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Martine Aubry et le Peuple qui souffre

Le soleil était déjà haut dans le ciel de Wazemmes quand la sonnerie de mon téléphone me réveilla. Personne ici ne sera surpris d’apprendre que ce réveil fut des plus chaotiques : derrière mes paupières compressées les unes contre les autres, le sang stagnait depuis des heures comme s’il s’agissait d’un cloaque infesté ; de ma bouche s’échappaient des effluves écœurantes qui me rappelèrent en un éclair la dernière chose que j’avais ingurgitée avant l’extinction des lumières – deux ou trois gorgées de Grant’s au goulot, whisky dégueulasse, certes, mais franchement bon marché ; mes cheveux emmêlés formaient une boule compacte dressée sur ma tête, coupés Jackson Five mais sans le déhanché qui va avec ; encore tout habillé, mon tee-shirt blanc était souillé de rouge – un Côtes du Roussillon Villages, d’après mes souvenirs – et le sucre de la vinasse en cause m’arrachait le peu de poils qu’arbore ma poitrine ; bref, je n’avais vraiment pas de quoi fanfaronner et je n’eus même pas la force de rabrouer violemment mon interlocuteur. « Bon sang lèves-toi, Jack ! me fait ce salaud. T’as une demi-heure pour ramener ton cul à Saint-Sauveur ! » Quoi ?! « Aubry, sa candidature, tu te souviens ? » Merde, c’est vrai.


• Tout me revint très vite à l’esprit. La veille j’avais passé le plus clair de mon temps à vitupérer des saloperies devant mon poste de télévision. Sur BFM TV, les professionnels  de l’information s’escrimaient, comme ils le faisaient depuis des semaines, à couvrir « l’affaire DSK » le plus rigoureusement possible. Grâce à de solides envoyés spéciaux dépêchés à New York qui n’hésitaient pas à faire péter de sérieuses notes de frais, la rédaction tenait à se démarquer en offrant à ses téléspectateurs une information « totale ». Un journaliste prenait position devant le tribunal et répétait à la caméra ce que ses confrères américains lui avaient dit. Une autre, occupant le trottoir face à la superbe maison louée par l’ancien directeur du FMI et sa généreuse femme, tenait le New York Post à la main et lisait – en traduisant, ça va de soi – les articles de ce quotidien concernant « l’affaire ». Etc. « Quelle bande de fumistes ! » m’écriai-je. « Se taper le voyage juste pour lire un putain de journal devant une caméra ! Ils s’emmerdent pas eux ! »

L’ami Bruegel-2-Bois déboula chez moi au moment où je m’apprêtais à balancer mon ordinateur sur ma télévision. Cette couverture « totale » de l’affaire DSK m’insufflait de telles passions meurtrières que je n’avais même pas retenu l’autre information « principale » de la journée. Justement Bruegel, armé d’une confortable réserve d’alcool, me rendait visite pour m’en parler et me présenter son projet :

« T’as vu Aubry, mec ? me dit-il après avoir quasiment rattrapé mon ordinateur en vol.

– Quoi, Aubry ?! que je grommèle.

– Ah t’as pas vu !

– Bon écoute, Brueg’, si tu savais comme je m’en tape d’Aubry. Y’a des choses bien plus importantes, que je tranche en lui montrant la télévision diffusant des images de DSK.

– Faut vraiment que t’arrêtes avec BFM, reprend-il avec compassion. Aubry va annoncer sa candidature à la primaire, apparemment ça sera demain matin à Saint-Sauveur.

– Mouais… et alors ?

– Alors c’est pour nous, mon pote ! s’emballe-t-il. On va se faire un p’tit reportage du tonnerre ! »

En effet, Martine Aubry avait choisi la date du mardi 28 juin pour lancer sa campagne. Sur son site web fraîchement inauguré – « Martine Aubry 2012 » –, elle invitait le peuple à la Gare Saint-Sauveur : « Retrouvons-nous mardi à 11h30. Je compte sur vous. » Naïf, Bruegel avait pris cet appel au pied de la lettre. Toutefois, ayant établi tout un plan d’attaque pour mener à bien notre reportage, le malheureux n’avait pas pensé à l’évidence-même : bien que journalistes aguerris, il y avait fort peu de chances pour que nous puissions, officiellement ou légalement, figurer parmi « le peuple » lors de l’allocution d’Aubry. D’emblée, il fallait envisager de transgresser les règles de soumission qui régissent le métier. J’aurais pu lui en toucher un mot, mais le voyant si enthousiaste et tenant tout de même à profiter de son stock de picole, j’optai pour une simple mais juste conciliation : « Très bien, mec, faisons-le, ce foutu reportage ! »

*

Pour tout dire, ça faisait quelque temps qu’on s’intéressait à Aubry – hormis le fait qu’étant notre maire, nous nous y intéressons, de facto, depuis dix ans. Deux mois auparavant, nous avions découvert notre ville brusquement prise d’assaut par une campagne de communication pléthorique, lancée par l’équipe municipale dans le but de présenter au peuple de Lille l’excellence de son « bilan de mi-mandat ». Au bord des principales artères, aux endroits les plus stratégiques de la ville, des dizaines d’affiches furent exposées sur les panneaux publicitaires. Rose prédominant, un slogan disait – et nous entendions presque les échos d’un lointain générique : « Nous l’avions dit, nous l’avons fait, continuons ». Dans nos boîtes aux lettres, d’obscurs agents de l’ombre avaient glissé subrepticement 125 000 exemplaires d’un quarante pages en quadrichromie, présentant les réalisations municipales depuis trois ans – c’est-à-dire, peu ou prou, que des réussites. Sur la toile, un site fut ouvert spécialement pour l’occasion – « Lille.Bilan de mi-mandat 2008/2011 » –, et une série de dix réunions publiques, une pour chaque quartier, dirigées par Aubry elle-même, fut planifiée sur deux mois. De son côté, la presse censée « indépendante du pouvoir » n’avait pas lésiné. A l’image de La Voix du Nord qui, en mars, avait publié une interview fleuve de la maire de Lille, dans laquelle elle se vantait tout de go « d’avoir redonné la fierté de leur ville aux Lillois ». Ou comme Le Point qui, en mai, avait consacré un cahier spécial de vingt-huit pages à « Lille. La confession vérité d’Aubry. Ses envies, ses succès, ses échecs, ses réseaux, comment ses opposants la jugent ». Pour faire simple, nous baignions depuis quelques mois dans la plus pure des propagandes. Et ça commençait sérieusement à nous gonfler. Lille était réduite à l’état d’outil, objet de la future campagne d’Aubry qui se pressentait de plus en plus – en dépit de ce que pouvaient gloser les experts de mon cul sur ses prétendues « hésitations ». Lille n’était qu’un fichu « bilan » que la patronne du PS, face à l’électorat français, agitait dans tous les sens. Et nous, Lillois, qu’étions-nous, nom d’une brique ?

Bruegel éteignit la télévision et s’installa dans mon canapé. Son sac contenait deux bouteilles de vin, une petite bouteille de pastis et une flasque de Grant’s – sachez que nous avons récemment freiné notre consommation de bière belge.

« C’est l’épreuve ultime, mon pote, dit Bruegel. Tout est parfaitement calibré, demain la France entière goûtera à notre sens du journalisme.

– J’te suis pas là…

– C’est simple, quand on sera à Saint-Sauveur, on se dispersera dans le peuple, mais tu ne me quitteras pas des yeux. A un moment donné je te ferai un signal et, là, tu poseras ta question à Aubry, mec !

– Ma question ? je m’étonne. Mais de quoi tu parles ? T’es dingue ou quoi ?

– Tu trouveras bien d’ici là ! Hé ! Hé ! Tiens, sers moi un coup de pastis, comme il me voyait sortir des verres.

– T’es con ou quoi ?! Tu crois que je vais aller poser une question à Aubry le jour de sa consécration ?! Tu rêves des genoux, mec ! »

*

En fait je savais pertinemment qu’il ne m’avait pas choisi par hasard pour réaliser cette mission, car j’avais déjà essayé de me farcir Aubry lors d’une des réunions publiques de mi-mandat. Me voyant réagir de la sorte, Bruegel ne tarda d’ailleurs pas à me le rappeler. Expérience douloureuse, dont le souvenir me pétrifie encore à l’écriture de ces mots. Cependant – j’inspire profondément – vu les circonstances, je suis obligé à présent de crever l’abcès pour vous raconter, lectrices et lecteurs bien aimés, comment je me suis vautré telle une grosse merde puante devant Aubry. Très en confiance, je m’étais alors rendu le mois précédant, accompagné de cet ivrogne de Capitaine Cœur-de-Bœuf, à une de ces fameuses réunions publiques. L’idée était simple : je voulais poser une question susceptible d’irriter la maire de Lille. N’importe laquelle, le sujet de la question en lui-même n’était pas le problème. Il fallait juste trouver le truc qui l’énerverait un poil. Un bon vieux truc populiste, genre à l’ancienne, qui s’appuierait inévitablement sur « l’argent du contribuable ». J’étais tombé bien bas, je le sais, mais c’est bien par dégoût que j’agissais. Dégoûté par la communication qui avait été déployée dans la ville. Écœuré par cette douce propagande qui cherchait à nous faire croire qu’une ville administrée par Aubry, c’était carrément et forcément et indubitablement génial. J’attendis sagement, donc, qu’Aubry finisse son intervention, son discours, qui dura pas loin d’une heure et demie. Devant attendre mon tour de parole une demi-heure de plus – « C’est un complot ! que je lançai au Capitaine qui somnolait à côté de moi. Tu vas voir qu’ils vont pas me laisser parler ! » –, l’on me donna finalement un micro. Me levant, face à Aubry, salle bondée de monde, journalistes, équipe et petites mains municipales, bons et honnêtes citoyens qui votent en famille, caméras braquées, le Capitaine en train de cuver, je n’avais plus qu’à trouver les bons mots :

« Bonsoir. En fait si je comprends bien votre intervention, chaque action que vous avez entreprise à Lille est une grande réussite…

– Pas du tout, monsieur, m’interrompit-elle, me condamnant à la déroute d’entrée de jeu…

– Pourtant…

– Je vous ai dit que la voierie, la pauvr… j’ai donné pas mal d’exemples…

– Vous vous félicitez quand même beaucoup…

– C’est quand même un peu vrai, oui… ah ! ah ! ah ! ah ! ricana-t-elle grassement.

D’accord, soit [j’étais déjà bien entamé par ce rire sardonique]. Pour autant je ne comprends pas pourquoi dépenser autant d’argent dans une campagne de communication de bilan de mi-mandat, une campagne massive. Euh… [je commençais à flancher] quand même y’a 125 000 exemplaires d’un 40 pages en papier glacé, ça coûte très cher, des affiches partout en ville…

– C’est pas glacé, c’est pas glacé, c’est du papier recyclable, monsieur, dit-elle comme si on jouait aux billes.

– Euh… [elle va me laisser finir mes phrases, oui ou merde ?! pensai-je, cherchant une parade] le recyclable ça coûte encore plus cher, non ? [Arriva ce qui devait arriver, la salle me conspua : « Bouuuuuuhhhhh le méchant monsieur ! »] En tout cas c’est beaucoup d’argent qui est dépensé dans la communication alors  que quand on fait quelque chose qui marche, on n’a pas forcément besoin non plus de communiquer autant… Alors je me demandais si c’était pour faire oublier que vous avez été élue avec seulement 35 000 voix… c’est 28 % des électeurs lillois, 28 % des électeurs lillois [Le comble : les élus UMP et la jeunesse sarkozyste de Lille m’applaudirent !] et…

– Bah il vaut mieux que d’avoir eu 7 % comme l’UMP, répliqua-t-elle pour calmer l’ardeur UMPiste, moi je préfère avoir eu 28 %...

– Je défends pas l’UMP, loin de là [coup suprême, je passais pour un vulgaire sarkozyste]…

– Non mais monsieur, on est là pour parler. Vous savez, moi je suis une démocrate, je respecte et chacun pourra le dire ici, Isabelle Baert… euh Mahieu [élue UMP présente dans la salle] la première : je respecte l’opposition. Mais on est ici pour parler avec les habitants d’un bilan de mi-mandat. Si vous considérez que c’est pas bien de dire au milieu d’un mandat, au bout de trois ans aux habitants : nous revenons vers vous, nous avons pris des engagements, nous vous disons ce que nous avons fait…

– Je vous demande à quoi sert tout cet argent qui est pris sur les fonds publics [l’ambiance devenait pesante, le Capitaine s’était même réveillé et, terrifié par le spectacle, s’agrippait à mon pantalon]…

– C’est pas tout cet argent…

– Y’aurait pas une visée partisane derrière tout ça ?

– Mais c’est pas tout cet argent, monsieur, c’est donner des informations aux Lillois pour que la démocratie fonctionne, y’a un site…

– Mais la démocratie est en déliquescence ! Vous avez été élue par 35 000 personnes sur 125 000 électeurs [La salle me conspua de nouveau, je m’enfonçais définitivement]…

– Non mais non, chut ! fit la maîtresse d’école à la classe pour venir au secours du petit souffre-douleur.

– Vous pouvez pas nous faire croire que 28 % d’électeurs qui votent pour vous…

– Bon écoutez, très bien… Monsieur vous avez le droit de… vous trouvez que ce qu’on fait dans la ville n’est pas bien, vous avez le droit de ne pas voter, de faire ce que vous voulez. Moi je veux écouter ce soir des gens qui me disent voilà ce qui va, voilà ce qui va pas…

– Ce qui ne va pas c’est autant d’argent dans une communication de surface qui sert certainement la prochaine campagne.

– C’est ça, oui, oui, d’accord. Quand on fait 20 000 logements c’est pas dans un mandat ? C’est pas du baratin, ils existent, il faut les regarder, ils sont là, pour ne prendre que cet exemple-là. Et pour la population, celle qui souffre et qui a des besoins, je peux vous assurer qu’ils sont heureux d’apprendre que nous faisons ce que nous avons dit que nous faisions, voilà. Et ceux qui ont des choses à nous dire, eh bah ils nous le disent, ça veut dire que si vous avez des choses à nous dire de ce qui va pas, moi je suis prête à vous écouter, autrement ces réunions n’auraient pas de sens… pardon ?... vous n’avez rien d’autre ? bon bah alors au suivant [Bim ! Bam ! Boum ! ce « au suivant » me mit K.O.]. »

Voilà, comme ça, vous savez tout.

*

Bruegel rigola comme un con. Je ne sais pas s’il se foutait de ma gueule ou de celle d’Aubry, ou encore des deux, mais je me sentais humilié. Las, je réapprovisionnai nos verres de pastis et pris soin de lui en servir un costaud. Histoire de l’assommer. Mais Bruegel n’arrêta pas de ricaner. Se tordant sur le canapé, il répétait des phrases de la dernière tirade d’Aubry : « "La population qui souffre" ! Hé ! Hé !... N’importe quoi !... "La population qui souffre" et qui est "heureuse d’apprendre que nous faisons ce que nous avons dit que nous faisions" ! Hé ! Hé ! Hé !... "Que nous faisons ce que nous avons dit que nous faisions" ! Excellent !... C’est vraiment grotesque ! » Il faut savoir que le verbe « souffrir » occupe une place particulière dans le vocabulaire d’Aubry. En octobre 2008, exemple parmi d’autres, elle disait au Monde :« On [le PS] a préféré faire de la com', imaginer comment faire parler de soi. […] Je veux seulement proposer aujourd'hui quelque chose aux gens qui crèvent la bouche ouverte. » Puis un peu plus loin, à propos de son passage au gouvernement Jospin – de 1997 à 2000 : « je n'ai pas assez travaillé pour ceux qui souffraient le plus. » Attention, ne nous y trompons pas, Madame Aubry fait on ne peut plus parler d’elle ; de la com’, elle en a des kil’ à revendre. Mais elle, au moins, elle pense aux « gens qui souffrent ». Ces fichus pauvres qu’il faut bien nommer d’une manière ou d’une autre. Ces personnes qui, selon le député socialiste Bernard Roman qui en connaît « des milliers », « sont formidables ». Ainsi, lors des réunions publiques de mi-mandat, les discours d’Aubry se sont tous achevés sur cette figure de style maintenant rôdée de la « solidarité » envers les « gens qui souffrent ». Le 20 mai, par exemple, au Faubourg de Béthune : « je suis pas heureuse de voir dans ma ville autant de gens qui souffrent ». Le 26 mai, à Fives : « La dernière chose que j’ai envie de dire tout simplement c’est que c’est quand même dur pour beaucoup de gens et nous devons redoubler de solidarité ». Le 9 juin, à Moulins : « Nous savons aussi que beaucoup de Lillois vont mal […]. Il faut qu’on fasse encore un peu plus, nous, vous, pour qu’il y ait moins de gens qui souffrent dans notre ville ». Le 16 juin, dans le Centre, c’est son bras droit Pierre de Saintignon qui la remplace : « Nous restons profondément préoccupés par la situation de nos concitoyens qui souffrent le plus, nous ne serons en paix que quand la justice et l’égalité aura aussi gagné ses rives-là de l’exclusion qui constituent notre préoccupation ». Etc. Etc.

« En parlant de gens qui souffrent, hé, hé ! glousse Bruegel après avoir descendu d’un trait ce qui lui restait de jaune, tu sais que pour la réunion publique de Moulins, ils ont fait annuler au dernier moment un spectacle du Cirque du Bout du Monde qui devait avoir lieu dans la salle à côté…

– C’est quoi le Cirque du Bout du Monde ? que je demande.

– Une école de cirque. J’ai parlé à la mère de deux filles qui avaient préparé ce spectacle depuis longtemps. Elle m’a dit que… [il s’interrompt et se met à chercher son carnet de notes dans son sac] attends voir… voilà, en fait ils ont appris le jour-même que la mairie faisait annuler le spectacle. Et tu sais pourquoi ? Parce que soi-disant ils allaient faire trop de bruit ! Hé ! Hé ! Des mecs de la mairie ont affiché un papier qui disait ça, sur les portes de la salle de spectacle, le matin ! Hé ! Hé ! Et là je te cite cette maman : "C’est ignoble à mon avis du côté de la mairie, irrespectueux et surtout incompréhensible quand on sait qu'il s'agit d'un bilan de mi-mandat : Martine Aubry ne manque pas de toupet !" Ses filles étaient dég’, "j'ai essuyé deux gros et longs chagrins des filles inconsolables" qu’elle m’a dit… Pour le coup, mon pote, la réunion publique d’Aubry en a fait souffrir plus d’un ! Pfff… qu’est-ce qu’elle s’en fout des gens qui souffrent ! Et mieux, tiens, plein de gens invités n’ont pas pu être prévenus, ils se sont pointés le soir pour voir un spectacle de cirque, et au lieu de ça ils sont tombés sur la parade de Madame Aubry et sa cour ! Hé ! Hé ! »

Cette anecdote en dit long sur la réalité de ces réunions publiques. Mascarade, bal masqué, délire anthropophage, ou peut-être même surréalité d’une réalité horriblement kitsch. Pendant deux mois on retourne la ville, tout le monde se déguise, on ordonne des figurants et on met en avant la reine du bal. Dans la salle, elle est assise sur une chaise haute ; pupitre, micro, discours, brouillon, stylo, verre d’eau et « concitoyens » devant elle, elle maîtrise ses « sujets ». Les élus, bien disciplinés, sont en rang derrière elle, sur des chaises normales, à hauteur des « concitoyens » ; ils sont bien coiffés. Toute la réunion est retransmise en direct sur un écran géant, chaque personne qui veut prendre la parole y voit sa tronche en gros plan. Aubry est au milieu, ses administrés devant, ses élus derrière. Elle discourt pendant une heure et demie puis, quand il lui semble avoir fait le tour, les « concitoyens » pris de torpeur la suppliant secrètement de finir ce monologue interminable, la reine du bal distribue la parole : « Voilà, madame là-bas » ; « Oui, monsieur qui lève la main ». A la fin, elle invite tout le monde à « boire un coup », elle avec eux, elle parmi eux, elle au milieu du peuple.

Ils voulaient présenter le bilan d’une équipe, ils n’ont fait que glorifier une femme politique. A cet égard, lorsque Pierre de Saintignon la remplaça au pupitre de la réunion de Saint-Maurice Pellevoisin, il s’adonna à un exercice musculaire de la langue très… physique – du bas vers le haut : « Voilà ce que je voulais vous dire au nom de Martine Aubry, bien moins bien, bien sûr, mais avec tout le cœur que nous avons, nous les élus […]. Nous sommes très heureux de vivre ensemble notre vie municipale sous l’autorité de Martine Aubry qui nous guide chaque jour dans chacun de nos choix ». Et dans celle du Centre, où il la remplaçait encore, s’enflammant, il parla d’« un guide, un guide que nous aimons : Martine Aubry ». Dans ces conditions, comment cette maire sacrée « guide » pourrait-elle souffrir la présence d’un spectacle de cirque sur son passage ? Le cirque électoral vaut bien mieux que le cirque des « gens qui souffrent ».

*

Image mentale, les « gens qui souffrent » est le produit d’une catholique, bourgeoise, énarque qui n’accroche à aucune putain de réalité hardcore. Sans doute qu’il y a quelque chose de trop « XIXe siècle » dans cette expression, ou de trop prophétique, ou de trop bourgeois tout simplement. Bref, les personnes venues poser des questions à Aubry ne parlaient pas de « gens qui souffrent ». Elles n’avaient généralement envie de parler que d’insécurité, de propreté, de leur petit trottoir de merde, quand elles ne venaient pas pour remercier chaleureusement la maire. Comme cette dame à Bois-Blancs qui prit le micro pour… : « Mon intervention ce soir c’est d’abord pour remercier le conseil municipal […]. Et ma deuxième partie de l’intervention, c’est surtout vous remercier ». Ou ce militant socialiste, à Wazemmes : « Depuis le début du mandat on a vu de nets progrès ». Ou encore cette femme à Vauban disant à Aubry : «  Ça serait bien qu’on vous voit plus, surtout pour gagner aux prochaines élections… » Ce à quoi Aubry répondit : « Merci, madame, de cette suggestion… » Au fond, les préoccupations des personnes qui en ont encore quelque chose à foutre de la politique de leur ville, en tout cas celles présentes aux réunions, tendent vers des thèmes apprivoisés tant par la droite que par la gauche. La salve d’applaudissements qui suivit, à Moulins, la lourde intervention d’un habitant sur les « incivilités » est révélatrice à cet égard. Applaudi pour avoir dit : « Ces incivilités se transforment quand même légèrement en violences urbaines et touchent l’ensemble des quartiers jusqu’au Centre […]. Comment nous pouvons tous ensemble, au-delà de nos valeurs politiques, religieuses et culturelles agir afin que nos enfants puissent jouer dehors normalement sans risquer de se faire soit intoxiquer par les seringues qui vont traîner quelque soit le quartier, qu’on peut trouver aussi au Centre et à Moulins, les courses de quads, les squats permanents. Puisqu’on est quand même nous en majorité locataires résidents ou universitaires et on se fait directement lyncher ».

Bien sûr, pour les élus, ce type a raison – « Oui, lui répondit Roger Vicot, élu à la sécurité, vous avez raison, c’est un travail partenarial, c’est tous ensemble ». On se fait « lyncher » à Lille, merde alors, y’a des seringues et des quads, et nos enfants, nos enfants ! Mais Aubry est là, Aubry le dit simplement, comme le ferait n’importe quel guide : « Il suffirait de remettre les 10 000 policiers qu’on a supprimés en France depuis trois ans pour que la sécurité soit là ». Et Aubry est applaudie. Pas vraiment à propos des « gens qui souffrent », mais pour une histoire de 10 000 flics. 10 000 flics qui, comme à leur habitude, se chargeront de préserver la tranquillité des gens qui ne souffrent pas, en contrôlant ceux qui souffrent réellement. Sarkozy ou Aubry, ceci ne changera jamais.

La nuit envahissait le ciel de Wazemmes. Bruegel et moi étions complètement déjantés, alternant paroles pertinentes, inepties, hoquets et ricanements. Ce salaud avait finalement réussi à me convaincre que son plan marcherait comme sur des roulettes. Il m’avait eu par les sentiments – « T’es obligé de venir, Jack. Tu vas voir, y’aura tous les médias nationaux… y’aura même BFM TV ! T’imagines, y’a moyen que tu passes à BFM TV, mon pote ! ». Je me laissai prendre au jeu. Oui, quand il me ferait un signe de la main, je me lèverais sans hésiter, et poserais une question à Aubry. « Ça vaudra bien un prix, ça, mon pote, me dit Bruegel. P’têt même le Pulitzer ! Hé ! Hé ! » Voilà où on en était : j’étais chaud, lui était chaud, à deux on était bouillants. Nous n’avions plus qu’à finir nos bouteilles, dormir à tête reposée et rappliquer à la Gare Saint-Sauveur le lendemain matin pour assister à l’allocution d’Aubry.

« Hé ! Hé ! La dernière réunion publique, me dit Bruegel tout déchaîné, a eu lieu la semaine dernière, le 23 juin… Cinq jours plus tard, et hop ! Aubry annonce sa candidature !

– Ouais, logique, logique, hum, hum, que je réponds.

– J’ai lu quelque part, hé, hé ! j’ai lu qu’Aubry a choisi la Gare Saint-Sauveur pour apparaître comme "la candidate du peuple" !

– La candidate du peuple qui souffre ! Ah ! Ah !

– Eh bah nous aussi nous souffrons, lance Bruegel en geignant, et nous viendrons vous applaudir, madame ! Hé ! Hé ! »

La soirée se termina assez rapidement. Bruegel se leva, rota profondément et me rappela l’heure du rendez-vous. J’acquiesçai et le raccompagnai à la porte. Nous avions parlé d’Aubry pendant plusieurs heures, j’étais complètement déglingué de la tête et m’écroulai subitement sur mon lit, tel qu’il m’avait laissé, lessivé. Evidemment je n’avais pas mis de réveil. Comme je l’ai dit, c’est Bruegel qui me sortit violemment du lit en me téléphonant à 11 heures. Je changeai vite de tee-shirt, enfilai mes chaussures, posai des lunettes noires sur mon nez et, en panique, fonçai en direction de Saint-Sauveur. Hélas ! tous ces efforts furent accomplis en vain. Ce qui était clair depuis le départ demeura clair le mardi 28 juin à 11h30 devant la Gare Saint-Sauveur, dont les grilles étaient refermées au nez du peuple. Martine Aubry avait invité le peuple, certes, mais ne voulait pas du peuple dans la salle de son allocution. Le peuple resta donc dans l’incompréhension, son « guide » avait fermé les portes de son cirque. Notre reportage, tout notre plan tombait à l’eau. Le Prix Pulitzer nous filait entre les doigts. Arrivé avant moi, Bruegel tirait la gueule et parlait avec un type de la cinquantaine, présentant bien, qui essayait de négocier avec les portiers : « Mais je suis militant du Parti Socialiste ! J’ai ma carte, là, tenez… Pourquoi on ne me laisse pas rentrer ?! » Trop tard pour lui, Aubry finissait tout juste son discours retransmis en direct sur BFM TV dans le bistrot à côté : « Mes chers compatriotes de la métropole et des Outremers, nous rêvons d’un véritable changement au profit de tous, un changement où les mots se transforment en actes. » Au son de la propagande, quand on lui dira par télévision que les mots ont été transformés en actes, le peuple qui souffre, unanime et encerclé par la police, n’oubliera pas d’acclamer son guide. •