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Îlot Pépinière : en l’honneur des victimes des politiques urbaines

« Vous êtes sérieux ?! » Telle a été la réaction du gros bourgeois assis à côté de moi, sur une terrasse de la rue du Faubourg de Roubaix, quand je lui ai raconté ce qui allait débarquer dans son quartier aujourd’hui. Parisien, il avait « acheté » récemment dans le coin. « On ne peut plus sérieux. Je suis journaliste, je prends mes infos directement au commissariat, vous me suivez ? » C’était un dimanche matin, le ciel était bas, l’air humide, j’avais à peine dormi, je sentais le Gin Tonic à plein nez – si tant est que ce cocktail ait une odeur – et, va savoir pourquoi, j’avais envie d’entrer dans ce reportage façon Derby du Kentucky.


• « Mais vous êtes sûr qu’ils seront aussi nombreux ? » À côté, des militants du jeune Atelier populaire d’urbanisme (APU) de Fives-Hellemmes discutaient discrètement – ça parlait vaguement de pognon, de rénovation urbaine et de pinces-monseigneur. Ils étaient là pour la braderie du quartier Saint-Maurice, car ils avaient prévu d’y tenir un stand. Pas pour vendre quatre merdes et deux saloperies, mais pour dénoncer publiquement un projet d’aménagement et/ou, c’est selon, chambouler l’ordre public. Quelque chose d’éminemment politique, quoi. « Sans aucun doute, ai-je répondu à mon interlocuteur qui me semblait fragile. Ça fait un mois qu’ils organisent cette manifestation. Tout ce que la ville compte de gauchistes se ramènera tout à l’heure. Les communistes, les trotskistes, les anarchistes, les antifascistes, les sans-papiers, les féministes, pire… les LGBTQIF ! Vous savez ce que ça signifie ? Vous comprenez maintenant ? » Le type a blêmi. « Regardez, ai-je continué en désignant les gens de l’APU, ceux-là en font partie. Vous en aurez plusieurs centaines comme ça tout à l’heure… » Je ne sais pas si les militants m’ont entendu, mais ils se sont levés à ce moment-là. Et l’un d’entre eux de me lancer : « On va devant la pépinière, tu viens avec nous ? » J’ai senti le regard du type se poser sur moi, l’air de dire « toi aussi t’es dans le coup ». Aussi ai-je préféré mettre un terme à notre conversation, et me casser sans plus attendre.

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La « pépinière » et l’îlot de maisons qui la longe représentent un espace d’une vingtaine d’hectares coincé entre le Cimetière de l’Est et la rue du Faubourg de Roubaix, à quelques centaines de mètres du siège de la communauté urbaine, de la gare Lille-Europe et, surtout, du central business district. Un espace assez singulier, faut dire, puisqu’il est majoritairement recouvert de végétation, ce qui lui donne une agréable impression de nature en plein dans l’urbain, en plein dans l’artificiel. C’est en tout cas de cette façon qu’un type de l’APU m’avait vendu le sujet pour me convaincre d’en faire un papier. Avant d’arriver sur les lieux, nous avons croisé Dominique Plancke – tour à tour ex-insoumis, presque ex-vert, ex-faucheur volontaire, presque ex-catholique, pas tout à fait ex-ouvreur de squats, ex-élu et ex-président du conseil de quartier de Saint-Maurice – qui a salué un militant. Ce dernier lui a expliqué qu’ils allaient tenir un stand devant la pépinière, ce à quoi M. Plancke a rétorqué : « Là-bas, vous serez hors-zone de braderie », sous-entendu dans l’illégalité. Ça tombait bien, j’avais besoin, pour me réveiller, d’un peu d’action, et c’est d’ailleurs pour ça que j’avais accepté de couvrir l’événement. Avec l’APU, dont le principe est né il y a quarante ans lors d’une lutte urbaine à Roubaix, il peut toujours y avoir des flics, de la bousculade, des expulsions et des larmes, autrement dit une excellente matière première pour tout journaliste qui se respecte.

« Ici c’était un des plus anciens terrains agricoles de Lille, protégé contre les constructions. Mais maintenant c’est devenu constructible ». Les gens de l’APU s’activaient tant bien que mal pour monter leur stand devant les grilles fermant l’entrée de la pépinière. Pas si facile, le trottoir était en chantier, y’avait des barrières et des trous partout. En même temps, un militant avait accepté de me raconter l’histoire de cet espace. « Regarde ici, toutes ces maisons ont une ossature en bois. Pourquoi ? Parce qu’elles sont dans l’ancienne zone défensive qui prolongeait les remparts de Lille, une zone qui pouvait potentiellement être détruite s’il y avait une invasion, tu vois, la fameuse zone "non aedificandi". On ne pouvait pas y construire en dur, donc l’architecture de ces maisons est assez particulière ». Des cases anciennes, aux entrées murées pour la plupart, délabrées, taguées, c’était pas beau à voir. Certaines pourrissent depuis la fin des années 1980, quand Pierre Mauroy – alors maire de Lille – a fait déclasser le territoire pour le rendre constructible – à l’évidence le futur quartier d’affaires Euralille et ses tours de puissance au béton vitré avaient besoin de place. La mairie a alors préempté et, progressivement, racheté 87 % du secteur. Or ce qui est en train de pourrir, en ce moment-même, rue du Faubourg de Roubaix, lui appartient pleinement. Opération classique de… rénovation.

Je suivais difficilement le fil de la discussion, mais je ne pense pas que c’était uniquement en raison de mon état. Autour de moi ça s’agitait. L’APU avait tout prévu : café solidaire, crêpes, houmous, jus, banderoles – « Expulsion, béton, pollution : l’avenir du Grand Lille » –, table d’informations et, surtout, un véritable chamboule-tout de ducasse dont les boîtes portaient les portraits de Martine Aubry, Audrey Linkenheld, Damien Castelain, Manuel Valls… Autant de personnalités qui, toutes les trois minutes, à cause d’un projectile ou simplement du vent, se cassaient la gueule dans le plus grand des vacarmes. « Derrière les maisons, c’était une pépinière, poursuivait mon interlocuteur, une grosse pépinière, depuis le XIXe siècle. Le terrain a été racheté par la mairie qui a continué à le louer au pépiniériste qui l’exploitait. Avec un bail rural, c’est spécifique au domaine agricole, on ne peut pas construire dessus car c’est réservé à la production. Mais la dernière fleuriste a quitté les lieux il y a quelques mois… Regarde, ils ont muré sa boutique, juste-là ». J’avais peine à imaginer que cette boutique, il y a seulement quelques mois, était encore en activité. Toutes les entrées étaient condamnées par des murs de parpaings et sa façade était recouverte par de grands panneaux de décoration de la société d’aménagement SPL Euralille. Triste. « Voilà, tous les arbres que tu vois, tout cet espace vert, ça va disparaître. Ils veulent y mettre dans les 250 logements, avec des immeubles de neuf étages… Dis-toi que dans la tête d’un urbaniste, un espace vert comme ça dans une ville c’est un espace vide, c’est quelque chose d’inconcevable. Le délire c’est de densifier, densifier le tissu urbain, encore et toujours plus. » Mon téléphone s’est mis à sonner ; décidément il m’était impossible de rester concentré plus de trois minutes. « Allô ?! » C’était un dessinateur de La Brique qui me proposait de l’aider à vendre le journal à Wazemmes. « Quoi ?! Mais attends, moi j’suis en plein reportage, mon gars, là. Qu’est-ce que j’en ai à foutre de ta vente à la criée ?! J’suis en train de travailler, quoi ! »

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Le camarade de l’APU avait reconnu l’ancienne pépiniériste un peu plus tôt, elle tenait un stand pour la braderie. Il m’a proposé d’aller la rencontrer ; aussi, après m’être fourni en bonbons, un gros paquet de bonbons pour me redonner les quelques forces dont je manquais indubitablement, nous l’avons accostée. On pouvait pas la rater, son ancien camion de fleuriste « Interflora » stationnait juste à côté. « Ma famille était propriétaire depuis les années 1950, a-t-elle expliqué. La Ville a racheté à mon père tout en continuant à lui louer dans les années 1970, je pense… je sais pas exactement, j’étais trop petite. Du coup, comme j’étais locataire moi aussi, quand la mairie a voulu reprendre le terrain, j’avais pas beaucoup le choix… et je suis partie en février ». On sentait que cette histoire lui restait en travers de la gorge, et qu’elle ne les oublierait pas. « Ils me privent de mon activité, j’ai même pas droit au chômage… plus mes employés, trois employés au chômage ». Que pouvait-elle faire ? S’intégrer dans le projet d’aménagement ? Faire ce qu’ils voulaient ? « Ils m’ont proposé de reprendre une boutique sur le même lieu pour un loyer de 3000 euros, monsieur. Déjà faut attendre que ça soit construit, en plus 3000 euros de loyer par mois… faut en vendre des fleurs ! C’est irréalisable ! »

« Ils », c’étaient la communauté urbaine, la mairie et la SPL Euralille. Ou plutôt leurs élus, technocrates, urbanistes et communicants qui avaient des idées bien arrêtées sur ce que devait devenir le quartier, privé de sa pépinière. La dame gardait son sang-froid, malgré sa colère, et se permettait même une touche de sarcasme au sujet de la découverte d’une espèce protégée, le triton alpestre, qui avait quelque peu contrarié les plans d’aménagement : « Alors là, les tritons… Ils sauvent les tritons mais ils privent quelqu’un de son outil de travail. Ils ont creusé une marre pour sauver les tritons… bah ils ont sauvé les tritons, ouais… mais moi ils en ont rien à foutre ». Y’avait quelque chose dans ses yeux, ils étaient de plus en plus rouges, je crois qu’elle aurait pu pleurer. Ça ne passerait pas : « La pépinière ça faisait partie du patrimoine, ouais, faut voir ce qu’ils en ont fait… Je peux pas voir ce projet comme une simple habitante, je suis trop… ça me prend trop, je peux pas me mettre en dehors de mon histoire personnelle. C’est toute ma vie. J’y suis née… » Je dois dire que je me sentais un peu ridicule, là, à lui poser des questions, avec ma gueule de bois, tout en mâchouillant mes bonbons grossièrement. Ils avaient fait des dégâts, me suis-je dit. Des dommages collatéraux qu’on oublierait dans quelques années. Il était peut-être temps que je prenne ce sujet au sérieux. Et que je fasse mon job.

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Quelque chose s’était passé en notre absence. Le portail de la pépinière était grand ouvert, et les militants de l’APU invitaient les promeneurs dominicaux : « Faut pas hésiter à passer, monsieur, on va voir si on peut faire une petite visite patrimoniale de l’ancienne pépinière, avant qu’elle disparaisse ». Jusqu’à présent j’avais compris que leur action ne consistait qu’à tenir un stand de « sensibilisation » lors d’une braderie de quartier. « Bah non, mon gars, m’a répondu le camarade que je suivais, on t’avait pas dit ? Ce week-end c’est les journées du patrimoine, deux jours de visites des lieux historiques du coin… on va pas se gêner pour le faire ici aussi ». Ce qui était encore une simple Zone d’aménagement concerté (ZAC) fermée par un portail une heure plus tôt, se reconvertissait soudain en patrimoine culturel. Sur le mur, à l’entrée, un panneau en carton avait été accroché. On pouvait y lire : « Journées du patrimoine. En l’honneur des victimes de la politique de la ville ». Je repensais à la fleuriste, aux sapins, pivoines et fruitiers dont elle avait parlé. Ces vingt hectares devaient regorger d’essences, et ce sont mes sens élimés par la tise qui m’ont poussé à les arpenter. (Vous vous doutez bien qu’avant de pénétrer dans la pépinière, je me suis demandé comment le portail avait été ouvert. Et bien sûr j’ai fait le job, à savoir enquêter. Malheureusement ça n’a pas vraiment abouti. Les chaînes et le cadenas n’ont pas été cassés, c’est tout ce que j’ai pu constater de mes propres yeux.)

C’est pas mon genre de me lamenter sur la nature, ou de pleurer pour avoir un parc à côté de chez moi – à Lille on prend vite l’habitude de baver, cracher, chier du béton. Mais la visite de la pépinière ne m’a pas laissé indifférent. À quelques mètres de l’entrée, il y avait une serre principale qui devait servir au maraîchage. Elle était dans un sale état et semblait avoir été abandonnée depuis un moment. La nature reprend vite ses droits, comme on dit, aussi les tomates – mûres et au goût de tomate – n’avaient pas arrêté de pousser. Après la serre, c’était la nature, je veux dire l’idée que je peux m’en faire un dimanche matin mal réveillé. Comme si j’avais pris un conduit spatio-temporel, je changeais tout à coup de dimension. Loin de la rue, loin de la ville. Le ciel s’était levé, le soleil nous faisait des clins d’œil. Comme un gosse, bien qu’exhalant quelques vapeurs de gin, je me suis muni d’une branche qui traînait au sol pour en faire une canne de pèlerin et suis parti explorer ce monde que j’imaginais sauvage. L’aventure. D’une rangée de plantes, d’arbustes, on passait dans un bosquet, ambiance sous-bois. De grosses toiles d’araignées barraient les sillons, des orties raclaient les mollets et des ronces déchiraient vêtements et chairs. Je n’étais plus à Lille. À tel point que, pendant un quart d’heure, j’ai tenté de chasser le triton, cette putain d’espèce protégée qu’ils avaient sauvée. Certes j’ai trouvé la marre creusée récemment mais malgré mes efforts, je n’ai pu débusquer la bête. Et tant mieux, car j’aurais très bien pu faire une regrettable connerie. Transformé, j’étais un chasseur, un aventurier, un foutu trappeur. Oui, cette ancienne pépinière était un parfait terrain de jeu, l’endroit idéal pour une teuf sauvage et psychédélique, genre block party rurale.

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C’est en revenant de ma visite patrimoniale que j’ai rencontré Antoine, devant le chamboule-tout. « Ça fait huit ans qu’on est propriétaire, huit ans qu’on a acheté ». Habitant de l’îlot Pépinière, il faisait sans doute partie de ces victimes que l’APU voulait mettre à l’honneur. « La mairie ne nous avait pas prévenus évidemment qu’il y avait un projet dessus… » Aujourd’hui Antoine et sa famille sont en passe d’être expropriés, aussi a-t-il accepté la conversation sans hésiter. Et m’a raconté : « Quand on a vu le projet arriver, on n’était pas contre, parce qu’en effet il y a un potentiel important sur ce terrain. Mais bon, on a été très déçus. » Entre autres à cause de la hauteur de certains immeubles qui compteront neuf étages, de la trop faible proportion de logements sociaux, de l’augmentation potentielle de 10 % du trafic automobile, de la pollution conséquente, de la disparition d’un espace vert… Mais surtout à cause de l’absence de toute volonté d’intégrer les habitants, donc les premiers concernés, au projet : « Il y a juste des informations qui sont données lors des réunions publiques. Ce qu’ils appellent concertation, en fait c’est pour dire ce qu’ils ont décidé de faire. » De toutes façons, les derniers occupants de l’îlot Pépinière ne seront plus là pour voir le projet achevé. Les pouvoirs publics ne veulent pas d’eux. « On subit une grosse pression psychologique pour nous faire partir. Tous les six mois je reçois un document me disant que dans six mois ma maison sera détruite et qu’il est urgent que j’aille les voir. Ça fait six ans qu’ils m’envoient ces documents, quoi. Maintenant je les classe. Mais voilà, y’a quand même plusieurs familles qui ont été harcelées. Ils peuvent appeler des personnes âgées dix fois, vingt fois dans le mois, ou envoyer un cabinet privé pour essayer de nous forcer la main. En plus, pour racheter nos maisons, ils nous proposent à peu près la moitié des prix du marché… »

En janvier dernier, la communauté urbaine a décidé d’en finir avec les propriétaires récalcitrants. Ces derniers ne voulant pas lâcher leurs baraques – cinq maisons, soit 13 % de l’espace convoité –, il restait à les exproprier. Pour cela, une seule solution : la déclaration d’utilité publique. Après une enquête d’un mois, une commissaire enquêtrice a rendu un avis favorable, même si elle constatait dans sa conclusion que « que l’hostilité du public au projet émanait surtout des propriétaires concernés par le rachat de leurs parcelles et notamment par le prix qui leur était proposé. […] Il est clair que si les négociations entamées avaient pu aboutir sur une entente concernant le montant des indemnisations sollicitées par les propriétaires, le déroulement de la présente enquête publique serait resté beaucoup plus serein. » Et de regretter « que le projet n’ait pas présenté une étude sur la possibilité de conserver le bâti et d’intégrer les constructions actuelles ». De leur côté, avec l’appui de l’APU, les derniers habitants ont essayé de contrer la déclaration d’utilité publique, notamment avec une contribution de 18 pages à l’enquête préalable, dans laquelle ils écrivaient : « Certains d’entre nous habitent le quartier depuis plus de quarante ans, y sont nés, y ont leur histoire, leur vie, leurs projets. À aucun moment nous n’avons été intégrés à la construction de ce projet. Pire, nous avons été exclus de son élaboration et sommes aujourd’hui chassés de nos maisons, spoliés à bas coût. » Mais c’était déjà trop tard.

« Je vais attendre d'être expulsé ». Antoine se résignait. « On a de l'argent de côté, et faudra bien qu'ils nous payent quelque chose, on ira au tribunal s’il le faut... Donc voilà je suis pas à plaindre. Je veux juste que ce projet ait du sens. Je suis pas là juste pour faire de l'argent. » Et ce projet aurait du « sens » s’il était, avant tout, social : « Pour moi ce qui est le plus important c’est le logement social, au minimum du minimum 10 % de social. Je bougerai pas mon cul tant qu’on sera pas passé à 10 %, faut pas déconner. Actuellement à Lille y’a 250 familles avec enfants à la rue, c’est pas acceptable ! » Du social il y en a dans le projet, mais il est surtout question ici de la faible proportion de Prêts locatifs aidés d’intégration (PLAI), donc de logements très sociaux pour les plus précaires. Il y en aura 17, soit 7,73 % des logements construits. « Si vraiment ils font du vrai social, je veux bien faire un effort, mais qu’ils ne me demandent pas de faire un effort pour ça… C’est triste de voir la gauche se comporter comme ça ». Une gauche qui ne partage plus, depuis longtemps, ses convictions : « Une famille de Roms squattait une maison de l’îlot. La mairie a refusé de leur mettre de l’eau. Mais pour le projet ils ont débloqué 10 000 euros pour la marre des tritons alpestres. 10 000 euros, y’a pas de soucis. Par contre pour rebrancher de l’eau à une famille… Pendant deux ans je leur ai demandé de leur mettre de l’eau, la famille était même prête à payer ! » Les victimes n’étaient pas seulement celles qui ouvraient leur gueule, qui se mobilisaient. Bien d’autres étaient oubliées dès le début.

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Sur la table d’informations, traînait un exemplaire du premier numéro du journal de l’APU, Le Triton Libéré (sic). On pouvait y lire un article revenant sur la « lutte » qui avait démarré fin janvier, lorsqu’Antoine avait contacté les militants tout juste constitués en association. Une lutte dont « l’enjeu » était de contrer « l’avancée d’Euralille sur les maisons de la rue du Faubourg de Roubaix ». Avec les moyens du bord – un peu de peinture, une photocopieuse, des heures de travail et beaucoup de motivation –, une poignée d’habitants s’opposait donc à l’arrivée d’une des machines de guerre les plus sophistiquées à ce jour. De La Madeleine à Porte de Valenciennes, en passant par la gare Lille-Europe, le Conseil régional, la gare Saint-Sauveur et la pépinière, Euralille – 1, puis 2, puis 3 – n’en finissait plus de s’étendre. Et de coloniser l’espace urbain. Mais ici, contrairement au secteur du Conseil régional, les lieux étaient déjà occupés. Pour les vider, les pouvoirs publics avaient mis en œuvre une stratégie de reconquête. Préempter, racheter, garder les maisons vacantes et les laisser pourrir à côté des dernières maisons habitées pour créer « une situation d’attente problématique » justifiant nécessairement une opération de rénovation urbaine, et l’expulsion des habitants. Pour quoi ? Pour qui ? L’image du Parisien que j’avais voulu effrayer plus tôt me revenait à l’esprit. La requalification d’un espace urbain signifiait aussi la requalification de sa population. Face à cela, les laissés-pour-compte s’étaient, pour une fois, mobilisés. Aujourd’hui, l’action de l’APU et des habitants n’était pas un simple stand un jour de braderie. C’était une occupation d’un territoire à défendre.

Il y avait de plus en plus de monde. On jouait au chamboule-tout, visitait la pépinière par petits groupes, mangeait du houmous, discutait de politique, etc. L’opération avait fonctionné et les militants ne cachaient pas leur satisfaction. De mon côté, je commençais à fatiguer. Tout ça manquait sans doute d’un peu d’action – aucune bousculade, toujours pas de flics – pour me permettre de rester au niveau. Alors, sur un coup de tête, j’ai décidé d’arrêter mon reportage et de rentrer chez moi – il en allait de ma propre survie. Je n’étais donc plus là, hélas, quand les pouvoirs publics ont enfin montré le bout de leur nez. Ça a démarré avec des policiers de la BAC. Ils ont pu constater que les habitants de Saint-Maurice profitaient une dernière fois de leur pépinière et que, étrangement, son portail n’avait pas été fracturé. Puis ça été le tour d’une équipe de la police municipale, qui a débarqué alors que l’APU remballait le stand. La pépinière était à nouveau fermée au public. Enfin, ce sont Audrey Linkenheld – conseillère municipale déléguée au Plan lillois de l’habitat –, Walid Hanna – deuxième adjoint délégué aux politiques des territoires – et le chef de la police municipale, qui ont déboulé. Mais à ce moment il n’y avait plus personne devant la pépinière, hormis quelques observateurs avertis. Les récalcitrants avaient enfin fermé leur gueule, la pépinière était redevenue une ZAC. Nos élus pouvaient à nouveau dormir tranquillement, sans être réveillés en plein rêve par quelques insignifiantes victimes des politiques urbaines. •