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Sous les ors du Palais

Si je n’avais pas connu Abel en fac de droit, il y a 15 ans, je n’aurais rien compris à ma première journée dans la peau d’une chroniqueuse judiciaire. Je me dis ça à chaque fois que je commence un nouveau boulot dans la justice. Il était évidemment beau gosse et tout le monde le cherchait des yeux en battant des cils. Le hic, c’est qu’il était étudiant en droit, et passionnément : impossible de le croiser ailleurs qu’en cours. J’assistais donc tout aussi passionnément que lui au cours de droit pénal, à une distance étudiée avec soin. Mon approche a duré tellement longtemps que j’ai eu tous mes examens avec mention, grâce au droit pénal. Mon avenir ne tint donc à rien : vu l’ambiance qui régnait dans les amphis et les cafet’ de la fac de droit, j’aurais arrêté mes études dès la première semaine si Abel n’avait pas joué les pots de miel pendant tant d’années.


• Après la fac, j’aurais également pu bifurquer, mais là encore, et pour d’autres raisons, j’ai embrassé les unes après les autres pas mal de vocations judiciaires. C’est après le procès truqué d’Esteban et les condamnations multiples de Jean Mouline que Jack a préféré me refiler la chronique judiciaire de l’école plutôt que la défense de ses gars. « Tu vas voir, c’est comme ça qu’on apprend », et l’habituel rire pincé grimpant subitement dans les aiguës qui a clos le sujet m’en a dit long sur ce qu’il pensait de mes stratégies de défense.

Ce matin, donc, je me permets d’être en retard. Bien en retard. Tellement en retard que toute la salle d’audience tourne la tête quand j’y entre avec cet air parfaitement travaillé que prennent les avocats pour montrer qu’ils savent très bien qu’on les attend mais qu’ils ont une excellente mais fausse bonne raison d’arriver quand bon leur semble. Y’a des habitudes qu’on prend très vite et qu’on ne perd jamais.

Jack m’avait refilé une info qui promettait le procès d’un innocent, un type accusé de dégradation sur la foi de la description d’un sweat-à-capuche faite au téléphone par un homme qui n’a même pas déposé son témoignage devant les flics et qui ne s’est jamais radiné au commissariat. Le prévenu-qui-se-dit-innocent s’est fait ramasser par la BAC quelques dizaines de minutes après le coup de fil, parce qu’il ressemblait plutôt vaguement à la description téléphonique passée de bouche en radio de flic d’un mec qui aurait tagué avec ses potes le mur d’une mairie.

Techniquement, ça donne une dégradation en réunion sur un bien d’utilité publique et un mec un peu timide qui n’a jamais eu affaire à la justice a de quoi passer de mauvaises nuits rien qu’en pensant à son casier judiciaire et à la vie qui va avec. Mais pour un professionnel des salles d’audience, ce n’est vraiment pas l’affaire du siècle.

J’imagine que le type du téléphone ne sait même pas quel séisme son coup de fil est susceptible de provoquer dans la vie du môme, et je me demande s’il aurait composé le 17 s’il avait pu jeter un léger coup d’œil dans l’avenir du gosse deux minutes avant. On pourrait appeler ça l’effet papillon judiciaire. Faudrait que j’en cause aux poètes de l’école pour qu’ils pondent un truc intense là-dessus.

L’affaire est appelée. Je jette un coup d’œil au public, aux magistrats, à la greffière, aux avocats. L’huissier fait la discipline, traque les portables qui sonnent, les chuchotements des collégiens en sortie avec leur prof d’éducation civique. De temps en temps, je perçois dans un regard une peur mal dissimulée : l’habituel air angoissé de celui qui attend son tour, ou plutôt son heure, le regard de celui qui craint les questions du juge, le micro, et tout le monde qui l’écoutera déballer sa vie, bref, le regard d’un prévenu qui comparaît libre.

Je comprends vite fait que le parquet a un peu cafouillé dans le dossier du gamin. Il y a un truc qui ne va pas avec la mairie-victime. Elle n’a pas été informée de la date d’audience, alors que tous les personnages de la pièce sont là. Le prévenu est blême. Les gens qui ont des robes parlent entre eux avec des mots qu’on ne prononce pas quand on ne porte pas les mêmes robes qu’eux. Question de style, de classe aussi, comme dirait Bertoni. L’affaire est renvoyée et le mec regarde son baveux avec des yeux ronds comme des billes. « Renvoyée où ça ? » Le type en robe lui explique qu’il se rongera les ongles deux mois de plus et que jusque-là, il sera réputé innocent. Il sort avec l’air de celui qui va au rattrapage le jour des résultats du bac : il ne sait pas si c’est bien ou pas pour lui.

La Présidente a chaud, elle remonte ses larges manches noires bordées de soie comme une ouvrière à la chaîne. Elle n’est pas vraiment connue pour sa clémence. Ma voisine lui trouve l’air énervant de celle à qui on ne la fait pas et qui s’adresse à vous comme une mère de famille ferme-sur-les-principes. Une donneuse de leçons de morale qui ne conçoit le monde que par les yeux d’une respectabilité dont elle se fichait peut-être éperdument quand elle se saoulait à la cafet’ de la fac de droit pour fêter l’arrivée du beaujolais nouveau. 

Au suivant.

Une femme, la cinquantaine, s’avance, toute seule, sans baveux, timide, rouge, les yeux baissés, sous les regards qui la dérangent. Même ses pieds tremblent. Je crois savoir qu’elle voudrait disparaître : elle n’ose même pas toucher la barre. Ses deux mains s'agrippent à son sac comme si son équilibre en dépendait. Ce n’est évidemment pas le profil habituel des clients qui défilent devant les chambres correctionnelles mais la Présidente semble satisfaite : elle endosse le costume du prévenu à merveille. La crainte qu’elle lit dans ce regard attaché au plancher est celui qu’elle préfère. Elle qui ne supporte pas l’impertinence des jeunes récidivistes juge que la crainte inspirée par la justice, donc par elle-même-sans-le-moindre-effort, est un sentiment parfaitement sain chez un prévenu. Bon point pour la dame. Mais pas assez pour récolter la biblique clémence du tribunal.

Dans le public, un ange passe, même les gosses ont arrêté de chahuter, tous ont les yeux rivés sur la prévenue. J’imagine qu’ils pensent à leur mère, parce que ça pourrait visiblement être elle qui tremble à la barre. Même l’huissier et les gendarmes se demandent ce qu’elle fiche là.

Les faits sont pourtant connus et reconnus. Elle a tout avoué dès son arrestation, et elle répète ses aveux devant nous. Elle a piqué 14 000 euros en liquide à son patron, en tapant petit à petit dans la caisse de la petite PME familiale qui l’embauchait comme comptable depuis plus de vingt ans. Le patron lui-même n’a pas cru l’enquêteur quand il lui a dévoilé le pot aux roses. Ils se tutoyaient, mangeaient ensemble régulièrement, ils s’étaient même soutenus, comme des gens qui se connaissent bien, dans les coups durs de la vie. Vingt ans, 14 000 euros piqués en quelques mois.  

L’enquête s’est passée de toute autre considération. C’est embêtant mais aucun policier n’a pensé à demander à la dame pourquoi elle avait volé son patron. Alors la Présidente lui  demande, comme ça, avec la certitude d’avoir pour réponse un aveu encore plus honteux que son vol, le mobile de son acte.

Je regarde le public suspendu, tous ces gens qui semblent chercher à comprendre en silence. J’espère pour le secouer une violente réquisition à la Joseph Proudhon, un vieux truc anti-patron hérité des années 1890, même si c’est simple et maladroit, pourvu que ce soit un putain de mobile politique à faire vibrer les robes noires. Un truc qui en foute plein la gueule à Jack et qui me donne de quoi écrire un bon papier, du vitriol anti-capitalisto-paternaliste à la Bertoni, du néo-Louise-Michèle revisité par une comptable en sac-à-main, si possible avec le majeur tendu bien droit vers le ciel. Mais vu que la prévenue n’ose toujours pas lever les yeux vers ses juges, je crains l’arrivée du sordide.

La dame a lâché son sac et s’accroche à la barre, de ses deux mains. Le regard est toujours rivé au sol mais quelque chose se fige sur son visage. Ce qu’elle essaye de dire, elle ne l’a jamais dit à personne, et personne ne s’en est jamais soucié. C’est d’un souffle à peine audible qu’elle avoue que, si elle a volé son patron, c’est parce que son fils unique, 18 ans, la frappait régulièrement et depuis plusieurs mois pour qu’elle lui achète une voiture.

La pièce a changé d’allure. Retournement d’audience, retournement de cœurs, retournement de costume. La prévenue meurtrie de honte devient une victime meurtrie tout court. Ma voisine est captivée, les gamins du collège ont l’air de bambins à peine sortis de maternelle. Même les gendarmes se font tout petits. L’huissier baisse les yeux, la greffière arrête d’écrire. La mâchoire de la Procureur se crispe. Et ça dure quelques secondes. C’est plus efficace qu’un truc glauque à la télé, parce que la mise en scène fonctionne quand même. Dans un monde idéal, un tel retournement porterait ses fruits. On fermerait le dossier, en se disant qu’on n’aurait peut-être pas dû en arriver là et que de toutes façons, la dame a fait un prêt pour rembourser son patron. Il n’est même pas là pour l’accabler, même pas là pour demander du pognon puisqu’il a été remboursé.

Mais mon regard retombe sur la Présidente et je la vois perdue. Tellement perdue que je sens qu’elle va dire une connerie pour sortir vite fait de ce monde idéal et revenir à sa réalité faite d’autorité et de nul-n’est-censé-ignorer-la-loi. Le mouvement imprimé sur l’audience par les quelques mots étouffés de la prévenue était trop vrai et trop naïf pour subsister dans un théâtre si bien rôdé.

Le prétoire a repris sa forme initiale lorsque la Présidente a demandé, le plus sèchement du monde, quel motif particulier avait bien pu empêcher la prévenue de déposer plainte contre son propre fils pour violences. Entre ça et un vol, il fallait choisir. Force restera à la loi.

Le public a légèrement grogné, ça venait des collégiens. Pas un son, par contre, n’est venu des bancs réservés aux avocats. Rien dans le regard des gendarmes, l’habituelle routine dans les pupilles de la greffière. Chacun avait repris sa place. Je suis sortie avant le délibéré, je sais de toutes façons qu’il sera trop sévère.

Moi qui pensais pouvoir roupiller aussi peinard sur les bancs du palais que sur ceux de l’ENL, me voilà qui rédige ma première chronique judiciaire avec un mouchoir plein de morve à la main, et le moral au fond des chaussettes. Je revois Jack traiter les chroniqueurs judiciaires d’alcooliques insomniaques en me déposant au Palais, et je comprends subitement que c’est pas cette année que j’arrêterai de picoler. •