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Peut-on être de gauche et mondain à la fois ?

Marie est schizophrène. Un peu comme le monde qui l'entoure. Si ses proches la connaissent sous les traits de Marie Douceur, la révolutionnaire "vénère" qui sommeille en elle l'amène parfois à parler comme une illuminée. « Marie Colère existe, aussi fais bien attention ». Ultra subjective. Autant dire que lorsqu'elle rencontre Jack de L'Error et sa clique, ça fait des confettis. Pour sa première, Marie a clairement le cul entre deux chaises. On la sent tiraillée. Étudier à l'IEP et vomir l'IEP n'est pas une chose facile. Heureusement Pierre Mathiot surgit parfois pour remettre les points sur les « i ».


• Ça faisait au moins trois mois qu'on m'en avait fait la promo. J'ai retenu leur nom parce qu'il ressemble à celui d’un duo de cabaret. De ce qu'on m'en a raconté, le truc devait être une comète, venir bousculer la petite routine de la rue de Trévise. « Putain les Pinçon-Charlot, grosse ! Tu connais pas ? Paraît que leur bouquin se positionne dans les dix meilleures ventes de librairie en 2010 ! » La meuf qui m'a dit ça étudie avec moi cette année. Elle est pas de Lille. C'est bizarre, j'avais pas capté qu'elle était particulièrement engagée ni même particulièrement à gauche... Mais non, à ma grande honte je ne connais pas les travaux des Pinçon-Charlot. Ou plutôt, comme c'est souvent l'usage quand tu étudies en sciences politiques, j'en connais ce qu'on m'en a rapporté. « L'homme qui a vu l'homme (qui a vu l'homme) qui a lu le livre ». C'est ça l'esprit Sciences Po, apprendre à parler de sujets que tu ne maîtrises qu'à moitié, voire pas du tout. Néanmoins, il me semble que là où j'étudie, à l'autre bout de la rue, les moustaches frémissent depuis novembre à l'idée que les Pinçon-Charlot se pointent. Nan mais attends, t'imagines, des sociologues qui intitulent leur bouquin Le président des riches[1] ? C'est de la canaille, ça, ou je ne m'y connais pas ! Et pour le coup, la « neutralité axiologique » en prend pour son grade.

Première réflexion quand je pénètre dans l'amphi, les profs qui m'ont parlé des Pinçon-Charlot ne sont pas là. Ils ont sans doute mieux à faire finalement, c'est vrai que dans ce boulot on ne voit pas beaucoup la lumière du jour. C'est dommage, il paraît que le labo de la place Déliot est notoirement connu pour être situé à gauche sur l'échiquier politique, c'était peut-être l'occasion de venir se mouiller un petit peu. Deuxième réflexion, ou plutôt deuxième sensation, j'ai l'impression de ne pas être à ma place. C'est vraiment un truc de fou, ça fait plus de deux ans que je fréquente cette institution et j'ai l'impression de ne toujours pas être à ma place. Il faut se faire violence pour pénétrer dans un amphi où des fils de riches bien sapés convoquent moult références pour t'apprendre la vie. Toi t'es là, t'as l'impression de venir picorer à la table des bourges. De manquer d'ambition. Alors qu'eux, ils ont l'air sûrs d'eux. Mais je prends sur moi après tout avec un peu d'effort, je les maîtrise, moi, les codes, j'ai quand même un bac plus, j'ai les moyens de batailler et puis si je reste impassible, personne ne verra que je suis en galère. Et puis en plus, c'est rien qu'une bande de réformistes à la con dont la plupart ont milité pour que leur bulle de futurs bureaucrates se déplace du quartier Moulins (trop crade) vers le centre-ville[2].

Je scrute succinctement l'amphi et je capte la fameuse étudiante. Elle en fait un peu de trop dans la manière qu'elle a de faire genre « Chouette, t'es venue ! » Je décide de m'asseoir à côté d'elle. Trois autres étudiants de la promo sont juste à côté et je vois qu'ils s'échangent déjà le bouquin qu'ils ont acheté 14 euros. Faut dire que le libraire est juste devant la tribune, en bas de l'amphi, avec des piles du fameux bouquin devant lui. Business is business. « Tiens, tu l'as acheté ! » je lui dis en m'efforçant d'avoir l'air sympa. « Bah ouais attends, je suis trop à fond, j'irai demander qu'ils me le dédicacent à la fin ! » J'hallucine, elle se croit à un concert de Johnny Hallyday. À ce moment, je me dis qu'elle pourrait être en train d'écouter Alain Minc ou n'importe quel autre connard ce serait exactement la même chose. La fille est venue pour sa dédicace, idées subversives à vendre, plutôt chères. Malheureusement pour elle, on découvrira plus tard que le bouquin est disponible en ligne gratuitement.

La conférence va commencer. Les stars de la soirée, elles, ont l'air relativement humbles. Un bonhomme avec des cheveux gris dresse vite fait leur trajectoire. « Monique et Michel Pinçon-Charlot ont étudié et se sont rencontrés sur les bancs de la fac de socio, à Lille, j'étais moi aussi dans leur promotion ». Autant dire qu'on est en famille. « Ils ont consacré leur carrière à étudier la reproduction des groupes sociaux dominants et à la manière dont ils veillent au maintien de leurs privilèges ». « Ils mobilisent pour ce faire la sociologie de Marx, qu'ils complètent avec les travaux de Pierre Bourdieu, indiquant que le capital n'est pas seulement économique, mais aussi social et symbolique ». Jusqu’ici tout va bien, la parole va pouvoir être donnée aux conférenciers. De suite, ils témoignent de leur souci de privilégier l'échange sur le cours magistral, en réduisant leur temps de parole au maximum. La démarche est plutôt sympa. Mais c'est con, on se rend compte dès les premières paroles prononcées par Monique Pinçon-Charlot que les gratte-papiers n'ont pas l'habitude. À peine a-t-elle ouvert la bouche que la nuée de doigts sur la nuée de claviers résonne dans l'amphithéâtre. Réflexe de petits dactylos. Ce qui sort de la bouche de sociologues patentés c'est de l'or en barre et ça se refourgue bien dans une disserte ou dans une discussion mondaine. Ce serait con d'en perdre les miettes.

À l'arrivée, l'exposé s'avère relativement intéressant[3]. L'objectif est de montrer « la concentration des richesses dans les mains d'un clan », et c'est plutôt bien dit, sans excès de verbiage. Il n'y a plus qu'à enfoncer le clou, me dis-je, battons le fer tant qu'il est chaud ! J'avais néanmoins sous-estimé la capacité du public et des deux sociologues eux-mêmes à vouer un culte à la demi-mesure. Ça commence par le modérateur qui débarque de la cinquante-troisième galaxie : « On ne savait pas que la bourgeoisie avait un fondé de pouvoir à l'Elysée ». Puis on a l'intervention de l'étudiant mal dans sa peau qui se sent obligé de se la ramener en commençant son intervention par une référence trop longue à Norbert Elias[4] pour finir par poser une question trop bidon. Déjà, le bazar commence à se dégonfler. Et puis, forcément, les deux sociologues sont pris à partie sur ce qu'ils proposent pour enrayer le règne de la bourgeoisie. « Il faudrait réformer la logique de la représentation politique en interdisant d'abord le cumul des mandats qui représente une captation de la parole du peuple ». Mouais. Ça sonne comme du Montebourg. C'est bien gentil et ça voudrait faire dans la démocratie de proximité. Comme si la complicité entre puissances politiques et puissances financières était un problème nouveau. « Pfff ! C'est encore plus utopique que la révolution », me glisse une voisine apparue subitement. Un léger flottement s'empare de la salle. Tout le monde n'a pas l'air convaincu apparemment. Pour rajouter à la confusion, un étudiant noir prend la parole pour faire l'apologie des partis « anti-système » : « Je suis relativement déçu par ce que vous proposez, d'autant plus que vous vous êtes décrits comme anticapitalistes. Il me semble pour ma part que si on met bout à bout les propositions du Parti de Gauche, du NPA et du Front National, on a la solution ». Quoi ? Qu'est-ce qu'il raconte lui ? « Monsieur Le Pen ayant notamment dénoncé le pacte UMPS ». On nage en plein délire ! Et puis d'abord, depuis quand on sort du « Monsieur » quand on cause du vieux cochon ?

Finalement, pour M. et M. il s'agirait d'apprendre à imiter la bourgeoisie et son sens de « l'unité, de la solidarité et de la complicité ». Puisque celle-ci a conscience de partager des intérêts de classe, elle s'organise en conséquence pour les défendre. Classe en soi/classe pour soi, comme dirait l'autre. Mais alors que je rêve aux barricades et au folklore de la lutte des classes, Pierre Mathiot fait son entrée dans l'amphi. Le jeune directeur de l'IEP, toujours aussi « cool » dans son style gestionnaire de gauche, débarque alors que les gens commencent à quitter la pièce. Qu'à cela ne tienne, il s'agit néanmoins de se faire remarquer. « Bon alors je vous emmène manger ? » adresse-t-il avec son sourire hypocrite aux deux sociologues encore à la tribune. Lui, il n'a pas besoin de l'imiter, la bourgeoisie. •

Marie Colère


[1] Monique Pinçon-Charlot, Michel Pinçon, Le Président des riches, La Découverte, 2010.

[2] Le déménagement de l'IEP de la rue de Trévise vers la rue Auguste-Angellier devrait avoir lieu pour la rentrée 2012 et coûtera autour de 15 millions d'euros selon les premières estimations. En novembre 2010, aux élections des représentants pour le conseil d'administration, une liste étudiante soi-disant « apolitique » s'était présentée sous le nom « Ça déménage ! », tandis que le dirlot, Pierre Mathiot, déclarait à la presse régionale : « On a l'impression d'être une avant-garde dans un environnement [le quartier Moulins] qui, en 12 ans, s'est plutôt dégradé ».

[3] J'hésite à vous scanner ma maigre prise de note. On retiendra surtout que les deux sociologues aiment à éplucher la presse quotidienne pour relever les cadeaux faits aux riches depuis l'élection de Sarkozy (pourquoi seulement celle de Sarkozy, ça par contre on ne le saura pas...) et qu'ils se sont donné comme objectif de « développer la connaissance sur la bourgeoisie pour mieux la combattre ».

[4] Un gars qui a écrit des livres sur la société de cour notamment.