- Catégorie : Reportages
- Écrit par Esteban
Chronique de la vie ordinaire de SDF wazemmiotes
Plongée dans un des quotidiens de Bertrand et Philippe (alias Jésus), deux SDF lillois arpentant chaque jour le pavé de Gambetta. Une journée avec eux pour mieux connaître leur quotidien. L'idée de cette enquête est de se mettre à leur place et ainsi de mieux comprendre ce citoyen qu'est le SDF, sur lequel notre société fantasme, projette des stéréotypes, parfois révélateurs d'une certaine réalité. Il s'agit également d'avoir le témoignage de gens qui les côtoient tous les jours à Wazemmes : commerçants, habitants, associations, mairie, travailleurs, badauds...
• Arrivée à 7h, station de métro Gambetta, dans la fourmilière wazemmiote, Lille. Une douce brise anime le matin, encore embrumé de la nuit. Peu de monde dans les rues, Lille s'éveille. Philippe et Bertrand ont passé la nuit dehors, à l'entrée de la station de métro, juste à l'extérieur des grilles qui ferment le métro pour la nuit.
Il faisait froid, -2°C, la nuit a été rude et surtout courte, à peine 3 heures de sommeil (soit moitié moins que le minimum sanitaire, ndlr). L'insécurité est très présente pour les gens de la rue. Le froid, les bruits, les gars ivres qui les tancent, le vol de leurs affaires (parfois même par leurs propres connaissances ou « amis »), certaines racailles qui veulent en découdre, tout ceci constitue une partie de leur réalité, pas quotidienne mais régulière, et qu'ils ont constamment à l'esprit. Il faut être aux aguets, chose difficilement compatible avec un sommeil réparateur. Tout ce contexte rend les nuits peu reposantes (vous imaginez, vous, dormir dans ces conditions ?).
De plus, la veille dans l'après-midi, des agents transpoliens, en orange, dépités devant le spectacle désordonné que produisaient les couvertures, laissées par Philippe et Bertrand pour un moment dans l'enceinte de la station, ont appelé les services municipaux pour venir les enlever. Pourtant, dans les conditions glaciales et rigoureuses de nos hivers flamands, les priver de ces couvertures est dangereux car elles sont un indispensable moyen de survie. Surtout que les agents transpoliens en orange de Gambetta connaissent bien Philippe et Bertrand, ils les voient toute la journée à proximité de la station.
Plus tard dans la soirée, les services transpoliens ont tenté, vainement, de déloger Philippe et Bertrand, installés au fond de la station Gambetta. Couvertures installées (la solidarité des gens de Wazemmes n'est pas une légende, on leur avait apporté des couvertures et un matelas après le lamentable incident de l'après-midi, ndlr), allongés, sirotant une bière et discutant, chiens en train de roupiller tranquillement roulés en boule, et finalement peu de monde dans la station. Les contrôleurs, courtois, se sont heurtés au refus de bouger, catégorique, et parfois provocant, des deux amis (« ça vous amuse, hein, de mettre des gens à la rue, dans le froid, alors qu'on va peut-être crever ? », a asséné Bertrand au contrôleur, mal à l'aise).
Vingt minutes plus tard, vers minuit, arrivée de deux policiers en uniforme, tonfa déjà dégainé, appelés par le PC sécurité de Transpole (ceux qui vous épient derrière les caméras, ndlr). L'arrivée des uniformes était déjà impressionnante, mais ce n'était qu'un repérage. En effet, six autres de leurs collègues sont arrivés après dix minutes, dont deux maîtres-chiens, armés de leurs molosses (les canidés étant eux-mêmes équipés de redoutables muselières d'attaque, ndlr). C'est une petite armée qui s'est donc déployée dans la station, nous bloquant toutes les issues. Je peux vous dire que même en tant que « journaliste de l'extrême », je n'en menais pas large, une sournoise peur s'immisçant en moi, peu habitué à un tel déploiement de force à l'encontre de trois citoyens de notre belle démocratie. La discussion entre les fonctionnaires et les deux SDF (alcoolisés en cette heure tardive, ndlr) est vite montée. Nous avons finalement réussi à négocier leur déplacement à l'entrée de la station, juste derrière les grilles nocturnes.
A noter également que le bleu, m'aboyant « t'es qui toi et pourquoi t'interviens dans un contrôle de police ? » (manquant ainsi aux règles élémentaires de respect et de courtoisie, ndlr), s'est tout de suite calmé après une précision de ma part. Pétri de honte par rapport à nos principes néogonzistes, mais pensant que ça arrangerait sûrement la situation, j'ai annoncé au cogne que « je suis journaliste, et [que] je les suis depuis quelques temps » (je vais depuis voir un psy et, sur ses conseils, je me fouetterais de 43000 coups de fouets pour me purifier de mon péché, ndlr). Après concertation avec les agents en vert (Transpole) et bleu (Police nationale), la situation s'est petit à petit apaisée et toutes les affaires ont été déménagées à l'entrée de la station.
7H, dans l'antre de leur nuit
Jésus, matinal, chambre les gens qui partent travailler : « 8h de vie commune sur 24 ? [ça vous tente ?] », « quelques heures avec moi ? », lance-t-il aux passantes (entre gentille provocation et besoin de communiquer), elles aussi encore embrumées de leur réveil, et pas du tout réceptives à ses charmes.
Trois quarts d’heure plus tard, lever de Bertrand, déjà sous le regard de deux agents orange transpoliens. « Monsieur, faut se lever maintenant ». Charmant réveil. Encore dans les limbes, en plein rêve de belles nymphes dansant sur la plage, au clair de lune, sur des airs de Samba, vous vous faites réveiller par deux mâles transpoliottes, poilus et moustachus.
8H, rencontre avec Caroline, qui distribuait « Métro » le matin à la station Gambetta
Étudiante de 22 ans en 1ère année de psychologie, Caroline doit, comme bon nombre d’étudiants, s’adonner aux joies du jonglage entre un petit boulot et ses études. « Ca fait trois ou quatre ans que je connais Philippe, mais je ne lui parle que depuis quatre mois ». Elle poursuit : « c’est un mec qui m’a toujours plu et qui a toujours été sympa, je le trouvais marrant ». En fait, Caroline côtoyait tous les jours Philippe, pendant le temps où elle distribuait les journaux (elle a rendu son uniforme de playmobil Métro, ndlr), et les autres personnes SDF ou précaires qui, comme Bertrand et Philippe, passent du temps sous la voûte de Gambetta. « Ceux que je connais, je reste un peu avec eux, je n’ai jamais eu de problèmes », explique-t-elle. Les réactions des passants ? « Généralement, il les fait rire [Philippe, ndlr]. En règle générale, les gens plaisantent avec lui ». Dans un contexte où les gens partent travailler, ça se passe donc plutôt bien avec les passants.
9H, rencontre avec M. Attia, gérant de Pat à Croq, en face du métro Gambetta
Depuis plus de trente ans en France, il tient ce commerce depuis neuf ans. Le commerçant a rencontré Philippe il y a quatre ans, et entretient avec lui « des rapports corrects, jamais eu de problèmes ». Le vrai problème qui se pose pour M. Attia ne vient pas vraiment de Philippe et des autres SDF de Gambetta, mais, dans un cadre commercial, ce sont « surtout les chiens qui dérangent. Les clients ne viennent pas à cause des chiens, quand ils sont cinq ou six pas vaccinés », explique-t-il. Mais il précise : « On peut parler avec eux ». Ce que M. Attia déplore, c’est que ce n’est pas à lui de gérer ce genre de problèmes pour son établissement. « Je préfère que les gens [les SDF usant le bitume de Gambetta, ndlr] aillent à la mairie, comme ça les gens voient ce qui se passe ». Car dans cette affaire, c’est à la mairie de quartier que revient ce rôle de médiation.
La rencontre avec M. Attia révèle en effet un des aspects de la vie du quartier : les relations parfois difficiles entre les commerçants et certains des SDF wazemmiotes. En effet, dans une certaine mesure, leur présence gêne les bonnes affaires, et certains clients sont mal à l’aise face aux groupes. En général, ils sont entre deux et quatre à se partager le pavé sous cette voûte de Gambetta ; mais ils peuvent aussi, et notamment en été, être plus nombreux, donc plus bruyants. Néanmoins, Pat à Croq tourne plutôt bien, cette gêne est relative.
9H30, métro Gambetta
Je retrouve Philippe et Bertrand, affairés à passer le temps, au fil des rencontres éphémères qui peuplent leur journée. Sans contrainte et sans argent, une journée, c’est long à remplir. Philippe veut alors m’emmener à Magdala, association oeuvrant entre autres en face de la Maison folie de Wazemmes. Le petit déjeuner y est servi : café, thé et petits gâteaux remplissent les panses de la douzaine de personnes présentes. Peu de jeunes, des étrangers vivant en France, hommes, femmes, des personnes sous le seuil de pauvreté (681 euros ndlr). Chez Magdala, vous pouvez aussi prendre une douche, chose importante pour les gens de la rue, et fondamentale pour une vie à peu près normale en société. Une question de respect de soi, il faut s’entretenir, c’est aussi une manière d’exister positivement aux yeux des autres.
10H, rencontre avec Daniel Maciel, responsable à Magdala
L’association est présente depuis 1986, l’accueil a démarré à la fin des années 80. Le but de cet accueil, « être un espace de rencontre, de discussion, ouvert à tous ». On peut aussi prendre une douche, rencontrer une assistante sociale, se faire dépanner en vêtements, ou encore faire laver son linge. Trente personnes animent ce lieu, en majorité des bénévoles. Grâce au bouche-à-oreille, l’association est bien connue des personnes précaires de Wazemmes. Les services rendus par Magdala répondent à un besoin essentiel, par exemple, où prendre une douche quand on est SDF ? « En moyenne cinquante personnes passent chaque jour, les personnes se connaissent ». Cela permet aussi de créer un lien social pour des personnes isolées. C’est un point de repère, un lieu sécurisant, tout sauf anonyme. Magdala gère trois lieux de vie, dans lesquels des personnes vivent et participent collectivement. Principalement des personnes qui ont vécu à la rue, mais aussi des étudiants salariés. En fait, ce sont des maisons où il y a une douzaine de personnes qui participent financièrement en fonction de leurs moyens. « Le but c’est que chacun participe ». Ici les personnes ont envie de construire avec les autres. Magdala a fait le choix de lieux petits, pour ne pas avoir une trop grande concentration de personnes en difficulté.
Un autre élément important est soulevé par Daniel Maciel : « Ce qui manque le plus, ce sont des lieux où les personnes peuvent vraiment donner d’elles-mêmes ». Et donner de soi, c’est aussi une manière de s’accomplir. Il poursuit : « la demande commune à toutes les personnes qui viennent ici, c’est d’être reconnues ». En effet, comment pouvoir donner de soi, et donc prendre du temps et de l’énergie, en étant dans une situation très précaire, où le quotidien est une constante préoccupation ? Car l’insécurité ne touche pas que la France d’en haut : être SDF, c’est aussi affronter seul la violence sourde de la rue. Racket, vols, agressions verbales, physiques, pressions psychologiques. Ajoutez à ça l’incertitude quant au lieu pour passer la nuit (la plupart du temps en squat, parfois chez des amis ou dehors), et la très courte nuit que permettent ces conditions extrêmes. Cette insécurité globale et quotidienne autorise difficilement de se consacrer à une réinsertion, embourbée par la précarité. Elle crée aussi pour certains, les conditions des germes bien malsains de la violence qui salit la rue. Car les personnes de la rue subissent cette violence, mais certains peuvent être aussi très agressifs et violents, ce qui est souligné par M. Maciel : « on voit des personnes à la rue qui ne respectent plus les femmes, quand on ne respecte plus l’image de la mère, c’est qu’il y a une profonde dégradation ». Cette violence puise ses racines dans une des réalités de certains SDF : en effet « les personnes qui restent à la rue sont dans des situations personnelles complexes […] pas mal des personnes qui restent dehors ont des problèmes psychologiques assez importants ». Or il n'existe pas de suivi adapté pour ces personnes (qui, quand elles vont trop loin, sont placées en hôpital psychiatrique, ndlr). Elles ont besoin de soins psychologiques, voire psychiatriques, dans le cadre plus global d'un parcours de réinsertion.
Néanmoins, comme le précise Daniel Maciel, « les possibilités de réinsertions [sur Lille, ndlr] sont nombreuses », le tissu associatif y est en effet très développé. Et d’autres associations oeuvrent elles aussi auprès des personnes précaires ou exclues (par exemple Ozanam, Point de repère, Aides, le Secours Populaire ; voir à la fin, un panorama non exhaustif des associations lilloises).
Avant de partir, Philippe, décidé à laisser son sac à Magdala, laisse Daniel Maciel devant un fait accompli : il pose son sac et s'en va. Une manière pour lui de tester les limites du cadre qu'impose Magdala (bien qu'il sache pertinemment qu'il ne peut pas laisser ses affaires). Le problème de la sécurité des biens pour les SDF est réel, puisqu'il n'y a pas d'endroit où ils peuvent laisser en sûreté leurs effets. Résultat, Philippe s'est vu opposer un ultimatum pour venir chercher son sac. A midi, il sera abandonné à la rue devant la façade de Magdala.
11H30, Gambetta
Retour à Gambetta, discussions, rencontres éphémères, quelques pièces demandées, quelques cigarettes fumées. Trois heures se passent, il fait toujours aussi froid. On attend. Mais quoi ? Rien de spécial en fait. Le bitume s’use sous les assauts des pas de Philippe et Bertrand, et le temps coule, flânant longuement.
12H30, Maison folie de Wazemmes
Philippe, après l'expiration de l'ultimatum à midi, et qui vient de s'en souvenir, va chercher son sac, effectivement laissé devant Magdala. Pas inquiet pour deux sous, il se rend alors, d'un pas débonnaire, chercher son bien. Son sac l'attend, impatient, devant le local : personne n'y a touché pendant cette demi-heure où il était orphelin.
13H30, Champion Gambetta
Le Champion de Gambetta est le théâtre de beaucoup d'altercations, parfois violentes, entre les vigiles et les SDF. Philippe m'avait déjà narré certaines de ces violentes rencontres, comme cette fois où Luxor, le chien narcissique de Jésus, se serait pris une salve de bombe lacrymogène. Je demande donc un entretien avec le directeur de Champion, M. Ferdinande. En face de moi, le responsable me refuse l’entretien, sous prétexte que je n'ai pas de carte de presse (et donc aucune légitimité, étroite conception de l'information. Toutes les personnes que j'ai rencontrées au cours de cette journée, et les représentants de l'École Néogonzo de Lille apprécieront... ndlr). Soulagé par ma non affiliation à un organe de presse, il m'a donc laissé seul avec son refus.
14H30, rencontre avec Eric Doucet, directeur de Best Hôtel depuis 13 ans
L’hôtel est situé juste à la sortie du métro Gambetta, mitoyen à la voûte, il est aux premières loges du quotidien des SDF wazemmiotes. Les clients du lieu sont en majorité des professionnels en mission la semaine et des touristes le week-end. La situation pose problème pour le directeur : « Je préférerais qu’ils soient ailleurs par rapport à mon commerce ». Il déplore notamment « les problèmes d’hygiène sous la voûte », ça devient « insupportable », me confie-t-il. Certains clients lui ont clairement dit qu’ils ne reviendraient pas vu l’environnement. Les mêmes aiment néanmoins « le quartier pour le marché ».
La réponse de la mairie à ces difficiles relations n’est pas satisfaisante pour Eric Doucet. Des réunions avec les différents acteurs du quartier (commerçants, mairie, police, associations…) ont pourtant déjà été organisées. « Des médiateurs devaient venir, il n’en est rien. […] Leur réponse, c’est d’appeler la police ». La situation pour le Best Hôtel est difficile, mais la relation créée (avec ces SDF, ndlr) est importante, car la mairie et les commerçants se sont finalement rendus compte qu’ils sont « des gens qu’on connaît, quand il y a des difficultés, on peut en parler avec eux ». Mais, nuance Éric Doucet, « la violence est très proche, même si ça fait deux ans qu'on connaît les personnes », et il ajoute : « elles [certaines de ces personnes, ndlr] sont souvent, surtout quand elles sont alcoolisées, dans la provocation ». Questionné sur le traitement médiatique du problème, au travers des articles publiés, comme celui de La Voix du Nord du 11 novembre (« Questions autour d'une poignée de SDF de Wazemmes »), le gérant répond : « Quand on voit certains articles, ils sont quand même à côté de la plaque. » Or c'est aussi cette forme de méconnaissance du problème par les journalistes, qui stigmatise ces personnes et favorise l'incompréhension. Notre entretien se termina sur ces mots : « Ces gens-là ne méritent pas ça non plus. »
15H30, distribution des Restos du Cœur
Alors que je rejoignais Philippe et Bertrand, un attroupement attira mon attention, rue du Marché. Au moins quatre-vingt personnes attendaient de pouvoir rentrer dans la salle, qui accueille pour l'après midi la distribution des Restos du Coeur. Le même nombre était déjà à l'intérieur. Principalement des familles venues avec les enfants, afin de récupérer un colis composé, entre autres, d'un paquet de pâtes, d'une boîte de petit pois, d'une boîte de saucisses lentilles, d'un litre de lait, de deux steaks, de deux pains au chocolat, d'un gâteau, d'un fromage, de trois yaourts et d'une salade. Le lieu accueille de plus en plus de monde et ne désemplit pas (reflet de la précarité effrayante et grandissante dans notre France sarkozyenne, ndlr).
16H, au métro Gambetta
Philippe et Bertrand sont affairés aux palabres, on parle de leur péripétie de la veille avec les policiers. Un exemple parmi tant d'autres de leur exclusion et rejet par la société. Néanmoins, il est important de préciser que Philippe ne cherche pas d'appartement, pour le moment, il n'en veut pas spécialement. Trouver un appartement en ayant un chien (certes un peu narcissique, mais bien marrant quand même, le Louxor, ndlr), le RMI (400€) et la manche pour seules ressources, ça ne fait pas beaucoup d'arguments positifs face à un propriétaire qui voudrait louer un studio.
Philippe, après vingt ans passés à la rue, s'accommode plus ou moins de cette situation. Il y a des côtés très difficiles, mais il y en a aussi qu'il apprécie : la vie au grand air, le nombre incalculable de rencontres et de discussions qui fleurissent au fil de sa journée, et la richesse qu'il en tire, le fait de ne pas avoir de contraintes, de « se sentir libre » et passer finalement une journée de dilettante.
Bertrand, qui a 23 ans, vit à la rue depuis deux ans après avoir passé trois ans dans un appartement avec sa copine d'alors. Il avait, à l'aube de l'âge adulte (18 ans), des relations familiales extrêmement tendues (son père le battait). Il dort la plupart du temps en squat, rarement dehors. Le choix de vivre dans la rue, il l’accepte pour l'instant ; et même si c'est par de violentes circonstances, indépendantes de sa volonté, qu'il s'est retrouvé à la rue, il s'en accommode lui aussi tant bien que mal. S'il le voulait, il pourrait trouver un travail (il a un CAP solier-moquettiste), avec certes quelques galères, notamment le fait qu'il n'ait pas d'adresse fixe personnelle (or les employeurs prennent difficilement quelqu'un qui, par exemple, vit en foyer, ndlr).
16H30, vers le centre ville
Nous changeons de quartier, sentant aussi le regard des gens changer. Ils ne connaissent pas, comme les Wazemmiotes, Jésus et Bertrand, qui eux les côtoient quotidiennement. Nous nous posons dans le cratère de République. Deux joueurs de didjeridoo égayent l'arène, cherchant la transe dans des longs et puissants râles.
17H, rue de Béthune
La vitrine marchande de Lille était emplie d'une foule de consommateurs en quête du rêve à peu d'euros. Nous arrivons donc, Bertrand, Jésus, Ludo, Luxor, Bonhomme et Gjishka (les deux chiens de Bertrand) et votre narrateur, dans cette arène consumériste. Les forces de l'ordre (le sentant sans doute menacé, ndlr), cinq CRS patrouillant dans le centre piéton, s’approchent et nous avertissent : « Pas de bordel, les gars. On vous a à l'œil. » Un signe d’exclusion et de mise au ban manifeste. Ces mêmes CRS auraient-ils mis autant de zèle si nous avions été de simples badauds moins atypiques et moins marginaux ? Évidemment non. Arrivée à la hauteur des grandiloquentes Galeries Lafayette, Bertrand et ses deux canidés veulent s'octroyer un moment de détente devant l'écran géant qui illumine le « hall » de ce temple commercial. Trois minutes plus tard : « Messieurs, faut pas rester là », préviennent les vigiles, qui le pressent de s'exécuter.
17H30, marché de Noël, Rihour
Comme dans la rue de Béthune, une foule de chalands flânent, entourés de chalets en bois proposant toutes sortes d'artisanat (chocolat, miel, vêtements, objets de décorations…). Nous rencontrons Anthony et Sam, le premier travaillant à AIDES (association travaillant sur la réduction des risques liés au SIDA, aux hépatites et à la toxicomanie). Puis plus loin, nous rencontrons Louisette, commerçante aux milles sortes de miel. Le contact est chaleureux et sympathique. Elle vient d'une petite ville (Axat, dans l'Aude) et vend son miel dans plusieurs marchés en France. Au fil d'une joyeuse discussion, Louisette s'intéresse au fantaisiste Jésus, et plus sérieusement à ce que peut être la vie d'un SDF dans une grande ville. Elle nous offre même un pot de miel à chacun.
Puis, comme pour les rappeler à la froide réalité, dans cet instant euphorique, deux policiers en civil, patrouillant sur le marché, s'approchent de Ludo et lui demandent des comptes. Il avait, quelques minutes plus tôt, dans un moment de délire, demandé à un des commerçant sa caisse. Un jeu inconsistant dans son esprit (Ludo a des moments d'absence, perdu loin dans ses pensées et délires, ndlr), qui effraya l'artisan, lequel appela la police.
Les deux agents, qui le connaissent, lui ordonnent de partir, ainsi qu'à Bertrand et Philippe. Anthony et Sam s'approchent et demandent aux policiers pourquoi ils devraient partir, puisque le groupe se baladait simplement dans les allées du marché de Noël. Les agents lui répondent qu'ils n'ont pas à intervenir dans un contrôle de police. Louisette nous regarde de son chalet, dépitée et incrédule. Anthony leur explique alors que nous n'avons commis aucun délit et que, par conséquent, ils n'ont aucune raison de nous obliger à partir. Palabres peu appréciées par les deux policiers, qui s'agacent, et la discussion s'envenime. La visite du marché, qui avait pourtant bien commencé, se termina par une main courante déposée par les deux policiers à l'encontre d'Anthony et Sam, complètement abasourdis et hallucinés par la tournure ridicule qu'avait prise la situation.
Encore une fois, une édifiante démonstration du rejet et de la stigmatisation des plus précaires. En moins d'une heure et parce que nous nous trouvions dans les rues commerçantes, le groupe a subi trois manifestations du harcèlement policier ou sécuritaire dont les SDF peuvent être les cibles. Nous quittons donc le marché, Bertrand et Philippe préférant rentrer « chez eux », là où ils sont plus tranquilles, à Gambetta.
18H30, métro Gambetta
Nous retrouvons les pavés de Gambetta, qui n'ont pas changé. Les gens passent, nous nous asseyons, discutons. Une bonne nouvelle vient réjouir ce début de soirée : une connaissance de Bertrand, Xavier, leur propose de venir dormir dans son squat, à Bois Blanc. Direction le squat donc.
19H, squat de Bois-Blanc
Le squat est une maison sur trois niveaux, mais dont les propriétaires ont enlevé l'escalier, et donc l'accès aux étages. Il y a l'électricité, comme dans la majorité des squats, mais pas l'eau courante. Xavier doit donc transporter plusieurs dizaines de litres d'eau par semaine pour assurer la toilette, la cuisine et la lessive. L'endroit est plutôt propre, et mis à part les messages personnels qui ornent les murs, on pourrait croire à un logement classique.
La solidarité est très présente parmi les gens de la rue. Xavier avait eu vent des événements de la veille, et a donc proposé, pour dépanner, le gîte. A 50 ans, il a perdu son appartement et tout ce qu'il possédait dans un incendie début 2006. Après cette sinistre épreuve, il a notamment squatté au bois de Boulogne pendant trois mois et demi en tente, avec un groupe de SDF, puis dans une salle du Conseil Régional du Nord (2800 m² !). Il a finalement trouvé ce squat à Bois-Blanc. « Quand je suis arrivé, il n'y avait rien », précise-t-il, il a remis l'électricité. Il occupe les lieux depuis novembre 2006.
Mais Xavier n'envisage cette situation que de manière provisoire, il a fait une demande pour un HLM et son dossier est en cours de traitement depuis quelques mois. En attendant, il fallait bien trouver quelque chose, car avec pour seule ressource le RMI, Xavier ne peut pas trouver de logement. Il est fier de souligner qu'il entretient les lieux et les garde toujours propres, chose peu répandue dans les squats. Philippe et Bertrand s'installent donc au chaud, prêts à goûter à une savoureuse et attendue nuit de sommeil. Je les quitte vers 23h30, moi aussi fatigué de cette longue journée passée à arpenter le pavé.
Fin de mission, honnêtement éreintante, car tout au long de cette pédestre journée, le froid a fait démonstration de sa rudesse (d'ailleurs, après m'être volontairement abstenu toute la journée, la première bière, vers 19h, m'a vite fait oublier mon corps engourdi, ndlr). Riche journée, qui montre que la situation des SDF à Gambetta est très complexe. Au coeur de la fourmilière de Wazemmes, les problèmes que cette situation génère mériteraient une médiation durable afin d’être gérés, ce qui favoriserait des relations sereines entre les acteurs de Gambetta. La question des moyens mis en œuvre est cruciale. Au niveau municipal, on dénombre seulement quatorze agents de médiation sociale pour l'ensemble des quartiers de Lille, sur des terrains très divers (dialogue avec les habitants, prévention dans la dégradation du mobilier urbain, prévention des conflits...). Ils n'ont pas le temps d'être présents de manière durable sur le terrain.
Fin janvier, sur la question des SDF, le gouvernement Fillon a proposé 250 millions d'euros, alors que les associations évaluent les besoins à 1,7 milliards d'euros. C'est aussi ce manque affligeant de volonté politique qui permet et aggrave les situations de grande précarité.
Ce qui a également été marquant, c'est de comprendre le sentiment de rejet et la construction de ce sentiment qui habite les deux hommes. Ils se sentent rejetés, ils se sentent exclus, seuls pour gérer leurs problèmes et montrés du doigt comme ne faisant pas partie de la société. Depuis cette journée, Philippe et Bertrand se sont brouillés et ne se fréquentent plus. Xavier, suite à une décision de justice, va se faire expulser sous peu. Philippe s'est fait expulser d'un squat qu'il a occupé une semaine à Gambetta, et dort depuis dans un autre squat. Bertrand, lui, dort toujours à Bois-Blanc. Les deux hommes arpentent toujours le bitume wazemmiote, dans un schéma qui se répète jour après jour et dont cette journée est un extrait. •
En complément, entretien avec Danielle Poliautre, adjointe au maire, responsable de la mairie de quartier de Wazemmes
• Quelques dizaines de jours plus tard, j'ai interrogé Danielle Poliautre, élue sur la liste de Martine Aubry en 2001, sur ces questions soulevées au fil de la journée. Les problèmes remontent ici régulièrement par toutes les parties concernées, et dans le cadre de cellules de veille, organisées tous les mois, ces questions sont évoquées, parmi beaucoup d'autres. Police nationale, municipale, commerçants, bailleurs sociaux, associations, responsables des agents de médiation, représentants des juges sont conviés. Ce qui est discuté, ce sont les relations parfois tendues entre ces acteurs du quartier, les problèmes d'hygiène, de salubrité et de violences. « On essaie d'avoir un dialogue », explique l'adjointe au maire. Mais de quelles mesures est suivi ce dialogue ? Il y a eu notamment une réunion particulière organisée après l'affaire de l'église et du Presto (voir plus bas), « dans la réunion particulière a été posé le problème de la psychiatrie [...], face à des problèmes psychologiques, qu'est-ce qu'on fait ? », s'interroge Danielle Poliautre ; « il faudrait pouvoir les hospitaliser ». Mais elle souligne aussi qu’« on n’a pas de solutions très concrètes ». Il y a aussi des AMS (agents de médiation sociale) qui interviennent dans le quartier « en amont de la prévention ». Par rapport à l'affaire de l'église (des chiens, en jouant, sont entrés dans l'église du marché de Wazemmes pendant la messe, suivis par leurs maîtres, venus les récupérer, le prêtre avait alors annulé la messe, ndlr) et du Presto (où la violence est montée après que le patron ait refusé de servir des SDF accompagnés de leurs chiens, ndlr), « ils ont été rappelés à l'ordre [par tous ces acteurs], parce qu'il y a eu une montée dans la violence [...] ils se sont excusés ». Elle souligne quand même que, « pour l'affaire de l'église, ça a été un peu monté en épingle » (et notamment par La Voix du Nord, ndlr).
La bonne cohabitation est donc parfois difficile, d'autant plus que la population de Wazemmes est hétéroclite : « On a sur Wazemmes des gens qui vivent très bien, mais aussi des personnes aux conditions très modestes ». Il y a une volonté de dialogue de la part de la mairie, mais pas un réel pouvoir pour gérer de manière durable les problèmes créés par ces situations de grande précarité, qui doivent se gérer à tous les niveaux de décision : État, région, mairie… Les événements sont pris en compte au quotidien, sans politique durable, par exemple par des structures de soins psychologiques et psychiatriques adaptées.
L'entretien se finit après que Danielle Poliautre m'ait proposé une sorte de rencontre avec les habitants du quartier afin de discuter de ces problèmes. •