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Concours de force publique

3 octobre. Il commence à faire froid. Chez les D., le p’tit dernier, le seul homme du foyer, a les yeux rivés sur le calendrier. La vie ne fait pas de cadeau quand une famille doit 5000 euros à un bailleur, autoproclamé social, qui a soigneusement collectionné toutes les décisions de justice nécessaires à sa petite sucrerie du mois d’octobre : une expulsion juste avant le début de la trêve hivernale.


• Le gamin m’explique qu’il manque toutefois un papier, un seul, une signature et un tampon au bas d’une feuille A4, avant de voir débarquer l’huissier et les policiers. C’est pour cela que la grand-mère, celle qui a élevé seule ses six enfants dans un logement insalubre avant d’être relogée en colocation avec la plus jeune de ses filles et ses deux enfants, espère encore.

Mince alors ! La CAF a maintenu les allocations logement, la commission machin-chose de prévention des expulsions a dit que tout le monde passerait l’hiver au chaud, et la Banque de France a accepté le dossier de surendettement. Il n’empêche, novembre sera dur : y’a plus un rond dans la tirelire, le médecin presse la grand-mère pour son pontage coronarien, et par-dessus tout ça y’a la petite sœur qui fête sa première grossesse en même temps que ses 18 ans. Et ça ne se passe pas très bien. Mais la grand-mère, assise à côté de son petit-fils, son mouchoir à la main, veut croire que tout ira mieux l’année prochaine. Parce qu’on se serrera les coudes et la ceinture, et parce qu’elle en a vu d’autres quand elle avait ses six petits sur les bras. Sa fille a repris les ménages et a donc recommencé à verser le loyer. En plus de ça, elle donne quelques dizaines d’euros pour éponger petit à petit la dette locative. C’est l’huissier qui l’a dit : tout ce qu’ils veulent, c’est leurs sous ! Tant que l’argent arrive, la famille restera dans les lieux.

Mais ce 3 octobre, on n’est plus sûr de rien.

La commission, la Banque de France, la grossesse de la petite, le cœur de la grand-mère, la CAF, le fric des ménages, tout cela n’a pas empêché le bailleur prétendument social de demander au préfet de lui prêter ses policiers pour expulser la famille. On appelle ça « une réquisition du concours de la force publique ».

Je jette alors un œil sur le calendrier : dans trois grosses semaines, c’est la trêve hivernale. Je regarde ce garçon de 20 ans, le seul homme de la famille. Son angoisse est palpable. Il sent un truc venir.

Frédéric Malette (source)

Ils ne le savent pas encore, et moi non plus, mais ce 3 octobre, le préfet a signé le papier qui autorise le commissaire de police du coin à prêter son concours à l’huissier pour les expulser. Le papier arrivera le 6, dans une enveloppe qui manquera de peu d’arracher le pauvre cœur de la grand-mère quand elle l’ouvrira. Pas de trêve pour la famille D. Le papier dit que l’huissier, un serrurier, les déménageurs et les policiers pourront arriver dès 6 heures du matin, n’importe quel jour avant le 31, et que personne ne sera prévenu de leur arrivée. C’est la petite cerise sur le gâteau façon XIXème, le nec plus ultra de l’humiliation émilezolienne, la petite mesure qui permet de s’assurer que les enfants seront encore au lit et en pyjama au moment où ils seront jetés sur le trottoir par « la force publique » devant leurs voisins. L’expulsion aura lieu par surprise, un matin, ou un après-midi, un jour qui ne dépendra que de l’agenda de l’huissier, et cette date ne sera jamais révélée à la famille. Tout se passe comme si l’huissier et le préfet redoutaient la présence d’éventuels soutiens, amis, voisins, militants du droit au logement, dont les regards pourraient venir hanter les consciences de ceux qui prétendent « ne faire que leur travail ».

Bref, pour les D., les carottes semblent cuites.

Il reste un espoir, mais même la baveuse qui le propose n’y croit guère. Il s’agit d’attaquer en justice la décision du préfet, de lui faire ravaler sa feuille A4 datée du 3 octobre, par une procédure d’urgence qui serait audiencée en 48 heures. On appelle ça un « référé-liberté ».

La grand-mère et la mère ont donné leur accord. À l’audience qui se tient le 17 octobre au tribunal administratif, la famille D. s’est assise sur le banc juste devant moi, serrés les uns contre les autres comme une portée de chatons. En face, le préfet a envoyé deux fonctionnaires-qui-ne-font-que-leur-travail-Madame pour défendre sa décision, et ça s’est battu sec. La baveuse a jeté dans la bataille tout ce qu’elle avait. Griffes, bec, ongles, crocs, larmes, plaidant pièce par pièce sa rage de voir une famille jetée dans les bras de l’hébergement d’urgence. Les fonctionnaires ont parlé de chiffres (montant du loyer, impayés, nombre de tentatives de résolution amiable, nombre de procès, nombre de gens qui ne paient plus leur loyer, nombre de gens à héberger en urgence etc...).

En sortant du tribunal, il semblait évident que le juge avait compris. Nous étions un lundi, la décision devait être rendue dans les jours suivants. Les D. et leur baveuse avaient repris espoir.

Hélas, la décision n’était pas encore arrivée lorsque la grand-mère ouvrit sa porte le 20 octobre suivant. L’huissier, le commissaire de police, le serrurier. Tous étaient là. Le ton est monté, avec son lot de menaces, de pleurs, de pression, mais la grand-mère, avec son pacemaker au grand galop, n’a pas pu tenir tête bien longtemps. Le commissaire l’a expulsée de son logement. Comme ça, avec un sac d’affaires, trois papiers, sur le trottoir, devant tout le voisinage. Il faisait froid ce jour-là, c’était le jeudi des vacances. Il était 16 heures et toutes les administrations de gestion de la misère étaient fermées. Personne ne pouvait rien faire. La famille D. s’est retrouvée à la rue, dix jours avant la trêve hivernale. La petite sœur de 18 ans a passé la nuit suivante aux urgences, où elle a perdu l’enfant qu’elle portait. L’un des employeurs de la mère a prêté son appartement pour quelques jours, et puis ce fut l’hôtel sordide, le Formule 1 de Roncq, où atterrissent les désespérés qui sollicitent les services de l’hébergement d’urgence lorsque ces derniers répondent favorablement.

C’est là, dans une chambre d’hôtel puant la cigarette froide fumée par le voisin de palier, que la famille D. a appris la décision du juge. Elle portait la date du 20 octobre, c’est-à-dire du jour de l’expulsion, mais elle a été postée le lendemain matin. Le juge avait décidé de suspendre la décision du préfet jusqu’à la trêve hivernale, en raison de l’état de santé de la grand-mère et de la petite sœur.

Dans sa chambre mal chauffée du Formule 1 de Roncq, où il est interdit de cuisiner, la famille a donc compris que son expulsion n’aurait pas dû avoir lieu et qu’elle aurait dû passer Noël au chaud. Je n’étais pas là ce jour-là, mais je les imagine avec effroi tous les quatre : le gamin qui sert les poings, la grand-mère qui réalise l’injustice qui vient de lui tomber dessus, les yeux plein de larmes de la petite, encore toute blanche, et la mère qui cède à la colère.

Frédéric Malette (source)

La loi Alur, en 2014, a généralisé les Commissions de Coordination des Actions de Prévention des Expulsions. Si vous ne parlez pas le langage schizophrénique de l’Administration : il s’agit d’une commission réunissant tous les acteurs de la « politique sociale » (CAF, bailleurs sociaux, collectivités territoriales...), et chargée de prévenir et d’éviter les expulsions locatives. Ces commissions bien pensantes sont présidées par le préfet du département.

La Loi impose donc à celui qui accorde concrètement le concours des policiers pour expulser, de présider parallèlement la commission censée prévenir ces mêmes expulsions. Comprenne qui pourra... D’autant que les préfets, en 2015, ne se sont pas gênés pour accorder « le concours de la force publique » à tour de bras : un an après le vote de la loi Alur, le nombre d’expulsions locatives avec concours de la force publique a bondi de 24%, pour atteindre le chiffre record de 14 363 familles jetées sur le pavé. Les huissiers, quant à eux, s’en frottent les mains. Noël est proche, ils-ne-font-que-leur-travail-Madame. •