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500 colons sur la ligne de départ

Pays berbère, Tiznit, sud du Maroc. Dans ma fuite de l'École Néogonzo, j'étais venu accompagner un ami qui passe sa vie sur les routes africaines. Un fanfaron qui devise dans d'incompréhensibles palabres mais dont l'enthousiasme ouvre les portes. Comme ce jour-là, quand nous avons été invités à loger à l'Asrir, une auberge dans un riad au cœur de la médina. Ici, une obscure cérémonie était en préparation. En fait une pitoyable célébration pour néocolons qui s'ignorent...


« Les nations européennes se vautrent dans l’opulence la plus ostentatoire. Cette opulence européenne est littéralement scandaleuse car elle a été bâtie sur le dos des esclaves, elle s’est nourrie du sang des esclaves, elle vient en droite ligne du sol et du sous-sol de ce monde sous-développé. Le bien-être et le progrès de l’Europe ont été bâtis avec la sueur et les cadavres des Nègres, des Arabes, des Indiens et des Jaunes. Cela nous décidons de ne plus l’oublier. »

Frantz Fanon, Les Damnés de la Terre (1961)

***

• Aujourd'hui Hakim et Saïd, les tenanciers de l’Asrir, sont très affairés. Une cérémonie doit avoir lieu le soir même. Pas le temps de nous expliquer de quoi il s'agit. Il y a des tajines de poulet pour quarante personnes à préparer. Les trois tortues du lieu, qui d'habitude passent leurs journées à rôtir au soleil, sentent une inhabituelle agitation. Elles se sont planquées à l'abri sous le parterre de cactus de la cour centrale. Laissant nos hôtes à leur travail, nous partons déambuler dans la ville aux murs crénelés de terre rouge. Le désert est proche. Il est tôt mais le soleil a déjà pris ses quartiers dans le ciel azur. Ça tape sévère. L'après-midi s'écoule doucement. À Tiznit les gens se déplacent à vélo ; nous nous laissons donc absorber par le spectacle du flux des cyclistes s'écoulant insensiblement dans toutes les directions.

 

 

De retour à l'Asrir, l'effervescence est montée d'un cran. Le fumet épicé des tajines embaume l’atmosphère. Des jeunes se remuent dans tous les sens. Il faut trier des dizaines de tas de vêtements recouvrant les tapis du lieu. Une jeune femme, Sarah, donne des directives pour le tri. Ses bras s'agitent, sa voix se fait stridente ; visiblement elle a la pression. « Leila ! Tu mélanges des vêtements de bébé et de grand, fais attention, là ! C'est pas possible, on va pas y arriver ! » Hakim et Saïd disposent des chaises autour de la fontaine centrale. Des femmes aux voiles colorés commencent à arriver, suivies d'une tripotée de marmots. Le brouhaha accable les tortues, toujours planquées sous les cactus, au cœur de ce champ de bataille, têtes en embuscade sous leurs carapaces. Au milieu de cette fourmilière, nous tentons une nouvelle fois de comprendre le pourquoi du comment. En vain. « Pas le temps mon ami, on est pressés là ! La cérémonie va bientôt commencer ! » Hakim me dégage de son chemin en déroulant son bras sur toute la longueur.

 

 

On retourne sur la terrasse dominant la cour centrale, s'enfiler des whiskies marocains, surnom que les habitants ont donné avec humour au thé à la menthe dans un pays qui proscrit l'alcool. Le soleil se fait tendre, il nous berce désormais. Au bout du troisième verre, enivrés de menthe fraîche, des applaudissements nous font sortir de notre flottement. Nous passons la tête par-dessus la balustrade pour découvrir un groupe d'Européens, installés sur les chaises disposées tout à l’heure autour de la fontaine centrale. Short au-dessus des genoux, tous équipés d'appareils photos dégainés, le plus jeune doit aligner quarante ans, la plus âgée soixante. Les rougeurs sur leur peau témoignent d'une arrivée récente sous le soleil du Maroc. Autour, l'Asrir est maintenant bondé. Une foule de gamins et leurs mamans sont installés sous les arcades de la cour. Micro en main, Lahcen, le boss du lieu ouvre le bal :

« Mes amis ! Aujourd'hui est un jour heureux, un jour où nous allons aider des familles pauvres ! Grâce à la générosité de nos amis français ici présents. Ils sont venus de très loin pour pouvoir vous distribuer ces vêtements qu'ils ont ramenés de chez eux. »

 

 

Lahcen est visiblement ravi, tous les regards convergent vers lui. Il distribue à la volée sourires et signes de main ; on dirait un pasteur évangéliste chaud bouillant devant ses fidèles.

« Est-ce que la représentante de l'association d'aide aux familles démunies peut venir ?

– Voilà, elle arrive. Nicole, venez aussi s'il vous plaît, vous allez pouvoir donner vous-même ces vêtements. »

Une des femmes du groupe des blancs s'avance au centre des regards. Lahcen passe le micro à la représentante de l'association marocaine qui fait signe à une maman dans l'assemblée de s'avancer.

« Oui ! Madame Amzil, avancez vers nous. Voilà, recevez ces vêtements, madame Amzil, vos enfants en auront de nouveaux pour l'école ! Vous êtes contente ? »

Madame Amzil acquiesce timidement, visiblement impressionnée d'être sur le devant de la scène.

« Remerciez madame Nicole, elle a fait de la route pour venir ici ! »

Madame Amzil, à l’évidence, ne parle pas un mot de français. Le discours est plutôt destiné aux Européens. Elle prend le petit paquet des mains de Nicole, et la remercie en amazigh, la langue des Berbères. Des applaudissements résonnent, ça flashe en rafales du côté français. L'émotion est à son comble, Nicole est tout sourire.

 

 

La représentante de l'association appelle une autre maman.

« Madame Id Ali Obihi ? Venez s'il vous plaît. On peut peut-être demander à Patrick de venir ? Patrick venez, vous allez remettre le paquet à madame Id Ali Obihi ! »

Patrick se lève, ravi et ému, et va remettre lui aussi son colis de fripes aux pauvres de Tiznit. Des youyous et de la musique traditionnelle ponctuent les remises de paquets. Radia, une militante associative qui a bien roulé sa bosse, est dépitée par la tournure que prennent les événements. « Tout ça c'est du folklore ! On n'a pas besoin de ça ! Pourquoi les femmes font des youyous, ça sert à quoi ? » Sa désapprobation n'est pas partagée, l'humeur est détendue. Hakim a entendu Radia et sourit : « L'année prochaine, ils ramèneront plus ! »

 

 

La cérémonie se poursuit, les paquets de vêtements diminuent, les cartes mémoire se remplissent, les mamans et marmots sont de moins en moins nombreux, la plupart déjà repartis avec leurs colis venus d'Europe. Deux heures plus tard, il n'y en a presque plus. Chacun des Français est venu ressentir le frisson d'aider les miséreux de Tiznit. Certains font risette aux bambins, d'autres tentent le dialogue avec les mamans.

« Ils vont à l'école vos enfants ? » s'inquiète une des donatrices. Sourire poli en réponse, la femme berbère ne comprend pas le français. Ça n'a pas l'air de déranger son interlocutrice qui continue de la questionner en français. À l'autre bout de l'Asrir, nous regardons le spectacle avec circonspection. Une vieille s'approche de nous avec les yeux de la bonté et nous glisse quelques mots en amazigh en nous serrant chaleureusement les mains. Une jeune qui a participé à la distribution nous éclaire : « Elle vous remercie, elle dit que vous êtes des bons musulmans, pas comme les Marocains ». Devant notre air interrogateur, elle nous explique que la vieille nous a pris pour des gens du groupe des généreux donateurs, et que la charité est une valeur fondamentale pour les musulmans. Elle s'est inscrite pour recevoir un colis, mais un imbroglio dans l'organisation a fait distribuer plus de paquets à certaines familles, alors que d'autres sont reparties les mains vides. L'ancienne en voulait aux Marocains, mais louait la générosité des blancs… Soudain des bruits proviennent de l'entrée du riad. D’autres enfants en bicyclettes se sont attroupés devant. Ils ont entendu dire qu'on distribue des vêtements gratuits. Lahcen, dans des gesticulations et des moulinets de bras, les fait déguerpir.

Pendant ce temps Sarah, la chef d'orchestre de la distribution, est en pleine remontrance contre autre jeune. « Tu ne te rends pas compte, rouilla ! Moi je me suis engagée auprès de ces familles. Elles se sont inscrites, elles sont parfois venues de loin, elles attendaient les vêtements, et maintenant elles repartent sans rien ! Rien ! » Elle n'était pas bien du tout, des larmes lui montaient aux yeux. « Elles vont venir me voir, elles vont me le reprocher, elles vont me dire que je leur ai menti ! » Le jeune tente de se justifier, mais visiblement ça ne console pas Sarah.

Nos héros du jour, eux, se sont retirés sur la terrasse à l'étage ne voyant rien des larmes de l'organisatrice et des espoirs déçus des familles. Saïd et Hakim, qui n'ont pas arrêté de courir toute la journée, continuent leur marathon pour régaler de thé à la menthe et de pâtisseries les valeureux donateurs. Les tajines sont presque prêts, des jeunes femmes les relayent pour terminer leur confection. « Walbok, elle pue l'indécence cette cérémonie, mauvaise énergie ici, on s'casse, des putains de néocolons ces Français ! » L'indignation de mon ami est manifeste. « Tout est prêt, ils arrivent en mode rois du monde, sont bien contents de filer leurs vieux vêtements de zeurm qu'ils ne veulent plus porter, et dès qu'ils ont filé leurs loques pourries, ils se cassent pour se goinfrer aux frais de la princesse ! » L'un des Français, celui qui faisait risette aux gamins, grisé par tant de bons sentiments, lance au groupe : « Moi  je veux retourner avec les enfants ! » Il a encore soif de misère. Mais devant la désapprobation générale, il s'enfile finalement une petite corne de gazelle. Mon ami me secoue : « Allez, viens, on change de base, je veux pas en être de leur misérable soirée de néocolons ! »

 

 

Après avoir bouffé un tajine de poisson au citron en ville, nous rentrons à l'Asrir. Mon ami s'éclipse fissa dans la chambre. L'ambiance a nettement changé. Les tajines sont mangés, des rires gras et des mains qui claquent, la musique bien de chez nous aussi. Les convives sont décidément fin heureux. À ce moment, le groupe scande un vieux tube sur l'amitié entre les peuples, Pedro va au Brésil. Déchaînés, ils poursuivent sur leur lancée : « Allez Paaascaaal montre nous tes feesseeuh, vaaazy Paaascaal montre nous ton cul ! » Décidément poètes, ils mettent Pascal à l'honneur ce soir : « Il  est vraiment ! Il est vraiment ! Il est vraiment phénoménal ! Il mériterait ! Il mériterait ! Il mériterait d'être dans le journal ! » Manifestement ils n'ont pas bu que du whisky marocain. Ils sont même sérieusement allumés. Moi qui depuis mon arrivée n'ai pas vu une goutte d'alcool dans toute la ville, je me demande comment ils peuvent être si déchirés. Non pas que boire ici pose un problème, mais cette ostentation et leur absence de retenue révèle un certain mépris. En plein milieu de la médina, quelques temps après l'appel à la prière du muezzin, les effluves de leurs chants paillards rendent l'ambiance visqueuse, me font me sentir collant. Mais qu'avait donc fait Pascal pour être l'objet de telles célébrations ? Le héros parmi les héros, Pascal, était très entouré.

Lahcen interrompit les réjouissances. « Mes amis, je voudrais vous faire un cadeau, comme gage de notre amitié ». Il sort une pochette, et remet à chacun et chacune, en main propre, sous les applaudissements, un certificat de rencontre, sorte de diplôme de bonne conscience pour ces courageux Français venus apaiser la misère du monde. Ravis de cette médaille de papier, le groupe prend la pose comme de jeunes diplômés…

… Mais bordel… Mettons les choses au clair…

… C'est qui ces foutus Français ? Qu'est qu'ils foutent là, à l'entrée du désert à ramener leurs certitudes d'occidentaux et leurs bons sentiments qui puent les bondieuseries ? Gobineau et son Essai sur l'inégalité des races de 1853 ne sont décidément pas si loin… J'engage la conversation avec un des leurs resté à part :

« D'où ils viennent tous ces vêtements que vous avez récupérés ?

– Oh, moi je sais pas trop, faudrait voir avec Pascal, c'est lui qui a tout organisé. »

Pascal étant inaccessible, je me rabats sur un grand blond longiligne d'une quarantaine d'années, lunettes de soleil vissées sur le crâne. Il porte un tee-shirt floqué de l’inscription « Australian safari, êtes-vous assez bon pour conquérir le bush australien ? » :

 « Salut ! Tu es français ?

– Oui, je viens de Lille. »

Lille ! Ce fieffé coquin vient donc de chez moi !

« Alors, qu'est-ce que vous êtes venus faire à Tiznit ?

– Eh bien nous sommes un groupe de toute la France venu faire un raid sur le Maroc. En fait, il y a encore quelques mois, on ne se connaissait pas. On s'est rencontrés par Internet sur un forum d'amateurs de Toyota 4x4 Land Cruiser. On est tous des passionnés ! Pascal vit au Maroc depuis vingt ans, et il nous a proposé qu'on se rencontre autour d'une traversée du pays. »

Enthousiaste, il m'explique qu'il y a des cadres, des ouvriers, des employés, mais que peu importe les différences, ils sont réunis pour l'amour des grands espaces et du 4x4. Il a la gueule d'un flic, la coupe d'un flic, la dégaine d'un flic, plus la conversation avance, plus ma certitude grossit. Quand je m'enquiers finalement de sa qualité, je ne suis pas déçu : « Je suis banquier, pas en agence mais dans les bureaux. Je place l'argent de ma banque sur les marchés financiers ». Sans même sentir mon émoi, il se justifie immédiatement : « Et je suis totalement en harmonie avec mon métier ». Toi et tes pairs seront les premiers à être pendus par les tripes le jour de la révolution, pensé-je.

 

« Cette Europe qui jamais ne cessa de parler de l’homme, jamais de proclamer qu’elle n’était inquiète que de l’homme, nous savons aujourd’hui de quelles souffrances l’humanité a payé chacune des victoires de son esprit. »

Frantz Fanon, Les Damnés de la Terre (1961)

 

J'ai la gerbe. Une sournoise colère gronde. J'ai envie de lui jeter son whisky marocain dans sa sale gueule de larbin du capital. Il n'a même pas parlé des vêtements, ni des pauvres, juste de leur petit kif de blancs riches venus se payer une bonne tranche de plaisir dans un pays qui ne coûte rien pour eux. Je quitte finalement l'indécent banquier, et rejoint Hakim et Saïd qui ont enfin le temps de s'en griller une :

« Hakim, c'est quoi cette cérémonie puante ? Qu'est-ce que ça rapporte à l'Asrir ?

– Rapporte ? Rien ! C'est même nous qui avons payé pour ramener les vêtements depuis Marrakech ! 1000 dirhams !

– Je croyais qu'ils les avaient ramenés de France ?

– Oui, ils les ont ramenés de France, mais ils ont laissé les colis à Marrakech, je crois que ça prenait trop de place dans leur voiture. On a demandé à un ami de partir à Marrakech pour les récupérer.

– Mais il y a plus de 300 kilomètres !

– Ah tu sais ils sont déjà généreux d'avoir ramené aux pauvres ces vêtements, on pouvait bien faire ça !

– Mais 1000 dirhams ! Vu la gueule des vêtements qu'ils ont ramenés, le voyage aller-retour à Marrakech a coûté bien plus cher que ces loques moisies !

– Ça faisait plaisir à Lahcen... » lance-t-il pour clôturer cette discussion.

 

« Le grand succès des ennemis de l'Afrique, c'est d'avoir corrompu les Africains eux-mêmes ».

Frantz Fanon, 1960

 

Les Français partent finalement, il est une heure du matin, la ville dort déjà depuis un bail. Les tortues, qui n'ont pas bougé de leur planque de toute la journée, sortent finalement de leurs carapaces et reprennent le cours de leur modeste vie. Lentement, à tâtons. D'énormes vrombissements déchirent alors la quiétude de la nuit. Ce sont les Toyota 4x4 Land Cruiser qui démarrent dans un vacarme assourdissant. Les Français vont rejoindre leurs lits deux places, loin de la médina, dans un confortable hôtel avec Internet, chambre spacieuse, et personnel aux petits soins.

 

 

Ils l'avaient fait. Ils avaient touché la misère du monde. Leurs karmas venaient de se faire gratifier d'une sacrée promotion. Ils pouvaient bien rentrer en Europe maintenant et raconter gravement leur incroyable aventure à leurs familles et collègues. Ils repenseraient à cette journée avec émotion, bien installés dans leur canapé, devant les photos de ce moment. Ils étaient bons. Et heureux de l'être. •