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Jaunes et Arabes face à la BAC : une répression à deux vitesses

Quelques bribes d’une arrestation. Un souvenir que j’ai vite couché sur le computer. Castaner fanfaronne, défend son armée de bleus, paraît-il irréprochable. Pourtant les violences policières s’égrènent de semaine en semaine dans une litanie morbide dont les corps resteront marqués. Pour ma part, la douleur est sourde. Un serflex trop serré et j’ai le nerf du pouce qui frissonne. Des fourmillements qui s’étiolent tous les matins. Puis recommencent. Pour d’autres, avec leur « gueule d’Arabe », c’est la routine.


« T’as pas dit "wesh". Et puis t’as pas dit "wallah" non plus ».

Un baqueu

« Make everybody see, in order to fight the powers that be

Lemme hear you say...

Fight the Power »

Public Ennemy, Fight The Power, 1989

Le rassemblement des gilets jaunes est prévu à 13h30. J’ouvre un œil, 12h14. Je le referme, puis le rouvre deux minutes plus tard, il est 13h12. ACAB. Comme un présage. Sortie de couette, j’ai le pas lourd, brume éthylique. À la bourre, j’enfile les mêmes fringues que la veille, café, clope, direction République. Ça meule, j’ai zappé le deuxième pull, je vais le regretter.

Sur la route, le dernier SMS de Bruegel de Bois m’occupe l’esprit : « Faudra bien que tu nous pondes un truc un jour. C’est bien beau de sonner le tocsin tous les samedis mais pisse nous de la page et rapidos. » J’avais plutôt envie de l’envoyer chier avec son ton de chef de rédac’ en mal de scoop. Mais c’est peut-être pour ça que j’en ai eu envie. Parce que cette histoire, c’est pas un scoop.

Bref, arrivé sur site, même rituel depuis quelques semaines : carré de jaunes sur la place, bien entouré par plusieurs lignées de bleus en attendant le départ.

La manif suit son parcours, le classique lillois, ça part rue du Molinel, gare Lille-Flandres, Nationale, Solférino puis retour au bercail. Y’a pourtant une nouvelle routine qui s’est installée. Le jeu est d’emblée posé avant le départ : on fera crapahuter le poulet à l’issue du cortège tamponné par la Préf’. Chose dite, chose faite. Fin de parcours déclaré, on décale direction rue Gambetta pour une « sauvage » qui restera dans les annales. On n’est pas loin de 2000 à sortir des sentiers battus. Place du marché, petit arrêt devant « Auchan à deux pas » aux cris de « Mulliez paie tes impôts ». Quelques œufs explosent sur la façade. Ça s’arrête là. On poursuit notre chemin. L’inquiétude monte, pas un flic à l’horizon. L’étrange certitude que leur absence ponctuelle augure de la violence à venir.

Ça ne manque pas. On se fait tout doucement nasser entre la rue des Postes et le boulevard Victor Hugo. Premier coup de pression. Ça y va, flashball façon fête foraine. On en prend une dizaine alors qu’on recule. Une balle fuse à quelques centimètres de ma tête. Effet papillon, et si le CRS avait repris deux fois des moules ? Dix centimètres plus à gauche, je l’aurais pris en pleine poire. Une ligne de plus sur la liste des meurtris de ce mouvement social.

Je me retrouve avec un des groupes, acculé sur le boulevard Victor Hugo, on poursuit la « sauvage » sans avoir atteint le seuil critique du groupuscule, on est encore bien 300 ou 400 gilets jaunes à zinguer la manif. Ça flotte un peu, arrêt, barricade, on repart. Les bleus, après avoir lâché leur déluge de tirs de LBD 40 et de grenades lacrymo, ont disparu des radars. Accalmie, toujours suspecte. L’éclatement du cortège rend leur taf de répression un peu plus compliqué. Les SMS circulent, ça gaze sec du côté du jardin de Wazemmes. Le programme est connu d’avance : ils arrêtent à tour de bras. De notre côté, on remonte pépouze le boulevard, les jambes un peu lourdes de trois heures de trotte. Ça serait quasi-champêtre si les gyro ne tournaient pas au loin. On décide, après quelques hésitations, de prendre la rue Jeanne d’Arc, direction République. Trois keufs en scooter nous attendent au carrefour Solfé-Jeanne d’Arc. On leur court après pour la blague, ils détalent comme des lapins de trois semaines. Petit moment de répit avant qu’à quelques pas de République la bleusaille en force nous tombe dessus séparant encore une fois le groupe. On se retrouve à une petite dizaine, esseulés, boulevard de la Liberté. Étrange situation – une brigade d’une trentaine de CRS en formation nous charge. Troupeau de golgoths en armure vs dix manifestants, y’a comme un déséquilibre dans l’équation. On ne manque pas de leur signifier. Braqués au LBD 40, insultés, on poursuit notre chemin. De leur côté, ils avancent vers JB Lebas façon tortue direction le néant, le ridicule ne tue pas, paraît-il.

C’est là que les yeux s’écarquillent. À quelques pas du parc aux grilles rouges, un bus Transpole se gare avec à son bord une cinquantaine de baqueux casqués. Réquisition ou prêt de la part de Keolis ? Énigme. Drôle de coopération entre services publics, les bus municipaux servent à acheminer les troupes.

On suit avec quelques collègues la cavalerie impressionnante, les « voyous avec insigne », dixit une camarade Gilet Jaune. Au loin, le reste du groupe dont on a été séparé se dirige vers le centre en prenant par la rue de Paris. On comprend ce qui anime le baqueu. On les suit de loin, histoire de pister d’éventuelles échauffourées, appareils photo dégainés.

On sent qu’ils ont le sang chaud. Ça fleure l’arrestation. Le pas est pressé, la dégaine déséquilibrée par la gazeuse familiale, la matraque et les flingues, démarche à la Chaplin. Si les types n’avaient pas la gestuelle féroce, ça serait presque comique à voir.

Arrivé rue du Sec Arembault, la colonie de baqueux et leurs collègues motards pistent le gilet jaune. Proies en vue, deux types à l’allure fluorescente qui visiblement ont quitté la manifestation pour aller s’envoyer un petit godet, se font plaquer contre la vitrine d’un magasin. Premières arrestations, donc, deux types d’une quarantaine d’années, on sent pas le profil vénère.

Avec les copains, on marche juste devant la troupe policière histoire de prévenir le reste du cortège au bout de la rue que ça risque de chauffer sévère. Pas le temps de faire vingt mètres qu’ils nous tombent dessus. Clefs de bras, coups de matraque dans les jambes, on se retrouve par terre, serflex bien serrés sur nos quenottes. « Asseyez-vous ». Ambiance guerrière, les babines retroussées du félin ayant planté les crocs dans son casse-dalle. Ça commence à mal parler, insultes directes et gratos. Petite menace, le collègue à ma gauche se prend un violent bourre-pif dont il gardera le stigmate. On se retrouve à cinq le cul par terre un peu abasourdis par la rapidité de la chose. D’autant plus que, ni moi, ni le poteau arrêté avec moi n’avions de gilets jaunes et que nous n’étions plus dans aucun cortège, on se demande donc quel est le motif de l’interpellation. La logique du chiffre, certainement.

Cent mètres plus loin, le dernier groupe de GJ est toujours là. On nous relève, un keuf me fait une clef de bras pour que je le suive sans broncher. Sur quoi, je lui explique : «  Pas besoin de me péter le bras. Même si j’avais envie de me faire la malle, je suis encadré par 50 CRS et 50 flics en civil. » Il daigne me rendre mon bras, mon sang recircule normalement.

On se croirait aux milieux des forces spéciales acculées par de dangereux miliciens. On fait cinq mètres, jets de grenades lacrymo et de désencerclement. À deux, trois reprises. T’as beau avoir vu le petit balai de ces policiers en civil depuis des années, vu de l’intérieur, ça te cogne la gueule au sens propre comme au figuré. Alors que le nuage de lacrymo se déploie, ça court dans tous les sens. Des passants crient, de loin, quatre ou cinq personnes tentent de fuir. On nous demande de nous agenouiller, pour une pause qui laisse aux keufs le temps d’embarquer deux larrons.

L’un d’eux crie : « J’ai rien à voir, je me promène dans le centre-ville. J’ai rien à voir avec l’histoire ». Le gars, à peine vingt ans, typé arabe, se retrouve plaqué au sol, menotté, le premier jour des soldes. Un autre, même topo, insulte les flics et se défend : « Je me baladais avec ma meuf, putain ». À dix mètres, elle est là, hallucinée, retenue par les molosses en armure. Un CRS interpelle les flics de la brigade anti-criminalité : « C’est vrai, il se baladait avec sa femme ». À l’évidence, rien à foutre. Il continue à se débattre et à lâcher de l’insulte, vénér’ : coups de pompes dans la face, clefs de bras et un « petit bâtard » lâché en prime par un des bleus.

On est désormais sept interpellés, escortés par les CRS jusqu’à République. Le chef congratule son équipe : « C’est bien les civils, c’est bien, beau boulot » ; « on avance les civils, extraction vers République, on avance ».

On est parqués sur la place. Contrôles d’identité, palpations, la routine. Un flic s’amuse : « Alors, alors, motif ? Jet de projectile ? » On rit jaune, lui nous fixe droit dans les yeux. Mais c’est là qu’on capte la différence de traitement. Le jeune arabe qui continue à clamer son innocence se fait malmener. Le deuxième larron, apparemment « connu des services de police », se reprend des coups. Sa femme se trouve de l’autre côté des grilles qui longent la place depuis la loi travail, comme une tranchée qui sépare à chaque départ de manif les keufs des militants. Elle invective les condés : « Libérez mon mari, je vous dis qu’il n’a rien fait ». Un des policiers, la trentaine, sourire narquois, jubile et se lâche : « T’es qu’un sale tox, comme ta femme ». L’autre répond par l’insulte, normal. « T’es même pas capable de la baiser je suis sûr », renchérit le poulet. Les bleus s’amusent. « C’est bien, continue, on va pouvoir cocher d’autres cases. Un petit outrage, ça te chauffe ? » Le petit roquet se la joue CPE à la sauce « matraque et gazeuse ». La meuf du type continue de crier. Elle tombe. Son keum s’adresse à la bleusaille : « Elle est épileptique. Faites quelque chose ». Sourire du baqueu. Quelques GJ s’occupent de cette femme. L’un d’eux demande au flic en faction : « Vous pouvez pas appeler les pompiers ? » Réponse à l’image du reste. Pas un soupçon d’humanité, la ganache toujours goguenarde : « Ben, vous avez un téléphone non ? »

Ça fait déjà une bonne demi-heure qu’on a le cul posé à République en attendant « notre voiture pour extraction », une heure que les baqueux nous ont serrés. On est deux à avoir les serflex qui nous liment les poignets. « Y’aurait pas moyen de les desserrer, je sens plus ma main ». Ni chaud, ni froid. L’un deux, toujours « riard » : « T’inquiète, c’est au bout de deux heures que ta main devient bleue et que y’a moyen que tu la perdes ». On nous bouge de 100 mètres pour nous asseoir sur les marches de l’amphithéâtre de la station de métro. Sur le chemin, le flic en civil qui me tient au corps me dit : « Les gens ne nous aiment pas hein ? » Je ne lui réponds pas de suite, sidéré, comme une évidence. J’arrive juste à glisser à demi-voix : « Ça vous étonne ? »

On est alignés à sept sur l’escalier de l’amphithéâtre, ça caille sec. Des passants nous prennent en photo comme à carnaval. Quelques passes avec un flic confirment tous les clichés que l’on peut avoir sur les baqueux. Le bouc-émissaire des flics engage la discussion avec l’un d’eux. Les mots sont durs : « Vous voulez pas en finir avec moi. Une petite bavure hein ?! De toutes façons, je sais que ça va finir comme ça, un jour vous allez me tuer ». La réplique du keuf fout la gerbe même si elle devrait cesser d’étonner : « C’est marrant, t’as pas dit "wesh". Et puis t’as pas dit "wallah" non plus ». Y’a deux tarifs : petits blancs dociles et « gueules d’Arabe » qui se laissent pas faire.

Une 306 de la nationale nous embarque direction le central. Il est 18h30, on a été arrêtés à 17h. Le ton change dans la voiture. Mes camarades d’interpél’ s’étonnent des motifs de leur arrestation. On est trois dans la caisse, c’est une première pour nous tous. Pour le flic, qui visiblement est habitué aux rafles orchestrées par les baqueux, le seul problème c’est qu’il devrait déjà « être chez lui depuis une heure (sic) ».

Arrivés au commico, c’est la foire. Changement d’ambiance complet. Les gratte-papiers nous voient arriver avec dépit voire exaspération. On est une cinquantaine d’interpelés. Je ne sens plus du tout ma main droite. Les flics défont les menottes. Pour les serflex, faut une pince. J’attends. Les flics se pressent un peu quand l’un d’entre eux avertit ses collègues à mon propos : « Ah ouais, il a la main toute bleue », ça va commencer à devenir gênant. Un flic se pointe avec une pince coupante qu’il a galéré à trouver. Je lui demande de se magner. Il coupe le serflex au milieu séparant mes deux mains toujours enserrées. Le bougre ne s’est pas trompé, j’ai la main bleue. Il peine à faire passer la pince entre ma main et le plastique. Il y parvient au bout de cinq bonnes minutes. Libéré, le sang repasse dans mes veines… À bien y réfléchir, je ne comprends pas pourquoi je n’ai pas pété un plomb. Aucune protestation, je secoue frénétiquement ma main pour accélérer la circulation de mon sang, c’est tout…

Dans le couloir, on se fait bien chier. Ça arrive encore. Mais c’est pas le tarif habituel. On nous a laissé nos portables, nos briquets, nos clopes. J’envoie quelques textos, un des bleus me glisse : « T’as fini d’envoyer tes messages parce que normalement c’est pas autorisé ». Bref, pour les GJ, c’est tranquille.

Pas le cas pour le gars en jogging bleu qui nous accompagne alors même qu’il n’a joué aucun rôle dans le film de la journée. Il a toujours les menottes. Énervé, il balance quelques insultes. Réponse directe : coups de pied dans les côtes par un flic polo blanc manches longues ‒ un gradé ? Troisième fois en l’espace de deux heures qu’il est tabassé… seul un GJ s’est pris une droite pendant l’interpellation.

On nous met tous dans une cellule, les femmes sont dans une deuxième un peu plus loin. À l’intérieur, le gars « connu des services de police » nous invite à la jouer tranquille : « Non mais c’est bon fumez votre clope ». Ça grille quelques cigarettes, et même un ou deux joints. Ambiance cour de récré. Après quelques minutes, un autre policier, visiblement gavé, tente de remettre un peu d’ordre dans le foutoir ambiant : « Vous voyez là c’est une caméra, on voit ce que vous faites. C’est interdit de fumer. Et puis, laissez pas vos mégots par terre c’est dégueulasse ». Un GJ partage un sandwich, l’un d’eux se confie : « Je suis resté 17 heures en GAV la semaine dernière ». Ça donne le ton. Il est 19h et on ne sait toujours rien. Quelques blagues, quelques vidéos de la manif, l’atmosphère est plutôt bon enfant. On reprend une deuxième fois nos identités, un par un. Le petit jeu bureaucratique poursuit son cours. À 19h45, un condé se pointe à nouveau, trois personnes sont appelées, mon nom raisonne, on est libérés, sans GAV. Le bleu nous implore, sérieux : « Pas de rassemblement devant le commissariat sinon ça va partir en couille ». Je serre les dents, comme une envie que ça soit le sbeul devant le commico. À la sortie, pas de rassemblement, juste une pensée pour celles et ceux restés à l’intérieur. Quelques jours plus tard, le bilan se porte à 54 interpellations, seules quatre GAV ont été prononcées. Je ne sais pas ce que sont devenus les deux types arrêtés sans raison. Les fourmillements dérisoires de mon pouce me rappellent régulièrement leur enfer et la tête de nos geôliers.

À la sortie, j’ai traîné ma gueule jusqu’au premier troquet. Café, calva, répété jusqu’à pas d’heure. Pas l’envie d’oublier mais de me mettre la tête dans l’éther. J’ai rappelé Bruegel le lendemain, la langue pâteuse : « Je l’ai ton papier de merde. Publie-le pas dans six mois. » Un témoignage de plus écrit à la bile, en attendant la fin des mauvais jours, je retourne en manif en sifflotant : « I carabinieri sono solo biricchini, siamo noi i veri assassini ». •