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Aux boues de la lutte

Les élèves de l'école néogonzo (ENL) étaient de sortie pour un stage pratique à la manifestation de réoccupation de Notre-Dame-des-Landes, le 17 novembre dernier. Ce petit coin de bocage nantais est devenu l'enjeu d'un bras de fer politique : Jean-Marc Ayrault d'une part (qui a porté le projet en tant qu'ancien maire de Nantes), des paysans et des activistes de diverses obédiences d'autre part. Objectif pédagogique : observer la lutte autogestionnaire de cette Zone À Défendre.


• Punition de la direction de l'ENL pour les uns, tentative d'homicide pour les autres, il était trop tard pour reculer : nous nous retrouvons la veille de la manif autour d'un repas. « Nous » c'est Bruegel, CCDB, Esteban, Ranjo, CC (tous deux actuellement stagiaires à l'école) et votre serviteur qui tient la plume aujourd'hui. On embarque sans plus attendre à bord de notre Mercedes Sprinter pour un temps de trajet estimé à 9h de route. À bord de notre grosse machine à brûler du pétrole, le Capitaine Cœur-de-Bœuf se place devant l'autoradio : les premières heures passent donc à base de Jimi Hendrix, Soft Machine, et Captain Beefheart, muse de notre Capitaine Tomate à nous. Notre errance musicale dans les limbes des sixties est vite interrompue.

Il est 23h10, nous sommes à l'approche de Douai quand un véhicule nous dépasse. Une voix s'élève dans le brouhaha du camion rugissant : « C'est pas les flics ? » En effet, une voiture du service des douanes se rabat devant nous. Un panneau clignotant s'allume sur son toit, on peut y lire l'invitation suivante : « Suivez-nous ». « Bon, de toutes les façons on a rien à se reprocher ? » peut-on entendre. Silence gêné. Les regards se posent sur un seul homme : « Mouline ? » « Vous inquiétez pas, ça va aller », je réponds, en tournicotant discrètement ma main dans ma poche... Nous sommes escortés jusqu'au parking d'une aire d'autoroute, trois douaniers sortent de leur bagnole, et s'éparpillent autour de notre vieux Requin Blanc. L'un d'entre eux s'adresse à B2B, alors au volant : « Bonsoir. » Réponse collégiale en chœur et en sourires : « BONSOIR ! » « Papiers du véhicule s'il vous plaît. Vous venez d'où ? » « De Lille. » « Vous allez où ? » « En Bretagne. » Pendant une minute l'homme est interloqué. Les réponses de Bruegel sont au taquet et nous sommes d'une décontraction — surjouée — absolue. Il les rejoint sur le bitume pour leur ouvrir la porte arrière, parce qu'ils veulent jeter un œil dans le coffre. Le douanier ne regarde pas les papiers que lui a tendus Bruegel et zieute à peine l'amas chaotique de sacs, duvets et tentes à l'arrière du cametard. « Allez, vous pouvez partir ». À ce moment, c'est à notre tour d'être décontenancés par la sentence. Nous les laissons s'éloigner avant de jubiler comme des gosses de ce dénouement heureux et de leur dilettantisme. « À peine une heure de route, et déjà les flics », se dit-on. Le week-end s'annonce bleu...

À mesure que les kilomètres défilent, nous sommes traversées par quelques appréhensions à propos de notre terrain de stage : « On va chiquer de la boue et des pissenlits », « s’ils sont végans faut pas leur dire qu'on a ramené du pâté », « il paraît qu'il fallait — expressément — prendre des bottes », « c'est la cambrousse, il n'y a pas d'éclairage public », « le site est au cœur d'une zone humide », « il y a des barricades qui bloquent l'accès des voitures au camping », « s’il pleut c'est la mort assurée ». Il est prêt de minuit quand le Capitaine nous propose un débat : « Alors ? Plutôt Copé ? Plutôt Fillon ? » Le débat dure une minute, interrompu par les infos à la radio et cette annonce tonitruante de Francis Hollande à propos de la manifestation de réoccupation de Notre-Dame-des-Landes : « La force du droit doit prémunir ». Pendant quelques instants, notre entrain pétillant cède la place aux souvenirs de nos gardes à vue respectives... Une nouvelle effarante nous ramène sur terre. Nous découvrons l'amorce de ce qui va se révéler être une vaste campagne de récupération politique de la lutte à Notre-Dame-des-Landes de la part d'Europe Écologie Les Verts : Éva Joly, José Bové, et Dominique Plancke « ont ouvert un squat à Notre-Dame-des-Landes » ! Quand même, « les cons ça osent tout », se dit-on.

8h50. Après dix heures de route et avoir frôlé la panne sèche sur les derniers kilomètres à travers des bleds perdus, on gare enfin le Requin Blanc près de l'église de Notre-Dame-des-Landes où s'est amassée une foule. Ça fait du bien de marcher un peu... Ranjo s'ouvre une bière, histoire de se remettre de son tour de conduite matinal. Il faudra entre quinze minutes et une heure avant qu'on ne l'imite tous tour à tour. Nous rejoignons l'attroupement qui se déplace rapidement au point de rendez-vous tout-à-coté. En attendant l'heure du départ de la manif', nous observons l'agitation. Un gars harangue les manifestants les plus matinaux : « Qui veut un drapeau ? Y'a des drapeaux contre la construction de l'aéroport ! Vous en voulez ? » On esquive l'énergumène. Près de 200 tracteurs auraient fait le déplacement pour cette journée d'action. Le cortège s'organise. Le moins qu'on puisse dire c'est que la foule est hétérogène. Familles, paysans, hommes et femmes de tout âge, clowns, encagoulés dont le sexe et l'âge sont durs à déterminer. Ça grouille, ça fourmille. La foule est de plus en plus dense et s'active de toute part. Ça sent la détermination joyeuse, l'émulation collective, le branle-bas de combat ! C'est bon ! Ça sent aussi le stress : les personnes les plus investies mettent en place leur dispositif pour faire face à toute intervention de la police. Nous sommes briefés sur le déroulement des opérations. Un vendeur de Fakir fait son apparition. « Demandez Fakir ! Deeeuuuumaandez ! » Il passe devant nous, nous essayons de rester « naturel », l'air désintéressé, quand soudain, un autocollant du Front de Gauche tombe de la poche arrière de son pantalon. On aurait voulu inventer quelque chose de marrant qu'on n'aurait pas pu faire mieux. Tout en lui rendant son autocollant, Ranjo l'accoste sur la collusion entre le journal et le parti de Mélenchon : « Alors vous êtes cartés à Fakir ? » Le crieur s'exclame, embarrassé : « Euh non ! Ruffin n'est pas carté ! Ruffin n'est pas carté ! » On s'éloigne rigolant comme des mouettes, blaguant : « Fakir, le journal du Front de Gauche ou presque », « Fakir, le journal presque carté au Front de Gauche ».
 
José Bové s'en donne à cœur joie devant les caméras alors qu'à quelques mètres de là des « Zadistes » distribuent des tracts pour expliquer qu'ils ne veulent pas de récupération politique de leur lutte. Cette journée a été planifiée et organisée de longue date, avant même l'annonce des expulsions par le gouvernement socialiste. Nous admirons les techniques de nos confrères journalistes. En grand professionnels de l'extrême, ils sont comme des vautours perchés dans les arbres, harcelant telle ou telle personne pour prendre des photos, insistants même quand celles-ci leur demandent d'arrêter, faisant poser pour eux les plus dociles. « Attendez ! Oui voilà c'est ça, posez, ne bougez plus ! » Les clowns grimés confirment qu'ils sont agaçants même tôt le matin. Nous retrouvons finalement Bertoni et de Bavoir. Ce dernier tient un gros gourdin — euh pardon — un « bâton de marche » à la main et son large sourire trahit son excitation. Il est comme un gamin à deux doigts de la récrée. Avec une nuit en vrac dans les pattes, le temps se fait un peu long pour nous jusqu'à 11 heures. Heureusement il fait doux et il ne pleut pas... À 10h10, le Capitaine Cœur-de-Bœuf perd le compte des manifestants « 813, 814, MERDEU ! Faut que je recommence ! » Dans la foule, notre service addictologie rencontre celui d’Article 11. Nous échangeons des mondanités, des bières, du whisky.
Midi. Nous marchons maintenant depuis une heure. La marche est très lente, à vitesse de cortège. Nous marchons, dépassés parfois par des clowns faisant les pitres ou des tracteurs chargés de charpentes et tout un tas d'autre matériel pour squatter un nouvel emplacement dans la foulée de la manif’. Nous marchons, au milieu de paysans en salopettes usées et d'encagoulés bariolés. Nous marchons, entre les ronronnements de tracteur et les chants d'oiseaux. Aucun slogan ne résonne, c'est comme une petite randonnée. Une randofestation, ou une manifonnée. Nous marchons, dans la crainte de devoir se taper toute la route retour jusqu'à notre Jumper Requin Blanc : il va y avoir une sacrée trotte alors que nous souffrons déjà d'une épidémie de maux de pieds et de douleur généralisée aux genoux, aux cuisses, aux mollets. Nous marchons, alors que les bières sont épuisées. Nous marchons, en nous demandant si les 2500 CRS mobilisés pour l'occasion interviendront à un moment ou à un autre. La seule chose qui nous tient au bout d'une heure supplémentaire, c'est la perspective du bar dont nous a parlé de Bavoir. Une halte aurait été prévue quelque part au milieu de tous ces champs. Nous marchons encore. Une rumeur commence à courir parmi les élèves de l’ENL. Elle est rapidement sur toutes les lèvres : « Et s'il nous avait menti pour nous faire marcher ? »
Notre bonne volonté a disparu lorsque nous atteignons le bar en question : une sorte d'Iggy Pop local habillé en peau de bête chante sur des ballots de paille, pressions à un euro, kebabs à la saucisse. On peut enfin se poser. L'occasion pour nous de voir défiler, défiler, défiler, défiler, un nombre de gens incalculable. C'est simple, de 11 heures à 17 heures des gens arrivaient constamment, donnant à la manifestation une temporalité folle, le sentiment d'être dans une foule interminable. Esteban en profite pour nous rejoindre, s'étant éclipser par ailleurs pour se laisser aller au maniement du reflex numérique en zone rurale. Nous reprenons la route jusqu'à la destination finale de la manif'. Elle se termine dans un champ immense. Peut alors commencer la réoccupation de la Zone À Défendre de Notre-Dame-des-Landes. Les tracteurs affluent avec plein de bardât dans leur remorque : des fondations, des murs, des poutres, des toits pour monter des maisons en kit. En quelques heures, et sous la pluie qui nous ne nous quittera plus vraiment, plusieurs bâtiments s'élèvent, des chapiteaux fleurissent, une scène s'étale. Tout le monde s'agite, participe à l'aménagement du nouvel emplacement. Comme il n'y a pas assez d'outils pour tout le monde, des gens se reposent et contemplent ce que l'organisation collective peut réaliser lorsqu'elle se met en mouvement. Cette journée a un goût de victoire. Elle sera sans doute un maigre répit face au harcèlement policier et l'entêtement de la gouvernance socialiste mais c'est à cela que servent les barricades dressées autour des camps et toutes les autres contre-mesures.
Quelques heures plus tard, nous sommes au camping monté également pour l'occasion. Nous rejoignons la tonnelle du Comité de Soutien Aveyronnais à NDDL. Nous discutons. On se revigore avec un thé ou un café, lorsqu'un homme s'avance vers nous. Il tient dans sa main une peluche. En le voyant de plus près maintenant qu'il est devant nous, on s'aperçoit en silence et dans la stupeur, que c'est un lapin mort. L'homme pose le cadavre sur le sol, tire un canif de sa poche et le plante dans l'animal. Quelques incisions plus tard, il lui retire son « pyjama ». Suspend la peau de la bête sur un coin de la tonnelle qui nous abrite et s'en va sous sa tente avec son bout de viande dépecée. Ce n'est pas la seule rencontre qu'on ait faite, mais je tenais à vous raconter celle-là.
Pour la soirée, un concert de René Binamé est programmé sous un chapiteau, après un groupe New Age. Nous prenons les chemins boueux entre fatigue et enthousiasme à l'idée de se détendre un peu. Arrivés sous le chapiteau, nous sommes plus soucieux de nous rafraîchir le gosier que d'écouter le premier groupe. Ça chauffe du côté de la scène. Une personne prend la parole pour rappeler que les insultes sexistes ou genrées, c'est vraiment lourd. Une nana lui réplique, avec la voix méandreuse : « Si je te dis "ne pense pas au lapin blanc", tu penseras forcément à un lapin blanc ». Hum, nous ça nous fait penser à la peau de lapin, alors on s'en va trinquer. Nous retrouvons un acolyte anonyme d’Article 11. Le concert ne peut pas commencer, car un bordel monstre règne juste devant la scène, où des gens tournicotent, dansent, « pogottent » alors qu'on peut à peine distinguer un son étouffé de la sono du bar à quelques mètres de-là.
Une bonne demi-heure s'écoule, pas de René Binamé. Mais c'est toujours bel et bien le bordel. On n'avait jamais vu un pogo durer plus d'une heure sans musique ! Après un long moment, le chanteur belge prend finalement la parole pour expliquer que ce n'est pas possible de jouer « dans ces conditions ». Nouvelle attente. Nouveaux pogos. Une personne attrape le micro et se lance dans un petit laïus « prendre la ZAD c'est prendre le maquis ! » conclut-elle. C'est vrai qu'on avait déjà entendu gueuler « Aéroport ! Na-zi ! » pendant la journée. Les guitares commencent à résonner. On ne vous dira rien de la pêche qu'a prise Esteban en pleine poire, ni du terrible traumatisme que traverse encore Bruegel après s'être fait littéralement écrasé, rien sur l'odyssée boueuse aux 85 chutes de Bertoni pour rejoindre le camping, rien sur la pluie battante qui a transformé tous les sols accessibles en marres de boue géantes ou autres pièges à godasses. Nous ne dirons rien non plus sur l'état déplorable de nos camarades de la presse parisienne.
 
CENSURÉ
 
10 heures, le lendemain. Nous nous retrouvons sous un beau soleil au petit déjeuner d'une cantine belge qui assure les repas au camping. Tous les gens sont crades, c'est convivial. La boue a laissé ses stigmates sur chaque vêtement. C'est ce qu'on se dit en rigolant quand, à trente mètres, Samuele S. Bertoni déboule tel un ange immaculé de blanc. Veste, pantacourt (!) et baskets. Dans l'édition du journal du jour, nous découvrons les photos ridicules de José Bové et Éva Joly, tout sourire, cernés de journalistes, en train de dévisser une planche en bois sur la porte d'une maison avec des mini tournevis de dix centimètres... Nous qui avions toujours entendu que le pied-de-biche ça marchait mieux.
Le temps de se remettre un peu sur pied nous reprenons la route. Nous commençons doucement à nous enfoncer sur les banquettes du Requin Blanc quand Bruegel désosse l'assistance par un cri d'étonnement : « Oh ! Oh ! Regardez-moi ça ! » Nous, on voit pas grand-chose. Il insiste : « Non mais regardez ce calvaire, c'est fou, par ici ça pullule ! » On hallucine : ni une ni deux, Bruegel descend du Requin et pose devant le monument en pierre. Esteban dégaine son reflex numérique. C'est dans la boîte. Bruegel remonte. Autant de calvaires dans un si petit périmètre, on se dit que ce n'est pas sain tout de même. Bruegel répond à peine : « T'inquiètes ! je vais en causer dans mon prochain papier ! » La route défile. On se dit que l'UMP va finalement avoir tranché cette histoire entre Fillon et Copé. « Sandwich au caca ou sandwich au caca ? » résume Bertoni. Ponctuée par nos rires, encore une fois, la discussion sur le sujet ne dépasse pas les quinze secondes.
L'objectif pédagogique de ce week-end n'est pas complètement atteint mais on a quand même trouvé des occasions de gueuler « VINCI DÉGAGE ! RÉSISTANCE ET SABOTAGE ! » Ça devrait faire beau dans notre compte-rendu. Nous sortons de cette enquête boueux mais indemnes. Nous roulons, laissant derrière nous les fantômes des émeutes à venir, lorsque les CRS et les gendarmes viendront imposer « la force du droit ». Les gaz lacrymogènes remplaceront la brume dense des bois humides. « L'automne danse à mes pieds, sa ronde de jaune fièvre, de gris cœur, de marron d'eau, de rouge feu follet. Braises ! Épices ! Nécroses de toute beauté. Balais étoilé de caresses sur les plaies d'une fortune damnée. Spectres d'étincelles ! Sur les ruines de plates lunes. Froid du ciel ! Sur les résistances amères et fragiles. Puisqu'il nous faut vivre ! Vivre ! Vivre ! Vivre ! Que viennent les luttes et les bouquets de nos idylles ! Puisqu'il nous faut vivre ! Vivre ! Vivre ! Vivre ! Que viennent la fin de la violence légitime. » •