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Trouille à Sciences Po Lille : les antinucléaires n’ont pas le droit de contredire la dame d’Areva

Comme c’est souvent le cas, le reportage commence dans un bistrot lillois bourré d’ivrognes dépravés. Une horloge accrochée au mur indique qu’il est deux heures et demie. Le journaliste est assis au comptoir, près des tireuses, et ne semble pas faire attention à la folie grandissante qui saisit les gens autour de lui. Lunettes noires au nez, même s’il fait nuit, c’est à tous les coups une astuce pour dissimuler son véritable état de sobriété. De la main gauche il tient un verre de bière belge, de la droite il gratte quelques notes illisibles sur son carnet. Un exemplaire de Métro trempe dans une flaque de pastis à côté de lui : « Inquiétude à Fukushima », peut-on lire, « il faudra plusieurs mois avant de stopper les fuites radioactives ». Voilà comment a commencé ce reportage, pour finir le lendemain en queue de poisson devant l’IEP, censuré par la police.


• Les trois filles derrière moi ne se rendaient pas compte à quel point elles hurlaient. Une bonne moitié de l’assistance pouvait aisément entendre leur conversation. Leurs propos étaient des plus obscènes, ça parlait d’éjaculation, de cunnilingus, de sodomie, de choses si épouvantables et abordées de façon si crue que je ne pourrais, en toute conscience journalistique, vous retranscrire mes notes. Après tout, ce site n’est pas encore interdit aux mineurs. Sur ma gauche, deux ivrognes étaient en train de s’embrouiller. Un vieux type, genre sweat à capuche noir qui avait pas l’air de déconner du tout, en face d’un jeune étudiant syndiqué, cheveux au vent, longs et lissés, mélange d’un Paul McCartney et d’un Che Guevara. Il était question d’un couteau, du fait d’en avoir ou pas — des couilles, bien sûr —, et de savoir s’il était nécessaire d’aller s’expliquer dehors, puisque leur « discussion » n’avait abouti à rien de bon.

Las, j’engloutis d’un coup ce qu’il restait dans mon verre, et commandai aussitôt une Chimay de plus. Pas de temps à perdre dans cet endroit sinistre, me suis-je dit. Les mecs de Métro avaient particulièrement chiadé le numéro qui traînait à côté de moi – datant du 4 avril. Dans cette rédaction ils sont vraiment tordus, je le sais, mais je n’imaginais pas à ce point. En « une », un gros titre informait de « l’angoisse à Abidjan », surplombant une seconde accroche beaucoup plus légère – parfait exemple de bouffonnerie journalistique : « Axelle Red "Je ne veux pas qu’on me traite de sale féministe" ». Le reste du torchon n’arrangeait rien à l’affaire. Une succession d’informations perverses mises bout à bout, annonçant pêle-mêle qu’un pays très pauvre comme l’Afghanistan était « à feu et à sang », quand dans un pays très riche comme la France — quelle chance ! — les patrons pouvaient « enfin » être solidaires. Le barman m’apporta la bière et, tandis que je cherchais de la monnaie, remarqua l’article sur Fukushima.

 

 

 

« C’est grave, me dit-il.

– Quoi ?

– Là, ce qui se passe au Japon. »

Je n’avais même pas capté ce papier, trop petit et insignifiant. Quelques semaines auparavant, lorsque le monde a appris que les séismes et tsunamis japonais avaient éventré une centrale nucléaire et que les médias, BFM TV en tête, se sont totalement consacrés à la catastrophe, nuits et jours, matins, midis et soirs, eh bien je dois dire que j’ai été pris au jeu du suspense. Ces sales journalistes adorent tenir en haleine le public. Ils sont présents sur le terrain, ils « couvrent » l’apocalypse en gestation, 24/24, filment la moindre fumée s’échappant du réacteur et déclarent toutes les vingt minutes que la situation s’aggrave ou, à l’inverse, s’améliore. Ils disent que ça « pourrait être pire », qu’on est « pas encore au niveau de Tchernobyl », que « la situation est toujours alarmante ce matin au Japon » et qu’à « tout moment », « une catastrophe de grande ampleur » peut se produire. À l’arrivée, on est pris, dedans, on s’accroche à l’écran en se demandant si, comme le 11 septembre 2001, on va assister en direct à une puissante destruction fauchant des vies par milliers en une fraction de seconde. Mais tout ne bascule pas d’un moment à l’autre, le Japon est toujours là, l’apocalypse est lente, diffuse, il y a « des fuites radioactives », nous dit-on. Les jours passent, les journalistes se tournent vers de nouvelles catastrophes, et les « fuites radioactives » continuent de s’échapper, tous les jours, inexorablement et aussi remarquables que les dépêches lapidaires qui les rapportent aux quatre coins du monde. Je repris la discussion avec le barman :

« Ouais, c’est grave. Les cadres de Tepco sont vraiment des gros salopards.

– Tepco ? fit-il.

– Oui, vous savez, la firme qui exploite cette centrale. Ces ordures ont falsifié plein de rapports de sécurité, business is business, et maintenant le seul truc qu’ils peuvent faire pour ralentir la catastrophe c’est envoyer des mecs au front avec des lances à incendie ! »

Il opina et me raconta qu’un client lui avait dit, plus tôt dans la soirée, que le gouvernement japonais avait envoyé une notification à la société météorologique nationale lui interdisant de donner des infos au public sur le nuage radioactif. L’exécutif japonais qualifiait cette mesure d’« acte unique d’information responsable ». « C’est le problème avec cette saloperie, dis-je : non seulement tu ne vois pas quand ça te fait crever mais en plus personne, et surtout pas les responsables, ne va te le dire. Tu crèves sourd, muet et aveugle. » Avant de repartir vaquer à ses occupations, le barman m’informa qu’une « dirigeante du nucléaire français » était attendue le lendemain pour une conférence « dans une école de Lille ». J’haussai les épaules et finis ma bière en une gorgée.

*

À présent le journaliste fait route à fond la caisse, à bord du métro automatisé lillois, en direction de l’Institut d’études politiques. Il est environ dix-sept heures quinze et bien que cette machine soit ce qu’il y a de plus sophistiqué sur le marché, il a la désagréable sensation de tanguer. Les bières belges ingurgitées la veille lui contractent encore les intestins, et l’éclairage blafard de ce bolide « tout nucléaire » lui donne envie d’en boire une autre. Quelques heures auparavant, après un réveil d’une rare violence, il a allumé sa télé. BFM TV diffusait des images de Fukushima et il s’est souvenu de ce que lui avait dit le barman, sur la venue de cette dirigeante. Information prise à la source, il s’agissait de Valérie Faudon, directrice marketing d’Areva, invitée par une association d’étudiants de Sciences Po. Pris d’une ferveur et d’une bravoure journalistiques sans pareilles, il a donc décidé de s’y rendre, avec la ferme intention – quoique vaine – d’obtenir une interview de cette Faudon. Suite du reportage.

Le plan devait fonctionner. Dans le métro, avec quarante minutes d’avance, c’était décidément un progrès considérable que je faisais dans ma pratique journalistique. Je n’arrivais cependant pas à observer ce qui se passait dans la rame. Cette lumière, bon sang, ça m’aveuglait. Il fallait réagir, et au plus vite, car le sens de l’observation est la première qualité requise pour réussir un reportage. J’entrepris donc de me lever et de bomber le torse en respirant un gros coup. Mais la machine freina un peu brutalement, et je manquai de m’effondrer. « Hé ! Jack ! » Merde, quelqu’un m’avait reconnu. Je pensais avoir respecté les bases de la discrétion, mais un salopard avait finalement retrouvé ma trace. « Ça va ? » Heureusement le type était de mon côté, un bon pote. Il avait deux gros sacs aux pieds, ce que je trouvai insolite. Rassuré, je répondis : « Ouais, putain excuse moi j’t’avais pas reconnu. La soirée a été rude… » Il rigola et expliqua que lui revenait de Charleroi. Il devait y prendre un avion pour l’Andalousie – « en vacances, dix jours » – mais tous les vols avaient été annulés. « Pourquoi ? » Dans la matinée, un avion de guerre F16 de l’armée néerlandaise avait failli s’écrabouiller sur un bled paumé de la campagne de Charleroi. Le pilote avait alors été obligé d’atterrir en urgence sur une piste de l’aéroport, « ce qui a foutu un beau bordel ! » Évidemment, on ne savait pas ce que fabriquait cet avion ici. Comme le nucléaire, c’est pas le genre d’information qui se déniche facilement.

Je le lâchai à Porte d’Arras – je ne sais toujours pas pourquoi je me suis arrêté aussi loin de la cible. L’alcool ? Le malaise provoqué par le métro ? Un besoin de déguerpir au plus vite ? Je ne sais vraiment pas… –, et m’élançai d’un pas lourd, du haut de mes deux mètres dix – non j’déconne… –, vers la rue de Trévise. Non loin de l’IEP, je croisai un type muni de deux bâtons de bois autour desquels était enroulé un tissu rouge. Mon instinct me conduisit à l’accoster.

« Non, j’en reviens là, qu’il répondit comme je lui demandais s’il se rendait à la conférence. Je me suis fait envoyer paître par les RG. Ils m’ont dit que ma banderole était une arme…

– Les RG ?

– Oui, les RG.

– Bah merde alors, en voilà d’autres qui m’ont retrouvé, pensai-je tout haut.

– Quoi ?

– Non, non, t’occupes, je suis fatigué, c’est tout. Je vais essayer d’y aller quand même, faut que j’interviewe cette meuf…

– Tu rêves, mon gars, fit-il, sarcastique. T’as une carte d’étudiant au moins ?

– Bah non.

– Ils ne laissent passer que les étudiants de l’IEP… »

Je n’avais pas pensé à cette éventualité, ça me mit un gros coup au moral : ma conscience professionnelle vacilla.

« Putain il me faudrait une carte de presse sérieux, lançai-je inconsciemment. Avec ce genre de conneries je pourrais rentrer partout. Et au moins dans une manif’ j’peux aller voir les flics de plus près.

– Ouais c’est ça, répliqua-t-il en se foutant de ma gueule, arrêtant sur le champ de me prendre au sérieux. Et toi tu vas dire "j’suis journaliste, j’suis journaliste !", tu vas couiner comme le gars de Canal Plus ! »

Je sais vraiment pas pourquoi les journalistes sont autant détestés dans ce pays. Les droits de l’homme c’est quand même nous, bordel de merde ! Bref, j’avais chopé une info, au moins une : les RG servaient de videurs à la conférence de cette dirigeante d’Areva. Mes chances de lui poser des questions étaient quasiment inexistantes. Inutile de rappeler que je suis un gars pépère, peu habitué aux situations délicates : j’avais vraiment de quoi faire demi-tour. Mais en ce vendredi 8 avril, le courage était de mon côté. Allez, Jack, me suis-je dit, abrège ce foutu reportage !

 

Il y avait pas mal de gens devant l’IEP. Difficile de tous les distinguer mais je parvins toutefois à reconnaître ceux qui étaient les étudiants. Des jeunes bien lavés, resplendissants, habillés de façon ni trop sexy ni trop pudique, juste classe, branchée et « fun ». À classer dans la catégorie « étudiants à mèche », donc, ceux qui déblatèrent des trucs sournois avec un accent reconnaissable entre mille – proche du parigot rive gauche –, et qui  s’escriment le jeudi soir à se mettre une race à coups de bouteilles de vodka « premix » – une pure arnaque marketing, ce truc. Un peu en avance, je pris le temps de fumer une cigarette pour observer cette scène qu’un Thackeray aurait décrite à merveille. Soudain, un jeune homme se fit alpaguer par un vieux gars aux cheveux longs, costume, chemise blanche déboutonnée en haut, mocassins, genre BHL mais en vraiment moins bien – c’est dire ! :

« Toi tu rentres pas, dit-il au jeune, à la façon d’un videur de la rue Masséna.

– Ouais ouais…

– Non j’préfère te l’dire avant…

– Ouais, on verra ça… (Le jeune tenta de s’esquiver, mais le BHL de troisième zone le suivit et l’arrêta en le tenant par l’épaule.)

– Ah ça c’est tout vu… c’est tout vu !

– Y’a pas de problème…

– Ok, et si tu rentres on te sort. C’est clair ?

– D’accord, fit le jeune en rigolant…

– Ok… Mais là pour l’instant tu rentreras pas.

– Ok, bah on verra ça…

– Non on verra pas ça ! s’énerva le mec qui n’était autre qu’un policier.

– Ouais, mais j’parle pas avec toi, moi… rétorqua sèchement le jeune homme qui n’était autre qu’un militant antinucléaire visiblement bien connu des services de police. »

Le policier s’en alla, et j’accostai le jeune homme. Malgré la scène qui venait de se produire – un truc quand même hallucinant qui n’avait retenu l’attention d’aucun étudiant, je dis bien aucun –, il m’expliqua sereinement que les renseignements généraux étaient autour de nous, et qu’il y avait aussi quelques agents de la BAC. On était cernés par des policiers. Il les désigna un par un, en me donnant pour chacun d’eux le surnom que les militants lillois leur attribuaient. « Regarde lui, c’est Chewing-gum, un des chefs de la police lilloise. Il est en train de parler avec le directeur de l’IEP, Pierre Mathiot. » Le mec qu’il me montrait était vieux, cheveux blancs, sec et recourbé. Il portait une veste noire en flanelle, une cravate rose ou mauve dégueulasse, et un talkie-walkie à la main. Son surnom, m’expliqua le jeune homme, venait du fait qu’on ne l’avait pas vu une seule fois en manif’ sans un chewing-gum en bouche qu’il mâchait nerveusement, à la façon d’un mec défoncé au speed qui aborde sa descente lors d’une free party boueuse au pied d’un terril nordiste. Les droits de l’homme ne devaient certainement pas figurer dans ses fiches et en tant que journaliste, je me devais d’agir pour sauver les valeurs de notre putain de pays. Je me dirigeai d’un pas honorable vers le directeur de l’IEP, pour lui demander la raison de tout ce déferlement sécuritaire. Mais ce dernier, visiblement rassuré par sa conversation avec les policiers, bondit en haut des escaliers et s’engouffra dans son établissement qui allait bientôt être barricadé.

*

Des flics partout, donc, et sa dernière chance d’interviewer quelqu’un d’important vient de s’envoler, aussi vite qu’un nuage radioactif. Tout à coup, la trouille, la vraie trouille, obscure. Le journaliste flippe. Derrière une fenêtre du bâtiment, il aperçoit un mec qui prend des photos avec un gros objectif. Encore un flic qui joue au paparazzi, tirant le portrait de chaque personne présente devant l’escalier d’entrée. Le métier de journaliste comporte des risques, il le sait et assume, mais à ce moment il perd son sang froid et commence à suffoquer. Comme chacun le sait, quand un journaliste perd son sang froid on peut faire un trait sur les droits de l’homme et la démocratie. Et là, le journaliste croit qu’on a bon. « Les carottes sont cuites », dit-il au dictaphone. Terrifié, bloqué, bien que mû par une éthique professionnelle sans faille, il préfère maintenant laisser parler son enregistrement au maximum, plutôt que de déblatérer a posteriori, ce qui réveillerait le traumatisme. Fin du reportage.

Rini Templeton

Un étudiant s’extirpe de l’IEP en colère et je me dirige vers lui :

« Tu es rentré ? dis-je.

– J’ai essayé, j’suis étudiant en sciences politiques et ils me laissent même pas rentrer, c’est quoi ce délire là ? On s’est approchés, on s’est fait jeter, c’est un scandale ça !

– T’as une carte Sciences Po ?

– Ouais j’ai une carte, bien sûr que j’ai une carte !

– Ils te laissent pas rentrer ?

– Non il me laissent pas rentrer ! Soi-disant il faut être de l’IEP, et moi j’suis en Sciences Po à Lille 2. On a le même diplôme, on prépare un diplôme de recherche commun avec l’IEP, je vais à la bibliothèque là tous les jours, et ils me laissent pas rentrer. C’est des bâtards, quoi ! »

Il se trouve qu’il est aussi militant antinucléaire, ce que je comprends lorsque je le vois distribuer un tract à deux étudiantes assises sur les marches de l’escalier. Deux jeunes bourgeoises et un militant coléreux, je peux vous dire que c’est quelque chose à voir, oh oui :

« Oui mais t’écris dans ton tract que y’a pas à discuter ! dit l’une des deux étudiantes.

Y’a pas de débat ! rétorque le militant. Eux ils veulent pas de débat, on le sait à l’avance qu’il y a pas de débat…

– Ouais mais tu écris que…

– Bah oui, on n’a pas d’intérêt en commun avec ces gens-là. On est en démocratie et on met des flics à l’entrée de cette conférence !

– Pourquoi tu veux accéder à cette conférence si tu veux pas de débat ? reprend l’étudiante.

– Mais j’ai des choses à lui dire moi à cette dame. J’ai envie de lui dire qu’elle a pas à se pointer ici, c’est tout. Elle est coupable de ce qui se passe en ce moment au Japon, la meuf elle pille le Niger, la meuf elle expose des centaines de salariés sous-traitants à des risques incroyables et elle vient encore se pavaner comme ça…

– Elle fait ça toute seule, ah ! ah ! ah ! s’esclaffe la seconde étudiante. Elle est partout ! ah ! ah ! ah !

– Elle et son groupe ! sursaute le militant. Elle est responsable marketing, elle doit assumer.

– Mais faut qu’on en discute ! répond la première étudiante, plus sérieuse et moins snob que sa copine pimbêche.

– Elle, elle maquille le business, elle maquille le business en…

– C’est pas la peine d’arriver pour l’insulter, tu vois ?

– Mais on ne veut pas l’insulter, on veut juste lui faire comprendre que y’a une opposition au nucléaire en France, et ici aussi.

– Ouiii mais caaaarrément, mais ça on est d’accord. Mais ne dis pas dans ton tract que tu veux pas discuter, parce que nous on te dit "pourquoi tu viens alors", tu vois ?

– Non, non, mais c’est eux, c’est pas à moi… c’est eux qui sont contradictoires, dit-il. Ils sont à l’IEP dans un forum citoyen j’sais pas quoi, dans un établissement public ouvert à tout le monde. C’est eux qui laissent pas rentrer les gens. C’est eux qui organisent le débat et qui n’acceptent pas la contradiction, c’est pas à moi de montrer patte blanche, c’est quoi ce délire ? On filtre les gens… »

Bizarrement des applaudissements interrompent le militant. Qu’est-ce que signifie ce bordel ? A-t-il été si convaincant que ça ? Je n’ai pourtant pas l’impression. En tout cas, il en profite pour s’éclipser, et moi pour embrayer la discussion avec les étudiantes et un mec qui les accompagne :

« Vous êtes étudiants en Sciences Po ici ?

– Ouais, me répond l’étudiante snobinarde.

– Et vous allez voir le débat… euh la conférence là ?

– Ouais.

– Et ça vous dérange pas qu’il y ait tous ces policiers ?

– Franchement, fait-elle, j’t’avoue que c’est pas mon énoooorme kiiiiiffe de voir des flics ici. Après, apparemment les flics ont appelé le directeur de l’IEP en lui demandant de décaler parce que y’avait des problèmes de sécurité et qu’ils avaient peur d’une intervention. Voilà, moi c’est ce que j’ai entendu…

– Moi, juste, ce que je lui dis, revient la première étudiante sur sa discussion houleuse avec le militant, c’est que tu peux pas demander le débat et écrire dans ton tract que tu veux pas discuter, que tu veux pas voir les gens. On est là justement pour discuter…

– Parce que là c’est un débat en fait ? dis-je naïvement.

– Mais tu peux, tu peux discuter, poser des questions. À un moment donné, tu peux pas arriver avec ton tract disant "j’veux pas discuter, j’vous emmerde tous" et dire "j’veux le débat", c’est hyper contradictoire, tu vois ?

– Mouais… »

Le mec avec elles continue :

« Ces gens-là, ils ont des discours préconstruits, le but c’est de les déconstruire en discutant, tu vois ?

– Ouais mais ça va servir à quoi de déconstruire son discours en discutant avec elle ? dis-je, à nouveau naïvement.

– Mais tu veux faire comment ? s’écrie la snobinarde. Tu veux la taper ?

– Ah non mais moi je demande, que je me défends, comme je peux. J’ai rien proposé, c’est pas moi qui ai fait ce tract…

– Pour moi, reprend le mec, c’est le but de la démocratie de déconstruire les arguments politiques, déconstruire les argumentaires, voir en quoi les gens croient déjà…

– Oui, dis-je, si seulement c’est suivi par une décision collective, un vote par exemple, ce qui n’est pas le cas, ce qui n’a jamais été le cas du nucléaire. On peut en débattre pendant des jours et des jours…

– C’est clair, mais c’est pas que la responsabilité d’Areva, c’est l’État Français…

– Surtout l’État français… »

Un type annonce : « On va fermer les rideaux s’il vous plaît, il faudrait que vous alliez sur le trottoir… Faudrait vous pousser un petit peu s’il vous plaît. » La conférence va commencer, il s’agit de barricader le bâtiment et, pour ainsi dire, de clore le débat une bonne fois pour toutes. Le lourd rideau de fer descend doucement et les seules personnes restantes, ce sont les militants antinucléaires qui forment à présent un groupe de trente ou quarante personnes… sans compter les policiers. À côté de moi, un gars aperçoit mon dictaphone.

« Pourquoi t’enregistres ? me demande-t-il.

– Presse extrême…

– Ah ouais, un journaliste, lance-t-il, dubitatif et un peu récalcitrant.

– Journaliste, ouais… mais du bon côté, mon pote, celui des droits de l’homme…

– Dans ce cas n’oublies pas de dire dans ton papier que y’a les molosses de l’IEP, y’a la force publique, ceux qui sont là, plus monsieur là avec la belle cravate violette qui est la police politique, et aussi que la dame d’Areva serait venue avec deux molosses à elle…

– Areva, ah ouais, sérieux ? que je m’étonne.

– Enfin c’est ce qui se dit, moi j’en sais rien…

– Des gardes du corps, très certainement… dis-je à la façon d’un Sherlock Holmes. »

Un mec arrive vers nous, il vitupère qu’il ne peut rester une seconde de plus dans ce bâtiment. Par la suite j’apprendrai qu’il est étudiant à l’IEP, membre du conseil d’administration de l’école et militant d’Europe Écologie.

« Pourquoi t’es sorti ? je lui demande.

– Parce que j’ai pas envie de me faire enfermer dans un IEP, barricader pour Areva. Y’a des limites quand même.

– Tu trouves qu’ils vont trop loin là ?

– Les conférences de l’IEP sont toujours publiques, c’est le principe. Ça a toujours été l’argument de dire "l’IEP c’est un truc élitiste machin, mais on accueille tous les étudiants, on accueille tout le monde, on fait des conférences ouvertes". Là ils font un débat non contradictoire avec juste la directrice marketing d’Areva, personne en face et on prend que des étudiants de l’IEP alors que y’a personne le vendredi soir… En gros elle va parler toute seule… C’est ridicule comme concept ! C’est lamentable ! »

Pochoir et photo de Banksy

Le laissant exprimer sa colère, je me tourne vers d’autres horizons. Non loin de lui, un gars et une fille discutent tranquillement. S’incruster, c’est aussi ça l’art du journalisme.

« Ça vous dérange pas qu’un policier vous prenne en photo là-haut ? leur dis-je.

– Oh moi je suis fichée vous savez, répond la fille. En fait j’ai essayé d’entrer et je me suis fait reconnaître tout de suite parce que j’ai eu le malheur d’aller à une conférence d’Anne Lauvergeon y’a deux ans, et de me faire menacer de garde à vue…

– Ah bon ?

– Oui, oui, je fais peur, vous voyez ?

– Ouais tout à fait. Et c’était où cette conférence ?

– C’était à Marcq-en-Barœul.

– Et t’avais fait quoi pour…

– Je suis juste salariée du Réseau Sortir du Nucléaire… mais je fais peur. »

Son ami reprend :

« Moi j’étais à la même conférence deux ans auparavant. J’étais étudiant en ingénierie électrique et développement durable, donc pour le coup assez proche des thématiques de l’énergie. EDF, Areva, RTE, c’est des acteurs pour lesquels je vais classiquement à des conférences. Et il s’avère que je fais des dons à Greenpeace, comme pas mal de gens et ça m’a suffi pour être menacé par les renseignements généraux alors que j’étais invité, en costard cravate, pas du tout en mode militant – j’étais pas militant à l’époque…

– Comment ça, ils t’ont vu, ils t’ont reconnu ?

– Non, quand tu t’inscris tu marques ton nom, et grâce à ça ils ont pu faire le lien avec les fichiers de Greenpeace, ce qui est pour le coup totalement illégal et antidémocratique…

– Et aujourd’hui, je m’adresse aux deux, est-ce que vous étiez partis pour empêcher le débat ?

– Non on était partis pour poser des questions, rétorque la militante. Entre autres je comptais déjà lui demander pourquoi Areva cocoricote alors que les huit salariés de l’entreprise présents à Fukushima ont pris la fuite dès le premier jour. Lui parler également de cette fameuse présentation d’Areva qui a circulé, dans laquelle ils se félicitent que l’opinion publique soit résiliente…

– Résiliente ? que je m’écrie. Mais c’est une blague !

– Oui, vous avez bien entendu…

– Et toi, je me tourne vers son camarade, tu lui aurais posé quoi comme questions ?

– Bah moi j’avais deux questions, dit-il, mais vraiment des questions marketing pour le coup. Je voulais simplement demander pourquoi on appelle l’EPR "génération 3" alors que y’a pas de rupture technologique avec la "génération 2". Clairement c’est un coup de marketing, c’est pas mal pensé, ça permet de refourguer une technologie qui a trente ans. Et j’avais une autre question sur la dernière campagne d’Areva, à savoir pourquoi une entreprise qui n’a pas vocation à communiquer vers les consommateurs finaux fait de la pub pour eux au-delà de quinze millions d’euros… C’est quand même le maximum légal, à titre de comparaison, pour une campagne présidentielle en France… Techniquement, si je suis une entreprise qui fait du business vers une autre entreprise – comme Areva, donc –, je ne vais pas dépenser des millions à faire de la com’ vers les consommateurs finaux puisque c’est pas eux qui décident, ils vont pas acheter une centrale nucléaire ! EDF fait de la com’ vers moi, ok, mais Areva doit faire de la com’ vers EDF. Pourquoi Areva fait de la com’ vers moi ? Y’a un problème… Pourquoi cette entreprise dépense autant pour…

– Pour convaincre les gens… que je lance, toujours à la façon d’un détective. »

*

Ainsi n’y avait-il pas que des antinucléaires dont le seul objectif était de faire annuler le débat. Il y avait des gens on ne peut plus calmes qui ne feraient pas de mal à une mouche. Des gens qui voulaient justement débattre, apporter une contradiction, mettre une tête pensante de la propagande d’Areva face à ses mensonges ou non-dits. Pour eux, donc, débattre du nucléaire est rigoureusement interdit. La police de la république se charge bien sûr de les arrêter et de les enregistrer. La surveillance étant à l’État ce que les psychotropes sont à une personne dépressive qui ferait mieux de se loger une balle dans la cervelle au lieu de crever comme un toxico, on peut dire sans trop se tromper que notre pays va mal, voire très mal. Je ne suis pas resté jusqu’à la fin du rassemblement antinucléaire. Tous ces flics, ça me dégouttait, ils étaient à ce moment précis tout ce que je déteste au plus haut point dans ce monde de merde. Pour finir, je sais que plusieurs camions d’intervention ont débarqué devant Sciences Po. La fin de la conférence approchait, il fallait nettoyer le passage afin d’éviter ce spectacle perfide à cette bonne dame d’Areva. De façon tout à fait classique, sans sommation, les agents de police ont distribué quelques coups de matraques, histoire de pas perdre la main. Et le peu de personnes qui occupaient encore le trottoir n’ont eu d’autre choix que de quitter les lieux. Quant à savoir ce qui s’est dit dans cette conférence, je n’en ai à présent plus rien à faire. •