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A la recherche des droits de l’homme en baronnie socialiste

« C’est un problème qu’on peut régler vite ? » Jacques Mutez, conseiller municipal délégué aux marchés de plein air, tenait un « point-presse » dans les halles de Wazemmes. Le dimanche était radieux, l’alcool n’avait pas coulé la veille, et moi j’étais là, devant lui. Je ne savais pas si on pouvait régler le « problème » vite, car je ne voyais pas vraiment, au fond, quel était le « problème ». « Bah un problème… » dis-je, « c’était surtout pour avoir votre avis ». Pour tout dire, ce matin – allez savoir pourquoi –, je n’avais qu’une idée en tête : trouver ces foutus droits de l’homme. J’ai donc cherché, fouillé minutieusement du marché à la place de la République, en passant par la Zone de l’Union à l’autre bout de la métropole… Hélas, hormis une discrète inscription gravée dans la pierre, paraphée solennellement par Martine Aubry, j’en suis revenu absolument bredouille.


• Jacques Mutez était flanqué de quatre journalistes. Grand Lille TV, France 3 et 20 Minutes. Dans un parfait exercice de communication politique – Pédagogie et Proximité –, il expliquait la nouvelle organisation du marché, la nouvelle politique d’abonnement aux emplacements, etc., et les journalistes prenaient ses paroles en notes. A côté du poissonnier, chemise déboutonnée, petit pendentif qui brille, l’air résolument décontracté, M. Mutez avait accepté de faire ce « point-presse » pour ces médias car, jusqu’à présent, il n’avait parlé de ce sujet qu’à La Voix du Nord. Et de l’info, merde, il en faut pour tout le monde.

J’imagine qu’il n’avait pas prévu d’être questionné sur les droits de l’homme, du moins sur l’article XI de la déclaration de 1789. Aujourd’hui, quand je relis mes notes rédigées juste après ma conversation avec M. Mutez, je me rends compte que ni lui ni moi n’étions bien réveillés. Il m’a tout de même consacré dix bonnes minutes, et l’échange a donné à peu près ça :

« Alors, ce problème, vous me résumez ? dit-il.

– Eh bien ça fait quatre ans que le journal La Brique fait ses ventes à la criée sur le marché de Wazemmes. Récemment les policiers municipaux ont menacé des vendeurs d’un PV s’ils ne quittaient pas les lieux. Alors que pendant la campagne des cantonales les socialistes tractaient ici et n’ont jamais eu de problème…

– Mais ils n’ont pas le droit non plus… pas plus que les gens qui font des trucs pour la mosquée, soyons clairs. Nous, ce qu’on a admis c’est que les gens soient en pourtour de marché, donc si vous faites votre vente de journaux, vous le faites en périphérie du marché et vous n’aurez pas de problème.

– Mais ça va à l’encontre de toutes les libertés fondamentales de la presse. J’ai la liste des lois là ! L’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme sur la libre communication des pensées et opinions. L’article 20 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. La loi du 9 décembre 2004 qui stipule que les colporteurs de presse n’ont pas besoin de se déclarer. Et enfin l’article 1 de la loi Bichet du 2 avril 1947 qui veut que la diffusion de presse imprimée soit complètement libre…

– Vous savez, réplique-t-il, vous parlez à un radical, mon parti est né avec la liberté d’expression et la liberté de réunion en 1901, donc…

– Ouais, dis-je en haussant les épaules

– Moi je suis d’accord avec vous, mais j’applique juste le règlement du marché qui stipule qu’on ne peut donner aucune liberté particulière sur un emplacement public réservé exclusivement au marché…

[Une journaliste nous interrompt, de quoi parle-t-on ?]

– De la liberté de la presse, que je lance, pensant vainement que ça peut intéresser cette professionnelle de l’information.

– C’est un des dossiers que nous avons ouverts depuis longtemps, explique M. Mutez pour reprendre la main. On interdit à l’intérieur du périmètre du marché d’avoir toute forme d’expression quelle qu’elle soit…

– D’accord, fait la journaliste, simplement.

– Et cette interdiction n’est pas logique, dis-je pour ne pas rester sur ce « d’accord » désarmant. Ça va à l’encontre des lois fondamentales de la liberté de la presse qui stipulent qu’on peut diffuser de l’information librement dans l’espace public. Les militants socialistes, eux, quand ils tractent ils n’ont aucun problème… je me demande si dans le cadre de la réorganisation du marché, on ne veut pas en faire aussi une place socialo-socialiste…

– Oh la la ! s’exclame M. Mutez.

– Un espace public sans voix discordante, j’enfonce le clou.

– Moi je ne suis même pas socialiste, rétorque l’élu. Alors je vous mets à l’aise tout de suite…

– Oui mais bon, ça revient à peu près au même, le socialisme ne veut plus dire grand-chose de nos jours…

– Ah non ! Si vous commencez à m’insulter ! Moi j’suis tout sauf socialiste !

– Vous n’êtes pas socialiste ? s’étonne la journaliste – comme quoi, même une professionnelle ne voit pas la différence entre socialiste et radical de gauche…

[Après m’avoir expliqué à nouveau le règlement – règlement que je lui ai sitôt demandé de changer –, M. Mutez s’enquiert : « Vous comprenez ce que je veux dire ? »]

– Oui ! dis-je. Je comprends tout à fait là où vous voulez en venir, mais vous ne répondez pas sur le fond, sur ces lois… ce sont des lois plus importantes que le règlement du marché.

– Encore une fois, explique-t-il, vous me posez un truc au débotté. Moi j’fais jamais d’annonce sans vérifier. Ces lois-là je les connais, vous auriez pu citer la loi de 1884 aussi… hé ! hé ! sur la liberté d’expression…

– Hum… Hum…

– Mais le problème n’est pas là pour moi, continue-t-il. Le problème est de savoir comment on peut régler votre problème…

– Ah oui… là c’est sûr… le problème de la liberté de la presse ! je m’emporte.

– Mais ça ne gêne pas la liberté de la presse que de dire qu’il y a des lieux de vente qui ne sont pas permis !

[M. Mutez appelle la responsable de la police municipale du marché, « Noëlle ». Il lui résume le « problème » et cette dernière confirme que les criées sont bel et bien interdites ici.]

– Oui, oui, je sais, reprend-il. Mais Monsieur m’objecte des lois qui sont des lois fondamentales de la liberté de la presse. On regardera ça, parce qu’il peut me citer quatre lois alors qu’une cinquième les contredit, donc il faut regarder. Entre la liberté de la presse, c’est-à-dire le droit d’imprimer, et puis le droit de vendre le journal en n’importe quel lieu, y’a peut-être un espace…

– Regardez la loi Bichet de 47 ! Loi Bichet de 47 ! dis-je.

– J’entends bien, oh ! Vous savez la liberté de la presse pour moi est un des fondamentaux. Mais encore une fois, je vous dis, moi j’essaye de faire en sorte qu’entre les différents règlements… [Il se reprend] J’suis d’accord avec vous, c’est vrai qu’un règlement est inférieur à une loi, mais si j’ai dix journaux qui viennent faire de la vente à criée, comment je fais ? »

Voilà, à peu de choses près et selon les notes denses que j’ai écrites quelques minutes plus tard sur la terrasse d’un café, notre discussion. J’ai fini par marquer sur mon carnet : « Marché = pas de DDH ». Il était environ onze heures trente. Malgré l’ambiance estivale de cet endroit bigarré, j’ai commencé prématurément à ne plus y croire. La journée avait à peine démarré et je n’avais aucune idée de la direction que je devais prendre pour trouver les droits de l’homme. Heureusement, l’ami Esteban est venu à mon secours.

*

Au téléphone, Esteban a expliqué qu’il devait se rendre dans le quartier de l’Alma-Gare à Roubaix, pour un article qu’il préparait. Après ça, il me proposait de le rejoindre à la Zone de l’Union, frontière commune à Tourcoing, Roubaix et Wattrelos, « je veux faire des photos, ça va t’intéresser ». C’est le genre d’endroit où les Lillois, s’ils n’y ont pas d’intérêt, ne vont pas. Pour y arriver, de Wazemmes par exemple, c’est une bonne demi-heure de métro. Ligne 2, on peut descendre à la station Mercure et remonter boulevard et canal. Ou s’arrêter à la Gare-Jean Lebas pour traverser la longue et rectiligne rue de l’Alma. « L’Union ? » ai-je dit, « hum… tu penses qu’on peut trouver les droits de l’homme là-bas ? » Silence dans les téléphones. « Mais qu’est-ce que tu racontes ? » a-t-il répliqué, « j’veux aller voir ce que les bulldozers ont fait… »

Ce qu’on appelle « Zone de l’Union » est, à l’origine, un pur produit de l’industrialisation massive du XIXe siècle. Une zone ouvrière, géographiquement stratégique, qui a connu cette histoire classique transformant un espace bouillonnant d’activités en un désert sinistre et moribond. L’Union a vu l’apogée de l’Usine – aussi détestable soit-elle –, sa décadence puis sa disparition. Des dizaines d’années durant, son décor n’était qu’une succession de cheminées, entrepôts et maisonnettes de briques rouges. Mais le « Déclin » a fait son bonhomme de chemin, répandant sur son passage friches et chômage, tandis que les capitaines d’industrie se faisaient la belle, détournant le regard de la pollution, la pauvreté et l’insalubrité laissées derrière eux. En 2009, le journal La Brique consacrait un dossier à la « reconquête » du territoire par les autorités, décidées à faire de l’Union un « pôle d’excellence métropolitain » de la communauté urbaine de Lille. Depuis quelques années le projet s’accélère : il prévoit l’implantation du siège mondial de Kipsta, sous-marque d’Oxylane – Mulliez –, sur le site de l’ancienne brasserie Terken-GBM, d’un Centre Européen des Textiles Innovants (CETI), d’une « Plaine Images » – je n’ai pas bien saisi le sens de ce truc –, d’un « Hôtel des entreprises », d’un parc urbain et de 3000 logements genre « écologiques » ; en somme, un quartier tout autant voué au capital qu’auparavant, mais un quartier « de demain » respectueux de l’environnement. Inutile de préciser que pour la réalisation de cet « avenir » urbain, il a d’abord fallu dégager la population de l’Union, préempter ses maisons de briques, les racheter, raser leurs murs ainsi que le passé. Les rêves des élus font bien souvent les cauchemars des électeurs, mais le problème n’est pas plus de connaître le résultat définitif que les méthodes employées pour y parvenir.

L’Union est un espace de quelque quatre-vingts hectares qui longe une partie du canal de Roubaix. Si vous descendez à la station de métro Gare-Jean Lebas, il vous faut prendre la rue de l’Alma. Tous les trois cents mètres, il y a de fortes chances pour qu’un grand type baraqué vous fixe du regard puis, arrivé à son niveau, montre son plus beau sourire et dise : « Tu cherches de la beu ? » L’échange est cordial, même si vous refusez son offre, il vous souhaite une bonne journée en ajoutant toutefois : « Dommage, c’est de la dynamite ». Derrière lui, les façades décrépites des logements sociaux vétustes ne vous emplissent pas forcément de joie. En revanche il y a plein de gens, la rue est bien vivante, et c’est d’ailleurs dans ce coin que des luttes urbaines historiques ont été menées, notamment par l’Atelier Populaire d’Urbanisme. Au bout de la rue de l’Alma, on tourne à gauche dans la rue de Tourcoing, qui traverse le canal de Roubaix et conduit au cœur de l’Union. Passé un pont, un grand panneau indique que « Terken » – l’ancienne brasserie, donc, fermée en 2004 – « fait place aux Rives de l’Union ». Ici les « espaces », lit-on, sont « aujourd’hui libérés de leurs anciennes activités industrielles ». Libérés ? On n’est pas loin d’un vocabulaire militaire et, plutôt qu’un abandon puis une appropriation du territoire par les autorités, le discours officiel parle de sa libération. Non loin de ce panneau, au niveau du pont, des Roms essayent de gratter des pièces aux automobilistes stoppés par un feu rouge. Un gars, la cinquantaine, qui vient de Sofia, arrive tout juste à expliquer qu’il dort dans une caravane et qu’il a réussi à se faire quatre euros dans la journée, ce qui a l’air de le satisfaire.

Sur « les Rives de l’Union », à l’est de la rue de Tourcoing, en face du grand bâtiment Terken dont il ne reste plus que les murs aujourd’hui, on peut s’installer sur un banc et admirer l’affiche gigantesque qui le recouvre. Une communication pharaonique est déployée pour faire entendre aux passants que l’Union, c’est « la force d’entreprendre » voire « d’innover ensemble ». A vos pieds, vous trouverez peut-être une vingtaine de canettes vides gisant sur le sol, sans doute les restes d’une soirée noyée dans la « Saint Wendeler Brauberger Pils », comme un hommage à l’ancienne brasserie et aux milliards de litres de bière qui en sont sortis. De façon générale, partout où les bulldozers sont passés à l’Union, une intense communication visuelle est mise en place. Des panneaux sont dressés, des bâches sont exposées sur les murs d’usines qui demeurent. Partout sont répétés les mêmes messages, « ici se construit le quartier pour demain », par exemple.

A l’ouest de la rue de Tourcoing et du futur site Kipsta, aucun autre mot que « désert » ne pourrait mieux décrire ce qui se déroule sous nos yeux.  Un terrain vague dévasté s’étend sur plusieurs centaines de mètres. La terre est retournée et le sol accidenté, traversé par des tuyaux en tout genre, complique les déplacements. Au fond s’élève un grand bâtiment cubique, ultramoderne, composé de rudes quadrilatères, sur lequel les lettres C, E, T et I sont visibles de loin. Malgré quelques touches de couleurs, le gris prédomine sur une façade froide et angoissante. La désolation est saisissante, est-ce le lendemain d’un bombardement ? Soudain une silhouette se détache de la ligne d’horizon. Il ne s’agit pas d’un être humain, mais d’un chien errant qui s’approche prudemment et rappelle que la nature aurait très bien pu reprendre ses droits ici. Le CETI – Centre Européen des Textiles Innovants – a été bâti sur 20 000 mètres carrés. Un panneau apprend qu’il est un « bâtiment emblématique », « d’une morphologie simple » pour ne pas dire glaciale et totalitaire. Le vent souffle, on entend à peine les voitures vrombir sur le boulevard. Il a fallu 22 millions d’euros – dont 9,9 empruntés – pour construire ce truc, ainsi que 20 millions pour le fonctionnement de ses laboratoires et l’achat de matériel. Investissement massif qui, à l’œil nu, fait froid dans le dos.

Plus au nord, un petit campement de caravanes est coincé entre la friche du Peignage-La Tossée – bientôt reconvertie en « hôtel des entreprises » – et un entrepôt Transpole à l’abandon. Beaucoup d’espaces sont prohibés – « chantier interdit au public », peut-on souvent voir – mais des passages permettent d’y accéder, quand ce n’est pas l’entrée d’un chantier qui est purement et simplement ouverte. Aussi une partie de foot s’organise-t-elle sur un terrain en friche, des enfants roms s’amusent au milieu des ferrailles qui s’oxydent inexorablement sur des sols pollués. A quelques mètres, un havre de paix, enfin, s’offre au visiteur : les jardins ouvriers de l’Union. Autour d’une allée de terre s’articulent des parcelles plus ou moins grandes. Les panneaux qualifient ces jardins de « familiaux » – comme on les appelle officiellement depuis soixante ans –, mais tout le monde parle ici de « jardins ouvriers ». D’ailleurs le décor rappelle le passé industriel : les espaces cultivés sont entourés, au premier plan, de murs de briques et, au loin, une cheminée se tient droite comme à son premier jour. Un type est en train de brûler des mauvaises herbes, il explique que ce qu’il cultive lui permet de se nourrir pendant au moins trois mois. Il ne craint pas la reconquête du secteur par les autorités, il positive, surtout pour le parc : « ça va plaire aux jeunes », dit-il, « ça sera peut-être mieux que le parc Barbieux ». Il faut savoir que la désolation de l’Union ne date pas d’hier. Depuis des années on parle de « grands projets », de « réaménagement », de « revitalisation », et depuis des années le quartier se meurt. N’est-ce pas ce que le Collectif pour le canal de Roubaix écrivait il y a dix-sept ans dans son journal, La Décidée – « Il est bien beau – et facile à la fois – de rêver d’un deuxième Euralille sur le site de l’Union ou d’un second Barbieux le long du canal. Aujourd’hui, les quartiers se dépeuplent, s’appauvrissent et survivent dans l’insignifiance des mesures prises sur le terrain pour changer les choses » ? Dans ces conditions, comment ne pas attendre quelque chose, même sans avoir son mot à dire, du projet en route ? De toute façon, les décisions n’appartiennent pas au peuple.

Salah est bien placé pour en parler. « Vous n’étiez pas encore venus au monde », dit-il pour revenir sur l’ouverture de son café, « Chez Salah », en 1965. Situé à l’entrée du quartier, sur la rue de Tourcoing, ce type sans âge – il s’amuse à mentir quand on lui demande, mais ça ne doit pas être loin de 70 ans – a fait l’objet de nombreux articles de presse et de reportages télévisés. Il est d’ailleurs très fier de montrer toutes les copies qu’il a glanées, comme autant de preuves que les professionnels de l’information se sont intéressés à lui. Pourquoi ? Parce que Salah est un récalcitrant. Propriétaire, il n’a jamais voulu revendre son café ni sa baraque à l’Etablissement Public Foncier (EPF), cet organisme chargé du sale boulot par la communauté urbaine qui dispose d’un droit de préemption pour reconquérir le quartier. A son sujet on peut – mais me reprochera-t-on d’évoquer le droit à la propriété ? – se référer un instant à l’article XVII de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité. » La propriété est un « droit inviolable et sacré », donc, mais « la nécessité publique » peut en priver un individu. Quelque part, c’est exactement ce qui arrive à Salah, la « nécessité » ici n’étant rien d’autre qu’un délire d’élus et de capitalistes sans scrupule – ce qu’on appelle une « gouvernance ». Autour de lui, l’EPF est parvenu à racheter tous les bâtiments, sauf le sien. Il est le seul, encore présent.

Derrière son café subsiste un îlot de maisons murées et graffées, décor de village fantôme. La végétation a envahi les immeubles et des plantes s’extirpent de façon anarchique, profitant du moindre interstice de liberté. Désespéré par Salah, l’EPF attend, dans l’ombre, que le vieux monsieur soit enterré pour accaparer ses biens. Récemment ce dernier a appris dans un journal que des travaux de voierie allaient commencer autour de chez lui. Et un matin, des ouvriers ont débarqué à sa porte : sans le prévenir, raconte-t-il, « ils ont bloqué l’accès avec des gros rochers ». « Mes clients, mes livreurs, comment ils pouvaient passer ? » Les autorités lui faisaient en quelques sortes payer son obstination à rester chez lui, comme propriétaire. A la façon d’un Louis XVI méprisant la nation fermement assemblée au Jeu de paume – « Ils veulent rester ? Foutre qu’ils restent ! » – tout en lui réservant une réponse militaire d’ampleur, les autorités se moquent magistralement d’un vieillard qui a décidé de finir sa vie ici. Salah a dû faire des réclamations, pour que les rochers soient enlevés, mais n’a pu empêcher l’avancée des travaux, les barrières, les marteaux-piqueurs, la poussière et la surélévation de la chaussée. « Y’a pas un client depuis », se plaint-il. En effet, son café est vide, et le restera sans doute. Au bout de la rue de Tourcoing qui ne ressemble plus à une rue, un panneau – encore un – détaille les opérations en cours. Cynique, on lit : « Nous vous remercions de votre compréhension pendant la durée des travaux ». A qui s’adresse cette communication ? Le dernier à vivre dans cette rue étant Salah, on se rend compte à quel point la concrétisation du projet de l’Union est perverse.

Chez Salah, il y a dix ans

Chez Salah, maintenant

Le cafetier ne porte pas l’EPF dans son cœur, et on le comprend. Dès 1999, il explique qu’« ils ont mis tout le monde dehors », n’hésitant pas à user de « méthodes menaçantes ». Salah vous répètera une bonne dizaine de fois qu’il « faut toujours respecter la loi et l’ordre public », que lui n’a « rien à se reprocher ». Façon d’exprimer que ce qui lui arrive est injuste, qu’il n’y a pas de morale pour les « bons » citoyens. Arrivé en 1949 d’Algérie, il confie : « Mon pays natal, je ne le connais pas comme je connais Roubaix ». Pas d’autre endroit où vivre, « pas question de vendre », déclare-t-il, « après mon dernier jour ils feront ce qu’ils veulent », c’est tout. En 2007, Salah a entrepris de ravaler sa façade. La mairie de Roubaix, qui visiblement n’y voyait aucun problème, lui a même fait parvenir un « Kit rénovation façades » pour l’aider dans sa démarche. Geste déplaisant pour la Société d’économie mixte « Ville renouvelée » en charge du projet d’aménagement de l’Union qui, dans une lettre datée de 2010, a enjoint Salah de renoncer : « votre propriété est destinée à être démolie », « il ne semble pas judicieux que vous engagiez des dépenses d’embellissement de votre immeuble qui amélioreront probablement l’accueil de la clientèle mais ne modifieront pas le prix d’acquisition de votre bien par l’aménageur »… A l’Union les droits de l’homme se meurent et la « gouvernance » patronale-socialiste prend un malin plaisir à les enterrer.

Dans le vieux jukebox de son café, les chansons « Vivre ailleurs » de Jackie Quartz et « Il faut toujours un perdant » d’Iglesias font écho à notre conversation. Salah nous paye des bières, il apprécie notre compagnie et nous propose de « reprendre la même chose, en vitesse ». Est-ce qu’il s’ennuie ? Non, dit-il, il a l’habitude, mais il y a, à présent, quelque chose de triste dans ce rade. Des vieilles photos, des souvenirs d’une époque révolue, il en a des dizaines. Des images qui nous montrent un Salah beaucoup plus jeune. Sur l’une d’entre elles, on voit une grande tablée composée d’une vingtaine d’anciens employés de la brasserie Terken. Des clients, des habitués devenus des amis, encore des moments de vie disparus aujourd’hui. Et quand on lui demande s’il les voit toujours : « A l’occasion, surtout pour les mariages ou les décès… plus les décès ces derniers temps, malheureusement. » Histoire émouvante, c’est pour cette raison que les journalistes déboulent chez lui régulièrement. Dans ce café dont la décoration n’a pas changé depuis des dizaines d’années, remarquait justement le dernier article en date, un vieil homme brave une machine puissante et inhumaine. Jusqu’à la mort.

*

Nous avons déambulé dans l’Union, Esteban et moi, pendant une bonne partie de la journée. Alors que nous sortions d’un terrain désaffecté serré entre deux maisons à l’abandon recouvertes de végétation, une patrouille de police a ralenti à notre niveau. Le conducteur nous regardait, tout en roulant à notre cadence. Ne le voyant pas réagir, je lui ai alors demandé : « Qu’est-ce qui se passe, monsieur l’agent ? » Une main sur le volant, l’autre frottant son menton, le policier a répondu : « Je sais pas, qu’est-ce que vous faites là ? » Mais de quoi se mêlait-il ? Je rétorque du tac au tac : « Presse extrême, nous sommes en reportage…

– Ah bon, dit-il d’un air dubitatif. Journalistes ?

– Oui, tout à fait, que je fais. Pourquoi, y’a un problème ? »

Il y a un truc à savoir sur la psychologie du policier. Bien souvent vous pouvez lui dire des choses assez crues, voire lui faire comprendre à quel point son métier est pathétique sans l’énerver, si seulement vous le faites avec un langage très soutenu et sans lever la voix. Mais le policier a toujours un « problème » avec le mot « problème », précisément. Dites lui « y a-t-il un problème, monsieur l’agent ? » ou, différemment, « c’est quoi l’problème, gros ? », sa réaction sera toujours la même. En l’occurrence, il a arrêté la voiture, ouvert la portière et, tandis que ses collègues faisaient de même, a exigé : « Vos papiers d’identité ». Et voilà comment, en quelques secondes, dans notre pays des droits de l’homme, on se retrouve encerclé par des types armés, gras du bide et peu enclins à discuter. Nous n’avons pas fini en garde à vue, mais cet épisode nous a fait passer l’envie de rester plus longtemps à l’Union.

Il faisait nuit à Lille. Nous avions déjà descendu quelques bouteilles et allions certainement perdre au plus vite nos capacités motrices pour finir dans un caniveau dégueulasse, sur un banc public discret – histoire de ne pas avoir d’autres ennuis avec la police – ou encore, avec un peu de chance, chez l’un ou l’autre. Rencontrant de plus en plus de difficultés à articuler, j’ai éructé : « Borde’ d’merd’, Est’ban ! Et c’putains d’droits d’l’homme ! P’tain ! F’chier ! » Mon compagnon s’est mis à rire de façon frénétique. Il aurait bien été capable de se rouler par terre mais, soudain, il a dit : « Hé ! Je sais où ils sont, moi ! Viens, suis-moi ! » Il m’a alors traîné jusqu’à la place de la République, sur ce que la mairie a décidé d’appeler le « Parvis des Droits de l’Homme » en faisant graver dans le sol un bout de l’article I de la déclaration universelle de 1948. Esteban avait raison, c’était là. Les droits de l’homme, ce n’était que ça : des mots, une pure rhétorique, et derrière, le néant. Cette nuit personne n’en avait rien à faire, on avait juste le droit de se taire et d’admirer l’œuvre des socialistes. •