couleur, réchauffer encore le journal, l'aérer, faciliter la lecture et rendre ce moment d'intimité entre le lecteur et nous le plus agréable possible. »

C’est vraiment beau. Beau comme un maoïste. Beau comme :

« Un journal qui veut vous surprendre et vous expliquer, vous étonner et vous renseigner. Qui fera des choix éditoriaux forts parce que vous ne voulez pas qu'on vous répète ce que vous avez appris par ailleurs. Qui tentera de vous accompagner et de vous aider dans votre vie quotidienne. Qui vous aidera à mieux comprendre un monde qui commence à votre porte. Qui vous réunira les uns les autres dans la lecture commune d'un même journal quand tant d'autres supports s'adressent à des auditoires de plus en plus étroits et de plus en plus isolés. »

C’est beau, j’en pleure, mais…

… qui peut croire pareilles sornettes ? Il suffit de lire le quotidien nordiste pour s’apercevoir qu’il ne surprend ni n’étonne jamais, fait de la pédagogie de surface, ne renseigne que sur un nombre de sujets très limités, répète tout ce que la presse nationale diffuse, ne nous accompagne ni ne nous aide à comprendre le monde, mis à part ceux de l’entreprise et du LOSC, et, enfin, divise par ses choix éditoriaux plus qu’il ne réunit.

Par ailleurs, il est très étrange de prétendre « informer » quand le discours officiel parle de « conquête », de « séduction », d’« aération », de « réchauffement », de « facilitation » et d’« intimité ».

Attention, un pas de plus et vous ferez l’amour avec votre journal…

En définitive, ce discours officiel reflète la réalité, en l’enjolivant. Car l’engagement de La Voix du Nord pour ses lecteurs vient de sa volonté de faire naître le désir en eux. Leur faire désirer un média dont la fonction principale est le transfert… la diffusion de messages publicitaires dans des milliers de cerveaux.

Le passage au format tabloïd et la colorisation des pages sont préconisés par les études de marché afin d’augmenter l’« impact » publicitaire dans la rétine du lecteur. Quant à la parution du septième jour, le but n’est pas de « répondre » aux « attentes » du lectorat, mais simplement d’attirer plus d’annonceurs, faire gonfler les recettes. Même logique pour l’augmentation du nombre de pages. Plus de papier, plus d’annonceurs, plus de fric.

C’est implacable.

Je reproduis ici les « quelques réflexions » concernant le format tabloïd — trouvées sur le site Presserégionale.fr dont est membre La Voix du Nord — que j’avais publiées la première fois :

« Nos recherches révèlent que la durée de lecture et, par voie de conséquence, la durée d’exposition au message publicitaire est plus élevée pour notre format tabloïd, qu’elles ne l’étaient en grand format. » (Earl J. Wilkinson, The Independent, 2003)

« Nos études montrent que les lecteurs de formats tabloïd/compact ne plient pas le journal, ce qui augmente d’environ 50% le nombre de contacts visuels avec une publicité placée en page de droite. » (Poynter, EyeTrack Research, 2001)

« Alors que la taille des journaux se réduit… il est une chose importante que les titres et annonceurs doivent apprendre : les lecteurs sont plus à l’aise qu’on ne l’imagine avec des formats et modules publicitaires innovants et créatifs. » (Media, 1er août 2005)

« Ce n’est pas la taille de la publicité qui compte, mais son taux d’occupation de l’espace total. » (Marc Sands, The Guardian, Octobre 2005)

« Quel annonceur ou quelle agence s’attendrait à payer moins pour un message TV diffusé sur un écran de 40cm que sur un écran de 60cm ?!? » (Thomas Axen, Bonnier Newspapers, 2005)

Sur le site de Wéo, la télévision de La Voix du Nord, on frise l’excessivité de pédagogie envers les annonceurs :

« 74% des habitants de la région connaissent Wéo […] 974 000 personnes de plus de 15 ans ont regardé Wéo durant les huit derniers jours. »

« 3,5 millions des habitants desservis gratuitement par la TNT »

« 93% des téléspectateurs nous trouvent sympathiques. »

Ces responsables ont du génie, quand même. Et leurs sourires sont à l’image de leur télé — décors de Playmobil, acteurs en pâte à modeler, et du foot… du foot, bien sûr.

Somme toute, en usant de ces diverses techniques — à la fois pour appâter l’annonceur et pour créer du désir chez le lecteur — dans ses médias papiers, sur la TNT, sur Internet, La Voix du Nord peut se targuer de disposer d’un des plus gros cheptels humains de France :

C’est ce qu’on appelle un trafic d’envergure. Ou un remarquable élevage de cerveaux.

Pour finir, un petit florilège de pubs

Je ne peux m’empêcher, pour conclure, de publier quelques images publicitaires capturées lors de mes récentes visites sur son site.

La nouveauté est cette publicité en pleine page imposée en introduction, avant l’accueil de La Voix du Nord.

 

Un lien pour accéder directement au site est bien présent en haut de page, mais, pour dire vrai, mon navigateur se bloque de temps à autres. Et je reste figé sur le gros « Crédit Agricole ».

Les images suivantes sont plus classiques, je vous laisse les découvrir.

 

« Nous appelons enfin les enfants, les jeunes, les parents, les anciens et les grands-parents, les éducateurs, les autorités publiques à une véritable insurrection pacifique contre les moyens de communication de masse qui ne proposent comme horizon pour notre jeunesse que la consommation marchande, le mépris des plus faibles et de la culture, l'amnésie généralisée et la compétition à outrance de tous contre tous. » (Appel à la commémoration du 60e anniversaire du Programme du Conseil National de la Résistance du 15 mars 1944) •


Pour mieux connaître votre quotidien préféré :

Natalis Dumez, Le mensonge reculera…, 1946, réédité par Les Lumières de Lille, 2006 (les citations de La Voix résistante et de Dumez en sont tirées).

Frédéric Lépinay, La Voix du Nord, histoire secrète, Les Lumières de Lille, 2005. Putain de taf !

Pour le trafic de cerveaux en général, j’ai bien aimé Marie Bénilde, On achète bien les cerveaux. La publicité et les médias, Raisons d’Agir, 2008. Simple et efficace.